Quand les marxistes nous expliquent les tarifs de Trump
Les analyses savantes du Père Duchesne
La tragédie, la farce. Le fameux 18 Brumaire de Karl Marx est très à la mode, ces temps-ci, pour expliquer la montée de Trump et la nature de son régime. Difficile, en effet, de ne pas voir la farce à l’œuvre chaque jour. La semaine dernière, nous avons assisté à un moment d’anthologie quand le Président est débarqué devant les caméras avec de grandes affiches plastifiées sur lesquelles étaient inscrits des tarifs, manifestement calculés avec ChatGPT, qui ciblaient la presque totalité des pays du monde, incluant des îles antarctiques peuplées exclusivement de manchots. Des observateurs narquois ont noté qu’un militant altermondialiste de la fin des années 1990, qui voyagerait dans le temps en 2025, serait bien surpris d’apprendre comment se termine la mondialisation néolibérale. Dire qu’on pensait que ça finirait avec le Plan Nagua, le Sous-Commandant Marcos et un spectacle de Manu Chao… À la place c’est une sorte de spectacle de la WWE dément, joué par le gars qui faisait une apparition dans Home Alone. Beam me up, Scotty! Ce futur n’a aucun sens.
Trump est-il idiot ? À en croire Paul Krugman1 et bien d’autres économistes libéraux: oui. Rien dans la politique économique de Trump ne semble avoir de sens dans une perspective où tous les agents d’un système économique chercheraient à maximiser leurs gains. La théorie libérale atteint les limites de son imagination dans son impossibilité à concevoir que les trumpistes puissent sortir du cadre économique. Du côté de Yannis Varoufakis, économiste de tendance marxiste, le recours de Trump aux tarifs a pourtant du sens dans la mesure où le président n’essaye pas de maximiser ses gains sur les marchés, mais bien d’imposer son pouvoir dans une logique guerrière2.
Selon cette lecture, la destruction du libre-échange est une manière, pour Trump, de soumettre le marché mondial à l’oligarchie qui contrôle désormais l’État américain. C’est également ce que martèle depuis un moment Catherine Liu, avec son nouveau séminaire, plus littéraire, sur le “Gangster Capitalism3”. Varoufakis, pour sa part, inscrit cette réflexion dans le prolongement de celle qu’il a déjà entamée dans son Technofeudalism (2023), un livre qui postule une fin du capitalisme dans une logique de soumission des masses aux nouveaux seigneurs du data. Pour lui, le ralentissement de la circulation des marchandises serait donc le corollaire de cette marchandisation sans frontières du numérique. Pas surprenant, dès lors, qu’on en revienne à Marx pour expliquer un mal dont les origines remonteraient au développement du capitalisme industriel.
Trump et le bonapartisme
Dans ses travaux des années 1950, le bon vieux politologue René Rémond (qu’on ne soupçonnerait pas d’être un marxiste) identifiait trois courants de la droite française à partir de 1815: le courant légitimiste, le courant orléaniste et le courant bonapartiste. Cette hydre à trois têtes des droites se retrouve peu ou prou aujourd’hui dans le mouvement MAGA avec, d’une part, les nationalistes chrétiens et leur conservatisme réactionnaire, sortes de légitimistes postmodernes défenseurs de principes fondamentalement antidémocratiques. Ensuite, les libéraux conservateurs — traditionnels appuis du parti républicain et de Wall Street — sont plutôt de la tradition orléaniste, fidèles à la maxime de François Guizot : “Enrichissez-vous!”. Finalement, le nouveau césarisme des patrons de la tech n’est pas sans rappeler le rapport très instrumental à l’État des partisans de Bonaparte. On peut soit détruire l’État, soit le piller, soit s’en servir à ses propres fins, mais son appareil militaro-policier, impérial-colonial et carcéral-punitif est fondamental à l’exercice du pouvoir bonapartiste. Les trois tendances politiques ont trouvé jusqu’à maintenant leur compte dans la personne de Donald Trump, empereur-crétin et aventurier télévisuel, dont le national-populisme semble pouvoir servir les trois têtes de l’hydre. Mais le peut-il vraiment?
Un article de Corey Robbin dans Jacobin avançait récemment qu’une première ligne de faille semblait se dessiner entre néo-orléanistes et néo-bonapartistes en ce qui a trait à la gestion de la guerre tarifaire4. Pour l’establishment conservateur, qui a toujours vu en Trump un idiot utile, il n’a jamais été question d’en finir brutalement avec le système économique mondial. Quelques grognements se sont d’ailleurs fait entendre du côté de Wall Street, où les récents esclandres du président — qui ont tout de même précipité les marchés dans une chute de plusieurs trillions de dollars — ont déplu (c’est peu dire).
Politique du Second Empire
L’orléanisme se développe dans les années 1830 avec la Monarchie de Juillet. L’accession au pouvoir de Louis-Philippe permet la mise en place d’une monarchie parlementaire conservatrice, mais qui tend tout de même vers la démocratie bourgeoise grâce au suffrage censitaire. Ce mélange de politiques économiques libérales et de valeurs conservatrices fera le succès d’une certaine droite à travers les époques. Je fonctionne ici par analogie plus que par filiation, mais les similarités sont frappantes. Dans le Parti Républicain, ce savant mélange de libre marché à saveur démocratique et de loi et d’ordre trouvera son aboutissement, par exemple, chez les Bush.
Le légitimisme, pour sa part, prend racine chez les exilés et dans la guerre civile qui fait suite à la proclamation de la République de 1792. C’est une idéologie catholique réactionnaire, qui vise le retour anachronique de l’absolutisme, et qui sera surtout populaire dans les campagnes et les régions périphériques. Encore une fois, il n’y a presque aucune filiation politique directe entre les contre-révolutionnaires de 1793 et les chrétiens fondamentalistes américains, mais l’analogie permet de mettre en lumière des similarités. Il y a une même tendance antilibérale dans la répression des droits LGBTQ ou de l’avortement, une même haine aussi des centres du pouvoir et des élites.
La bonapartisme, quant à lui, se développe dans le contexte des guerres (européennes et civiles) entourant la Révolution française et se présente à la fois comme une continuation de la mission républicaine et comme un retour à l’ordre. Malgré cette contradiction évidente, la figure de Bonaparte permet de réunir une coalition large de la bourgeoisie en apaisant les tensions avec les éléments plus réactionnaires au profit de la petite élite au pouvoir. Le moment emblématique de cette alliance est le sacre de 1804 devant le Pape. La situation de crise générale qui permet la montée en puissance de Napoléon Ier est d’une bien plus grande amplitude que celle qui se dessine dans la foulée de 1848 et qui mène à l’accession au pouvoir de Napoléon III. C’est d’ailleurs pour cette raison que Marx énonce sa fameuse maxime.
Bonapartisme et kleptocratie
Il ne faut pas penser, pour autant, que l’accord entre les droites du Second Empire était plus harmonieux qu’il ne l’est aujourd’hui. Dans les Rougon-Macquart, Émile Zola dépeint les intrigues politiques et les tensions qui existent entre monarchistes et bonapartistes. Dans La Fortune des Rougon (1871), par exemple, le romancier montre comment les droites se fédèrent dans la petite ville fictive de Plassans pour servir le Coup d’État à Paris. Dans La Conquête de Plassans (1874), le personnage de l’Abbé Faujas est mandaté par les bonapartistes pour saisir le pouvoir religieux dans la petite ville, éloignant un à un ses rivaux monarchistes. Puis, dans Son Excellence Eugène Rougon (1876), Zola présente la répression dirigée dans les années 1850 par le fils Rougon, qui devient Ministre de l’Intérieur, et qui assure ainsi la mainmise de l’Empereur sur la dissidence et sur l’État.
C’est ce qu’analyse Karl Marx dans son 18 Brumaire, mais le bonapartisme est une sorte de signifiant vide qui n’appartient, en propre, à aucune classe sociale. Cette possibilité de se projeter dans le pouvoir du César est sans doute une des plus grandes forces de ce système. Dans les faits, seule une petite frange de l’élite arrive à sortir gagnante de ce jeu de dupes. Zola l’illustre d’ailleurs dans plusieurs de ses romans. C’est le cas dans La Curée (1871), où l’autre fils Rougon, Aristide Saccard, s’enrichit outrageusement dans l’immobilier au moment des grands travaux d’Haussman. C’est le cas aussi dans Germinal (1885), où les actionnaires de la Compagnie des Mines de Montsou sont les seuls véritables bénéficiaires invisibles de la répression et des souffrances des mineurs, alors que la petite bourgeoisie exécutante se perd dans son amour de l’ordre et du travail bien fait.
Guerre de classes
Dans un article récent publié dans la Monthly Review, l’économiste John Bellamy Foster, dont le dernier livre est d’ailleurs sous-titré “Tragédie et farce”, met en lumière un même phénomène de concentration du pouvoir à l’œuvre dans le trumpisme:
En 2021, le magazine Forbes estimait la richesse des membres du cabinet Biden à 118 millions de dollars. En comparaison, l’administration trumpiste inclut treize milliardaires, dont la valeur totale des actifs, d’après Public Citizen, serait de 460 milliards de dollars, en incluant la fortune de 400 milliards d’Elon Musk. Même sans Musk, on parle de dizaine de milliards, soit beaucoup plus que les 3,2 milliards de sa précédente administration5.
Bellamy Foster tente ensuite de revenir à une analyse de classe, qui demeure à l’état d’ébauche dans son texte. C’était, d’ailleurs, la force de Marx, dans son 18 Brumaire: la capacité de montrer comment ces enjeux s’enchaînent entre la république bourgeoise de 1848 et le fourre-tout bonapartiste de 1851. Ce travail reste encore à faire pour notre époque, mais Bellamy Foster souligne la débandade des démocrates et la manière dont Biden a engraissé l’oligarchie qui tourne désormais le dos à la démocratie libérale. Il est possible de voir aujourd’hui une même résistance de la république bourgeoise dans le projet, sans doute en partie futile, de “faire barrage” d’Emmanuel Macron, de Friedrich Merz, de Keir Starmer ou de Mark Carney.
La tripartition allégorique de la droite entre néo-orléanistes, néo-légitimistes et néo-bonapartistes a une utilité pour montrer les lignes de failles du mouvement MAGA, mais elle demeure, dans tous les cas, limitée pour comprendre l’enjeu sous-jacent, à savoir pourquoi une part considérable des classes ouvrières accepte de jouer le jeu de l’oligarchie. Même Marx se perdait un peu dans son mépris des classes paysannes, en essayant d’expliquer comment elles en venaient à soutenir Napoléon III. Ce mépris de certains analystes pour les “déplorables” les pousse souvent à la limite des théories du complot.
Le capitalisme est, bien sûr, un complot, mais il ne faut pas négliger l’intérêt que peuvent projeter certains et certaines dans le projet bonapartiste de Trump. J’écoutais, par exemple, l’entrevue de l’écrivain Doug Henwood avec un représentant de la United Auto Workers, favorable aux tarifs, et pour qui le protectionnisme est une véritable solution pour offrir des conditions de vie décentes aux ouvriers6. Il racontait, par exemple, le cas de sa mère, qui a pu donner des conditions de vie de classe moyenne à sa famille avec son salaire gagné dans les usines du Michigan, et comparait aujourd’hui ce salaire des années 1970 à celui, trois fois moindre (même en dollars d’aujourd’hui), payé aux travailleurs mexicains. On peut reprocher à ce syndicaliste, comme Henwood le fait d’ailleurs, de se tromper et de se faire avoir, mais le constat de base qui motive son appui à la politique de Trump n’est pas à négliger.
La question qui se pose, dès lors, est de savoir comment déconstruire des oppositions factices qui se sont constituées dans nos sociétés, par exemple entre les classes ouvrières, qui se convertissent au trumpisme, et la “classe” professionnelle et managériale, plus portée à vouloir défendre l’ordre démocrate bourgeois dont elle dépend. Dans les faits, les “professionnels” ne sont ni des “bourgeois” au sens fort du terme, ni toujours au-dessus — d’un point de vue salarial — des travailleurs spécialisés. Le petit propriétaire d’entreprise conservateur des flyover states, de son côté, a bien plus intérêt à garder Medicare ou les contrats gouvernementaux qu’à tout brader au profit des oligarques. Cette aliénation massive n’est pas nouvelle, mais la division dans laquelle se sont enfoncées les sociétés occidentales semble aujourd’hui arriver à un point de non-retour. Le journaliste conservateur David Brooks explique, d’ailleurs, dans The Atlantic, comment le projet de “own the libs” (casser les libéraux) qu’il voyait se développer dans les années 1980 dans les milieux conservateurs a fini par dérailler7. Il serait possible de reprocher aux “radlibs” (les libéraux radicaux) d’avoir joué dans la même pièce à coups d’émissions satiriques et de memes, à la différence que ce jeu, en l’absence de leviers politiques, s’est soldé par une cuisante défaite. Une chose est certaine, nous ne nous en sortirons pas à moins de trouver des intérêts communs, une conscience de la lutte qui oppose les oligarques aux classes laborieuses, une solidarité qui traverse des classes ouvrières à comprendre au sens large, qu’elles soient américaines, mexicaines, européennes ou canadiennes. Tant que nous n’y arriverons pas, la farce, elle, continuera.
Yannis Varoufakis, “Will the Trump Shock prove as momentous as the Nixon Shock?”, 3 avril 2025, [lien].
John Bellamy Foster, “The US Ruling Class And The Trump Regime”, The Monthly Review, 1er avril 2025, [lien].
J’ai longtemps enseigné le 18 brumaire à mes étudiants… et ce n’était pas populaire. Le texte est absolument génial, il regorge d’aperçus lumineux et d’éclairs d’interxtualité, mais j’avais peine à convaincre mon auditoire que c’était LE modèle théorique pour comprendre les processus des dé-démocratisation (confinées au monde non-occidental, à l’époque). Je ne sais pas si je dois me réjouir ou m’inquiéter que l’on ressente aujourd’hui, de manière aussi évidente, son actualité.
Sur le délire anti-woke de l’administration Trump, les mots de Marx sont prophétiques:
"La société est sauvée aussi souvent que le cercle de ses maîtres se rétrécit et qu’un intérêt plus exclusif est défendu contre un intérêt plus large. Toute revendication de la plus simple réforme financière bourgeoise, du libéralisme le plus vulgaire, du républicanisme le plus formel, de la démocratie la plus plate, est à la fois punie comme « attentat contre la société » et flétrie comme « socialiste ». Et, finalement, les grands prêtres de « la religion et de l’ordre » sont eux-mêmes chassés à coups de pied de leurs trépieds pythiques, tirés de leur lit en pleine nuit, fourrés dans des voitures cellulaires, jetés au cachot ou envoyés en exil. Leur temple est rasé, leur bouche scellée, leur plume brisée, leur loi déchirée au nom de la religion, de la propriété, de la famille et de l’ordre. Des bourgeois fanatiques de l’ordre sont fusillés à leur balcon par une soldatesque ivre, la sainteté de leur foyer est profanée, leurs maisons sont bombardées en guise de passe-temps, tout cela au nom de la propriété, de la famille, de la religion et de l’ordre."
Je ne suis pas d’accord sur la question du mépris des paysans par Marx. C’est l’allégorie du sac de patate, et elle est très éclairante pour comprendre la base sociale du bonapartisme… Le paysan à parcelle, c’est l’Américain surendetté qui va bientôt perdre les seuls emblèmes de sa dignité: son shoebox et son char. On est loin d’une théorie du complot.
Merci pour l'analyse rafraîchissante dans le paysage québécois et pour le tour d'horizon des différentes tentatives de faire sens de ce qui en semble dénué.