Les jérémiades de Judith Butler (précédé de comment je me suis cassé une côte)
Le Père Duchesne se casse une côte et réfléchit à l'humour en temps de guerre
La guerre. Je vais vous en parler, de la guerre, mais d’abord je dois commencer par vous raconter comment je me suis cassé une côte. J’ai écrit une infolettre la saison dernière qui portait sur la bagarre et je me suis convaincu moi-même de m’inscrire à la boxe, mais c’est à la salle d’entraînement ordinaire que ma mésaventure s’est produite.
Comme il y a souvent trop de monde où je m’entraîne, il peut arriver d’avoir à partager des appareils. Cette fois j’étais sur le leg press quand un gros bonhomme est venu m’accoster pour me demander si on pouvait partager. J’ai dit bien sûr, et le Monsieur a pris la même charge que moi (450 livres), avant de me dire: “je monte d’une plaque de 45 livres par fois” (45 lbs c’est 20 kilos pour les peuples civilisés). Je trouvais la pente un peu abrupte, mais je me suis dit pourquoi pas. Donc j’ajoute une autre plaque de chaque côté, et je fais tant bien que mal 540 lbs.
Le Monsieur s’approche, et fait le pire demi-mouvement possible en ne pliant à peu près pas les jambes pour arriver à faire 540 lbs. Je me dis: c’est bon, il ne va pas aller plus loin, mais il ajoute une plaque. J’essaye, tant bien que mal, de faire 630 lbs, mais je suis obligé, moi aussi, de faire un semi-mouvement ridicule pour usurper ma série. Ce qui m’a le plus surpris c’est qu’ensuite, comme la rançon d’une gloire imméritée, deux garçons m’ont regardé en faisant “bravo”.
Le monde contemporain du fitness fonctionne un peu à la manière de la poésie moderne, où il existe un rapport d’homologie entre la forme et le fond. Ce rapport d’homologie revient à dire que la forme est le fond, et vice versa. En poésie, seul le dire compte, jamais le vouloir dire. C’est pareil pour les haltères: seul le lever dans les formes compte, jamais le “vouloir lever”. Un peu comme il est impossible de “mal s’exprimer”, parce que le message et la manière de dire sont une seule et même chose, il est pour ainsi dire impossible de “mal lever” 630 livres. En bref, soit vous les levez bien, soit vous ne les levez pas. Mon 630 livres n’était donc que du vent, ce que les influenceurs fitness appellent un “vanity lift”.
La forme, le fond
J’étais donc seul, quelques jours plus tard, devant le leg press. Comme tout manque d’intégrité commence par se mentir à soi-même, j’ai décidé de faire le mouvement au complet quand personne ne regardait, histoire de mériter ma gloire éphémère. Si je devais vraiment réussir à pousser 630 livres, il n’était pas question d’y aller de demi-mesures. J’ai donc suivi la progression débile de la dernière fois: en commençant par 450. Tout allait bien. À 540, j’ai un peu faibli dans le nombre de répétitions. Je me suis dit que c’était quand même assez limite.
Alors, n’écoutant que l’orgueil qui, comme vous le savez, est la forteresse du Mal, j’ai ajouté une plaque de chaque côté pour arriver au total de 630 livres (un peu plus de 280 kilos sur les pieds, pour les amants du système métrique). J’ai résolument descendu les 630 livres, très bas… jusqu’à ce que les genoux disent non. Là, je ne sais plus trop ce qui m’est arrivé.
J’ai vu noir. J’ai mis un temps à comprendre que je venais de me prendre les genoux dans les côtes. Le cran d’arrêt de la machine a fait son travail pour ne pas que je finisse écrasé sous le poids de ma propre vanité, mais j’ai dû me palper plusieurs fois pour m’assurer d’être toujours vivant (n’en déplaise à mes détracteurs).
Une leçon durement apprise pour le Père Duchesne, content de ne pas avoir abouti dans une unité de traumatologie près de chez vous à cause de choix de vie discutables. Je me suis dit que je payerais bien cher mon hubris le lendemain, et je ne me trompais pas. Courbaturé comme un chef, je méritais bien mon sort. Et puis, il y eut le surlendemain, le sur-sur-lendemain… Je dus bien me rendre à l’évidence: j’avais une côte cassée.
Vivre, une côte à la fois
La vie avec une côte cassée ressemble à la vie de tous les jours, hormis que vous avez un peu mal tout le temps. C’est pire encore quand vous faites deux activités: rire ou dormir. Ça tombait bien parce qu’il y avait justement une guerre, et que la guerre est une bonne raison de ne pas rire ou de ne pas dormir. Au lieu de dormir, j’ai donc pu passer mon temps à vagir en regardant en continu des utilisateurs se crier dessus sur le réseau anciennement connu sous le nom de Twitter, entre deux vidéos de gens ensevelis sous des décombres et de mères éplorées.
Je sais, j’ai l’air de faire des blagues avec la guerre, mais c’est que j’en arrive au deuxième sujet de cette infolettre: Judith Butler. Vous connaissez Butler pour Gender Trouble, mais c’est aussi une intellectuelle qui, dans les dernières années, s’est surtout intéressée à d’autres sujets, notamment la non-violence.
Je ne vous en ai pas trop parlé dans mon infolettre sur le livre d’Andreas Malm How To Blow Up A Pipeline (2022), mais l’auteur répondait en partie à Butler qui, dans The Force of Nonviolence (2020), faisait l’éloge du pacifisme en s’inspirant, notamment, du Mahatma Gandhi. À l’époque, ça lui avait valu quelques reproches, notamment du professeur d’histoire Faisal Devji dans les pages de la Los Angeles Review Of Books1.
Pour Devji, Butler jouait des violons en parlant de Gandhi et de la nonviolence en prenant bien soin de ne pas lire Gandhi. Ce faisant, elle reprenait des arguments déjà discutés en Inde depuis belle lurette, tout en construisant une image absolument angélique et hors-sol de la lutte pour l’indépendance indienne.
L’angélisme de Judith Butler
Ces critiques se sont répercutées cette semaine quand Butler a publié un article dans la London Review Of Books à propos du conflit israélo-palestinien2, dans lequel elle parle de la nécessité du deuil en moment de crise. Pour plusieurs, cette prise de position un peu “café crème” est emblématique d’une démission intellectuelle, un équivalent libéral au “thoughts and prayers” des conservateurs américains quand survient une tuerie par arme à feu.
J’irais peut-être un peu plus loin que ces critiques en m’intéressant à Elias Canetti qui, dans son ouvrage Masse et Puissance (1960), s’intéressait à la logique des foules. Dans ce parcours, il en arrive à décrire comment la guerre part de ce qu’il appelle une “foule de lamentation”, c’est-à-dire une foule qui se forme d’abord autour d’une victime réelle ou imaginée. Pour Canetti, “seules les morts causées par l’ennemi sont véritablement remarquées3”, et la foule de lamentation qui se forme ainsi autour de cette cause première se métamorphose ensuite en foule guerrière selon le principe des guerres du deuil.
Jérémiades, lamentations, nécessité de rire
On retrouve assez clairement ce schéma dans la Bible hébraïque, notamment dans les trois livres attribués au prophète Jérémie (le livre des Rois, le livre de Jérémie et les Lamentations). Dans ces pages, le prophète décrit ses visions de la destruction du premier Temple et de l’exil à Babylone. De ces Lamentations émerge par conséquent un discours politique qui suppose une reconquête de la Terre Promise par le peuple d’Israël. En français, le terme “jérémiades” vient d’ailleurs de cette forme de lamentations politiques.
Le règne de l’émotion et du care n’est pas une alternative au pouvoir, comme certains voudraient le penser, mais un de ses mécanismes. C’est pour cette raison qu’il est parfaitement soluble dans l’institution. La logique de foule repose sur l’émotion première du deuil et des lamentations, qui cristallise la pensée de groupe autour d’une victime sacrificielle. Toutes les images de propagande que nous voyons en ce moment — images d’horreur surtout — sont faites pour nous entraîner dans cette mécanique guerrière.
La position affectée de Butler n’est donc pas dangereuse en elle-même. Ce n’est pas Butler qui distribuera les anathèmes, mais nous n’évoluons pas dans un système clos. Le rôle des pleureuses, par exemple, est de souligner à grands traits l’existence du deuil. Les images de parents éplorés, en ce moment, font partie de cette procession de deuil, mais il ne faut pas se leurrer sur la destination finale de la propagande, qui est de nous pousser à joindre les rangs. La forme, le fond: Butler crée les conditions propices à la militarisation de son discours de deuil.
C’est pour cette raison qu’il faut dénoncer toute position affectée et ceux qui nous enjoignent à joindre le chœur des lamentations. Pas parce que nous ne sommes pas bouleversés par les images horribles qui tournent en boucle sur les réseaux, mais parce que rire est encore la seule façon de ne pas laisser gagner la foule meurtrière.
Judith Butler, “The Compass Of Mourning”, London Review Of Books, vol. 45, n°20, 19 octobre 2023, [lien]
Elias Canetti, Crowds And Power, New York, Seabury Press, 1978 [1960], p. 102.
Père Duchesne,
Je retiens en particulier les quatre derniers paragraphes à partir ''Jérémiades, lamentations et nécessité de rire''. Je fais circuler.
Mon doux la partie sur la côte lol