La classe moyenne ne sait plus se battre et c'est une chose terrible
Les réflexions pugilistiques du Père Duchesne
J’étais installé avec un ami, l’autre jour, au comptoir d’un diner en périphérie de Montréal. Le comptoir est toujours un endroit stratégique pour prendre le pouls d’une communauté. Dans le cas de ce diner, les camionneurs ou les chasseurs de dindon, encore vêtus de camouflage, s’y arrêtaient pour prendre leurs deux œufs bacon extra saucisses.
Comme de fait, notre voisin, un camionneur, qui connaissait bien la serveuse et le cuisinier, échangeait de mauvaises blagues avec eux. “Toujours aussi belle, ma Suzanne.
— Ah toi tu serais plus beau si t’étais moins gras.”
Vous voyez le genre. À un moment de la conversation, le camionneur, qui devait avoir la mi-soixantaine, se tourne vers le cuisinier et lui dit : “Tu viens de Carignan, toi ? D’après moi, on s’est déjà battu, nous deux. Dans le temps, on descendait en gang à Carignan pour se battre.
— Ah c’est ben possible.”
Il a fallu que je digère mes deux œufs bacon extra saucisses pour comprendre que quelque chose venait de se passer. La saynète à laquelle je venais d’assister était le vestige d’un monde disparu. Un monde où il était dans l’ordre des choses d’aller faire un tour à Carignan pour se battre à coups de poings sur la gueule.
Qu’est-ce qui a changé pour que la bagarre devienne un passe-temps révolu ? Dans les films d’Elvis, par exemple, il y avait toujours ce moment où un coquin insultait la dulcinée du King pour recevoir aussitôt un crochet dans le mou. Hollywood a toujours vendu du rêve et, dans les années 1950, le fantasme était l’homme-Elvis, capable, à tout moment, de péter le nez des goujats et des impolis.
Si l’on compare avec 2023, il suffit de penser aux réactions à la torgnole de Will Smith aux Oscars pour comprendre que nous vivons dans un régime pugilistique complètement différent. Paul Skallas l’expliquait dans une infolettre récente, mais une bonne claque ne fait plus partie des habitudes de la classe moyenne depuis un moment déjà. D’après Skallas, c’est surtout pour des raisons techniques qu’une telle chose s’est produite, les conséquences légales étant désormais trop graves1.
Le système judiciaire est devenu si inégalitaire que seuls les plus pauvres (qui sont, de toute façon, en-dehors du système ou insolvables) et les plus riches peuvent espérer s’en tirer. Le coût d’un procès pour voies de fait est non seulement prohibitif, mais les conséquences d’un casier judiciaire reviennent souvent à une éjection de la classe moyenne : impossible d’accéder désormais à certains emplois, notamment des emplois professionnels. Résultat : la classe moyenne ne se bat plus par peur du déclassement. Cette explication est pertinente, mais il faut, à mon avis, creuser plus loin dans l’histoire de nos démocraties.
Le duel, art aristocratique
L’aristocratie était une classe européenne qui se définissait par son rapport à la violence. Les bellatores étaient avant tout une caste de guerriers, et c’est ce monopole de la violence qui légitimait leur place dans l’édifice social. Cette réalité du noble batailleur va cependant devenir caduque à partir des premiers balbutiements de l’État moderne. La Guerre de Cent-Ans, par exemple, trouvera son dénouement avec la taxation et la formation d’armées populaires, un exercice de la violence par le peuple. Avec le temps, les nobles sont de moins en moins guerriers, et cette image n’existe plus qu’à l’état de fantasme.
C’est pour entretenir cet imaginaire que plusieurs pratiques comme la chasse, la joute ou le duel connaîtront le succès chez les aristocrates européens. Ce “théâtre du sang”, comme le nomme Julien Perrier-Chartrand2, était une manière de mettre en scène les privilèges et les rapports sociaux.
Très tôt dans le développement de l’État moderne, toutefois, les autorités commenceront à s’inquiéter de ces pratiques. Si bien que les joutes et les duels connaîtront tour à tour des interdictions, avec plus ou moins de succès, mais qui montrent que la noblesse cherche, durant cette période, à présenter un nouveau visage. Comme si, à mesure que se développaient des notions comme celles de “peuple” et, plus tard, de “nation”, l’étalage d’un monopole de la violence devenait de plus en plus choquant.
La démocratisation de la claque sur la gueule
C’est un épisode récurrent dans Astérix. Ordralfabétix, le poissonnier susceptible, est insulté pas quelqu’un qui lui reproche le manque de fraicheur de son poisson. La plupart du temps c’est Cétautomatix, le forgeron, qui lui répond. Immanquablement, la bagarre générale éclate, tout le village finit par se battre, femmes, enfants, vieillards.
Ces scènes ne sont jamais présentées par Goscinny et Uderzo comme des moments d’une “violence inouïe”, mais plutôt comme des épisodes attachants où les lecteurs apprécient la connivence des habitants du village d’irréductible Gaulois. Ici, pas de casier judiciaire, d’accusations de voies de fait, de déclassement. Même le chef Abraracourcix participe au combat. C’est un moment de pure stasis où les rapports de pouvoir disparaissent, où la société gauloise se montre dans sa profonde égalité.
Un des privilèges de l’aristocratie européenne sous l’Ancien Régime était de pouvoir porter les armes. Ce n’est pas un hasard si, à leur naissance, les États-Unis d’Amérique en feront un droit constitutionnel inaliénable du citoyen.
Violence et Trente glorieuses
Des analyses trop faciles ont fait de l’imaginaire des années 1950 et de l’homme-Elvis un archétype de la “masculinité toxique”. C’est supposer que la bagarre soit un acte de pure violence. La relation amicale entre notre camionneur et notre cuisinier de Carignan montre que la réalité est plus complexe.
C’est d’ailleurs une scène récurrente des films de cow-boys. Dans un bar, une bagarre éclate. Cette scène est parfois attachante. C’est parfois même, dans le récit, le moment où se cimentent les amitiés entre pugilistes. Plus souvent, c’est le lieu où s’exprime un sens de la communauté.
Le combat est soigneusement chorégraphié. Personne ne frappe pour tuer, c’est davantage une parade, comme on en retrouve chez les grands mammifères, qu’une réelle agression. Konrad Lorenz l’expliquait bien, mais les êtres humains ont tout un ensemble de mécanismes pour ne pas tuer leurs congénères. Comme des fauves, il leur serait facile de mordre la jugulaire d’un adversaire et de le tuer. À la place, ils agitent les bras, parlent fort, montrent leurs muscles. C’est, avant tout, un spectacle.
Dans le Western comme dans Astérix, le théâtre de la violence est un théâtre de l’égalité. Hollywood nous montre le rêve américain : l’Ouest indomptable dans lequel le citoyen retrouverait un statut d’égal, où tout le monde, du tenancier au Shérif, pourrait péter la gueule de ses concitoyens sans autre conséquence que de trinquer ensuite à la santé de l’Amérique.
Ce n’est pas un hasard si l’apex de ce théâtre de la violence se retrouve durant les Trente Glorieuses, au moment où, devant la menace communiste, les démocraties libérales essayent de montrer patte blanche et de redistribuer la richesse. Le fantasme que tous, de l’ouvrier au député, puissent se réunir dans une bagarre générale est un imaginaire de l’égalité, une redistribution symbolique de la violence.
Une égalité aristocratique
Bien sûr, et c’est là où les analyses postcoloniales et féministes portent le mieux, le fantasme est une chose, la réalité en est une autre. Contrairement à Astérix où tous participent à la conflagration, de Bonnemine à Obélix, l’égalité pugilistique américaine est partielle.
Jamais, durant cette période, un coup de poing d’un Noir sur un Blanc n’a été vu autrement que comme une agression. Les femmes des Westerns ou des films d’Elvis se tiennent à part, crient, s’épouvantent. Le rêve égalitaire était, presque exclusivement, une égalité et une connivence entre hommes blancs.
Il ne faudrait cependant pas s’y méprendre. Comme toujours, le néolibéralisme nous montre comme un progrès ce qui n’est qu’une perte sèche. La judiciarisation et le retrait du privilège pugilistique des hommes blancs n’a pas, pour autant, entraîné plus d’égalité ou une redistribution du privilège. L’égalité réelle eût été qu’il devienne acceptable pour un homme noir ou une femme de prendre part au conflit comme n’importe quel autre villageois. Il faudrait peut-être imaginer un hooliganisme au féminin.
C’est pourtant le chemin inverse qui a été pris. Un où, dans son accession à un statut de pureté, la classe professionnelle et managériale aurait fait de l’expression concrète de la violence un critère d’exclusion. Mike Tyson l’avait d’ailleurs bien compris quand il exprimait avec toute sa verve: “Social media made y'all way too comfortable with disrespecting people and not getting punched in the face for it.”
La nature a horreur du vide
Ce n’est pourtant pas parce qu’elle est judiciarisée que la violence disparait. Dans les classes populaires, le poing sur la gueule est encore monnaie courante sans qu’il soit bien vu d’appeler la police à la moindre escarmouche.
Chez les classes possédantes, le portrait est moins clair. Il existe des cas comme celui de Mark Zuckerberg, qui s’est mis au jiu-jitsu brésilien comme jadis les nobles pouvaient manier l’épée ou le fleuret, mais l’écrasante majorité des ultra-riches ne montrent pas de signes ostentatoires de violence. Bien sûr, ils ont la capacité, violente en elle-même, de mettre à pied, de poursuivre, de tuer des enfants au travail, de détruire des écosystèmes entiers ou de voler impunément, mais ils ne se présentent pas à cheval et en armure dans des joutes.
Tout est fait, au contraire, pour montrer leur appartenance à la soi-disant classe moyenne. Les cols-roulés et les Levi’s 501 de Steve Jobs étaient tout aussi légendaires que les hoodies de Zuckerberg. Le milliardaire contemporain ne montre pas sa violence, il la cache, fait semblant de faire partie des purs et des clercs à qui la violence répugne. La mécanique du pouvoir est fondée aujourd’hui sur une opposition de façade à la violence pour s’en assurer le monopole.
L’exception est peut-être celle des riches sportifs : les boxeurs, les joueurs de hockey, de baseball ou de basketball, les pilotes de Nascar s’envoient tous de temps à autre une petite taloche. Leur statut de possédants est cependant ambigu. Il n’y a jamais eu, de mémoire, un champion de boxe issu de milieu aisé. Faites l’histoire des grands boxeurs, vous ferez l’histoire des inégalités. Irlandais, Afro-Américains, Mexicains… La boxe est un sport où les riches regardent des pauvres s’entre-tuer.
Si les aristocrates pouvaient célébrer leur capacité de se battre, le grand capital célèbre davantage sa capacité à posséder les théâtres sportifs d’expression de la violence, des stades où essaye de s’imposer l’imaginaire du capital, le “fight your way to the top”. L’émeute sportive est d’ailleurs toujours accueillie par les cris d’effrois des classes dirigeantes, comme si la violence devait à tout prix rester emprisonnée dans le stade, en possession des puissants3.
Retrouver l’usage de la violence serait pourtant une manière de repenser l’égalité. C’est ce qu’avait compris Chuck Palahniuk dans son roman Fight Club :
Vous avez toute une classe de jeunes hommes forts et de jeunes femmes fortes, qui veulent donner leur vie pour quelque chose. La publicité leur raconte que c’est de voitures et de vêtements dont ils ont besoin. Des générations entières ont travaillé dans des métiers qu’ils détestent simplement pour pouvoir acheter de la merde.
Nous n’avons pas besoin d’une guerre mondiale pour notre génération, pas plus que d’une grande dépression, mais nous avons besoin d’une grande guerre des esprits. Nous avons besoin d’une révolution contre notre culture. Notre grande dépression c’est notre vie, notre vide spirituel.
Dans le récit de Palahniuk, le combat à main nues dérive vers une critique absolue du monde capitaliste. Pour plusieurs lecteurs, c’est un aspect comique, une farce. À bien y réfléchir, il y a peut-être une grande sagesse dans cette idée. La classe moyenne perd le sens de l’égalité à vouloir emprunter la pureté des clercs, à refuser d’incarner l’expression vivante de la violence.
En temps opportun, les querelles du petit village gaulois permettaient de cimenter la communauté et d’extérioriser cette violence contre l’Empire romain tentaculaire. La logique des empires a toujours été de pacifier les peuples conquis.
https://lindynewsletter.beehiiv.com/p/fighting
Julien Perrier-Chartrand, Le Théâtre du sang. Imaginaire héroïque et dramatique dans les traités français sur le duel (XVIe-XVIIe siècles), Honoré Champion, collection "Convergences", 2018, 320 p.
À ce sujet, l’émeute de la Coupe Stanley de 1993 est un cas d’étude assez fascinant. Voir, par exemple :
https://jacobin.com/2023/04/1993-montreal-hockey-riot-canadiens-deindustrialization-quebec-independence
Asterix & Obelix, un classique.