Nous devons casser la pensée de caste
Réquisitoire du Père Duchesne contre le capitalisme symbolique
“T’es prof de littérature ? J’ai coulé mon français.” Ça doit être la deuxième chose que m’a dit Abed, mon nouveau coach de boxe. J’avoue que je n’ai pas su quoi répondre, et que j’ai tout de suite imaginé avec appréhension l’entraînement à venir. C’est une question qui me taraude souvent, une sorte de dilemme moral. Je sais à quel point la langue française est inégalitaire, un outil d’humiliation de masse, qui avantage outrageusement les plus riches culturellement. En même temps, je tire mon salaire de cette humiliation.
Je suis tombé, cet automne, sur le livre de Musa al-Gharbi, We Have Never Been Woke (2024). Dans cette longue étude, le chercheur en sciences sociales tente de décrire ceux qu’il nomme les “capitalistes symboliques” en s’inspirant des travaux de Pierre Bourdieu sur la distinction1. Ces élites, pour qui la reproduction sociale est le moyen de subsistance, sont au premier plan de la montée mondiale de l’extrême-droite. Comme son titre l’indique, al-Gharbi dénonce les capitalistes symboliques et leur moralisme de façade qui aura finalement assez peu servi les marginaux qu’ils prétendaient défendre.
Nous le voyons de manière très claire aujourd’hui. Alors que Trump persécute déjà les femmes pauvres ne pouvant se payer un avion pour avorter et les personnes trans ou immigrantes, la réponse des élites libérales demeure encore essentiellement symbolique. Personne n’érige encore de barricades ou ne bloque les autoroutes, alors que ces enjeux ont pourtant fait l’objet de guerres culturelles déchaînées dans la dernière décennie. Tout se passe comme si la plupart des capitalistes symboliques n’avaient jamais eu l’intention d’aller au-delà de l’aspect “culturel” des luttes dont ils se faisaient les porte-étendards.
Je ne veux pas trop parler en termes généraux dans cet article, ni nécessairement pointer du doigt qui que ce soit, mais je vois cette réalité du capital symbolique autour de moi. Si je ne m’en tenais à mes collègues ou à mes amis proches, je n’aurais qu’une bulle à laquelle me rapporter. Je côtoie tous les jours au travail des gens qui, comme moi, sont des produits des programmes d’élite du secondaire, soit du privé ou de l’école publique, sont blancs, francophones et ont eu des parents eux-mêmes éduqués. Mes collègues sont tolérants, ouverts et défendent pour la vaste majorité des valeurs progressistes mais, structurellement, notre profession est une forteresse de la bourgeoisie canadienne-française, une chasse-gardée.
Exclusion
Vous ne verrez pas beaucoup de profs de littérature haïtiens ou algériens. Dans mon cégep, il n’y en a pas. Ce n’est pas un problème local : il n’y en a guère plus ailleurs. Pas qu’ils n’envoient pas leur CV, mais le parcours de l’outsider est souvent atypique et n’entre pas dans les cases des ressources humaines ou des comités d’embauche. Vous aurez ici et là un bourgeois comme on dit “issu de l’immigration”, mais si vous êtes de famille immigrante et d’origine modeste, les chances ne sont pas de votre côté. Les enfants de parents pauvres ou peu éduqués sont déjà peu nombreux à être sélectionnés, pour des raisons culturelles et de parcours.
Le métier de prof est marqué par la précarité. Enseigner, c’est souvent passer plusieurs années dans l’incertitude, à attendre un appel. N’importe qui qui a déjà été humilié par l’argent sait la panique que peut occasionner autant de vulnérabilité. Tout le système est donc fait pour sélectionner des gens qui viennent de l’“élite culturelle québécoise”, et c’est à eux qu’on demande ensuite de donner des notes aux étudiants et aux étudiantes, de les classer et de les discriminer en fonction du “mérite”. Nos manières d’évaluer confondent d’ailleurs souvent ce mérite et la maîtrise des codes culturels de notre caste.
Reproduction sociale
C’est la nature du dilemme auquel je fais face. Comment aimer la littérature et la culture quand elle sert tous les jours à humilier, à rabaisser et à exclure ? La langue française est sans doute l’une des pires à ce titre, avec ses règles suffisamment vaches pour justifier le maintien d’une caste de mandarins et de spécialistes chargés de la défendre. Je ne devrais pas trop m’en plaindre, je suis un de ces mandarins. Je me justifie en disant que je veux préparer mes étudiants au monde qui les attend, et que je veux aussi redistribuer une langue et une culture qui leur appartient.
Je fais donc partie d’une caste isolée dans une société qui commence de plus en plus à se représenter en trois ordres : ses aristocrates de la tech ou de l’industrie, ses clercs “wokes”, qui occupent des fonctions essentiellement symboliques, et son Tiers-État, objet de toutes les convoitises populistes. Ce clergé est appelé de plusieurs façons par les commentateurs. Pour Thomas Piketty, il est question d’une “gauche brahmane2”, qui se serait désolidarisée des enjeux des classes populaires. Pour Musa al-Gharbi, ce sont des capitalistes symboliques, qui tirent profit encore des restes de l’État. Pour John et Barbara Ehrenreich, ce serait la “Classe Professionnelle et Managériale”, qui est engagée dans le reproduction sociale — ce dont elle tire un certain prestige — sans contrôler les moyens de production3.
L’analyse matérialiste est parfois déprimante. En son cœur, il y a le constat que notre position dans le système de production capitaliste détermine largement le cadre idéologique dans lequel nous évoluons. Ma défense d’idéaux de gauche serait-elle donc essentiellement justifiée par le fait que je dépends des subsides de l’État pour vivre ? Ai-je, en ce sens, une solidarité de caste en voulant que mes amis — surtout profs, artistes, écrivains, éditeurs, journalistes — continuent de recevoir des fonds publics ? La haine contre notre caste ne vient-elle pas du double privilège que nous possédons d’être à la fois des donneurs de leçons et d’être payés pour l’être ?
Capitalistes symboliques
La solidarité de caste a toutefois ses limites, et les prochains mois risquent d’être aussi sinistres qu’instructifs. Nous l’avons vu lors de la dernière grève, mais les profs ne sont pas la catégorie sociale la plus détestée parmi les ouvriers du symbolique. Même s’il y a certains signes inquiétants de l’autre côté de la frontière, où des comptes liés à l’extrême-droite n’hésitent pas à accuser les profs de “grooming” ou d’endoctrinement, la majorité des conservateurs continuent d’appuyer cette fonction, entre autres grâce à ses aspects les plus policiers. Les trumpistes insistent d’ailleurs beaucoup sur une éducation basée sur le “mérite” et la distinction.
Un métier comme celui de journaliste est plus précaire. Depuis quelques décennies, cette profession s’est isolée de la société à mesure qu’elle se professionnalisait. L’existence d’un parcours universitaire pour devenir journaliste leur a enlevé toute prétention d’être des citoyens-éclaireurs dans un combat pour la vérité. Les journalistes sont, comme les profs aujourd’hui, exagérément issus des milieux privilégiés et des parcours d’élite des classes urbaines et scolarisées, et véhiculent, de fait, les parti pris et les habitus de cette caste. La colère populiste contre les Main Stream Media vient, en bonne partie, de cette inaccessibilité et de ce gatekeeping.
Jeter du leste
On a vu le peu de solidarité des classes professionnelles et managériales avec les groupes marginalisés qu’ils prétendent défendre dans la dernière décennie. Un bon exemple est le mouvement Black Lives Matter, qui a beaucoup mobilisé la gauche brahmane. Dans le groupe de recherche où je travaillais, par exemple, nous avons à l’époque voté pour donner une bourse de création à une “personne noire” chaque année. J’étais vaguement fier de cette action concrète. Je me disais “au moins, c’est concret”, sans penser à la capture d’élite et au ridicule de donner de l’argent à une seule personne pour régler le racisme.
Dans les faits, des problèmes structurels dont cette caste est responsable n’ont jamais été remis en question. Comme le montre Musa al-Gharbi — c’est le bénéfice des sciences sociales, de pouvoir parfois chiffrer —, les capitalistes symboliques sont ceux qui utilisent significativement plus que les autres catégories de la société des services comme Uber ou Amazon. La destruction, par Uber, de l’industrie du taxi, où les personnes noires et immigrantes sont largement surreprésentées, n’a jamais fait l’objet de grands mouvements de contestation de la part des capitalistes symbolique. Des personnes immigrantes qui se sont payé des permis de taxi à coups d’années de nuits blanches se sont retrouvées, du jour au lendemain, dépossédées parce qu’une nouvelle “app” plaisait bien aux amateurs de la gig economy.
Dans son livre, al-Gharbi cite en exemple ses études doctorales à l’Université Columbia. Au moment de la première élection de Donald Trump, il explique que plusieurs de ses collègues ont avoué être “traumatisés” et devoir prendre des journées de congé. Il souligne le paradoxe de voir ses enfants de familles riches être en congé alors que les employés de soutien — largement issus des catégories sociales les plus ciblées par la répression trumpiste — devaient continuer de travailler.
De fait, le mode de vie des capitalistes symboliques est sans doute le plus raciste d’entre tous : non seulement nous profitons des personnes immigrantes et racisées en utilisant de manière disproportionnée leur travail, que ce soit par les services de livraison, de nettoyage ou de gardiennage, mais nous contribuons activement à la dégradation de leurs conditions de vie en soutenant la gig economy cependant que nos emplois sont protégés par des ordres professionnels qui empêchent les diplômes étrangers d’être reconnus et des politiques d’embauches qui favorisent notre propre groupe. En plus de ce mode de vie objectivement raciste, nous réussissons à avoir l’argent du beurre en accusant de racisme les autres ordres de la société parce qu’ils ne maîtrisent pas les codes du discours (disent, par exemple, “un Noir” au lieu d’une “personne noire”). Nous sommes, à proprement parler, haïssables, et nous nous étonnons aujourd’hui de voir une portion croissante de la société vouloir notre peau.
Un isolement géographique
Oubliez les discours sur les chambres d’écho et les médias sociaux, l’isolement se joue aussi de manière physique et géographique. Un phénomène comme la montée en flèche des taux de diplomation (au Québec, près de 30% des citoyens de 25 à 64 ans ont un diplôme de premier cycle universitaire) a permis de créer un groupe assez nombreux pour ne pas avoir à trop côtoyer les autres castes. La géographie a aussi concentré les titulaires de ces diplômes essentiellement dans les villes. Des études comme celles de Thomas Piketty et Julia Cagé sur la répartition géoéconomique du vote ont pu montrer comment les classes sociales avaient encore leur pertinence pour expliquer le vote en France, alors que la division géographique tend à se creuser.
Au Canada, nous nous apprêtons à voir très concrètement ce combat se déployer avec l’élection fédérale à venir. Si les centres urbains restent encore des fiefs libéraux et néo-démocrates, les périphéries et les régions-ressources seront probablement conquises par les conservateurs. Le Parti Conservateur de Pierre Poilièvre réussit particulièrement bien dans l’économie pétrolière des Prairies, où les modes de production ont construit tout l’édifice social autour de l’extraction des ressources. Ce débalancement — assez typique des pétro-États — risque bientôt d’emporter tout le Dominion de Sa Majesté, si nous ne trouvons pas une solution crédible pour rebâtir des ponts. Le discours de Poilièvre dépasse largement l’éloge du travailleur albertain et sa rhétorique est en bonne partie fondée sur la haine de la classe professionnelle et managériale. Sa croisade contre les services publics et les hubs du capital symbolique comme Radio-Canada est clairement orientée par cette nouvelle guerre des castes qui fait les succès du trumpisme et des extrêmes-droite mondiales.
Il faut, pour comprendre, se mettre dans la peau de ceux et celles qui votent pour ces partis, ce que nous peinons à faire parce que nos espaces sociaux ont été purgés presque entièrement de la différence. Il n’existe pas de voie facile pour reconstruire ces espaces de différence, pas de populisme magique qui permettrait de rebâtir le mouvement ouvrier ou une solidarité de classe. Nos divisions proviennent de décennies d’isolement et de constructions antagonistes dans nos sociétés, qui se sont faites aux dépens des espaces du commun. Il ne suffit pas de faire l’éloge de l’“inclusion”, cette valeur molle qui n’a donné qu’une égalité cosmétique, pour en arriver à cesser de se comporter comme une caste.
De Poilièvre à nos classes
Il est facile, en ce moment, de s’étonner de l’ambiance nauséabonde et de se dire que nos classes se radicalisent. On m’a rapporté plusieurs exemples, dans les derniers mois, de jeunes hommes qui répètent des propos d’influenceurs masculinistes ou d’étudiants qui défendent des idées d’extrême-droite. Le fond de l’air est bien mauvais. La classe n’est pas isolée du monde. Personne ne devrait s’en étonner. Au Québec, le cégep public — un peu comme l’hôpital — a ceci de particulier qu’il est un des rares espaces où la diversité sociale existe encore. Les profs ont donc leur rôle à jouer dans la présente crise.
À long terme, nous devons ouvrir nos rangs à la différence de milieu socio-économique, revoir les mécanismes d’embauche afin de mieux partager le capital symbolique, mais aussi repenser les manières que nous avons d’évaluer et de mettre un rempart entre l’institution et les jeunes provenant de milieux qui ne sont pas ceux de l’élite culturelle. À court terme, il s’agira de résister aux pressions politiques et à l’obscurantisme. Le savoir, quand il n’est pas utilisé comme un bibelot ou un couperet, a un réel potentiel d’émancipation. Chaque jour, des centaines de profs se battent pour qu’il ne soit pas seulement la chasse-gardée d’une élite. Ce combat se déroule le plus souvent dans l’indifférence, mais c’est la fonction du prof d’essayer à répétition dans l’espoir de changer un parcours de temps à autre. Pour casser l’esprit de caste, il faudra continuer de croire en ce rôle émancipateur.
Le français, ou quelque langue que ce soit, est une chose, un matériau que l'on peut utiliser pour communiquer ce que l"on veut faire passer comme message; une langue est tout bêtement, tout simplement ce que l'on veut en faire: un outil de pouvoir, instrumentaliser par un pouvoir, ou un outil qui peut aider à s'affranchir d'un pouvoir qui cherche à assujettir (entendez: asservir) à ces propres fins qui la parle et s'en sert pour vivre. Le français n'est pas plus ce hochet autoritaire que vous dépeignez que l'anglais, le chinois, le russe ou l'espagnol. Sinon, on tombe dans le piège d'une forme d'essentialisme de la langue, ce qui revient à dire que certaines seraient plus aptes à exprimer ceci ou cela, certaines autres ne le seraient pas. D'où une inégalité entre langues, certaines seraient supérieures à d'autres, etc. Il ne faut pas tomber dans le piège que vous cherchez peut-être vous-même à dénoncer, à savoir que certaines auraient été conçues dans le but d'asservir ses locuteurs. Je répète: une langue est ce qu'on en fait. Point. S'il faut s'attaquer, critiquer les inégalités de toutes sortes, c'est d'abord et avant un combat politique et économique.
Le commentaire sera très partiel puisque je n'ai pas lu le livre d'Al-Ghabri ; je soulignerai néanmoins qu'une "élite" symbolique n'a peut-être qu'un statut secondaire, celui que Bourdieu indiquait par les termes "dominés parmi les dominants". Les espaces de l'éducation, du journalisme traditionnel, de l'édition, du communautaire, le service public, etc, qui tous mobiliseraient une "idéologie woke" complaisante, restent des espaces assez marginaux.
Du moins il faudrait opérer une cartographie du pouvoir pour déterminer ce qui est central, marginal, effectif, conditionnant ou conditionné. Dans un schème matérialiste, il n'est pas possible de prendre la notion de capital symbolique très au sérieux. Le schème bourdieusien, qui permet cette notion, est peut-être encore assez dernier siècle : il suppose encore que la distinction est produite verticalement à partir d'un centre.
En vérité on peinerait aujourd'hui à déterminer qui détient les clefs de la distinction ou de la culture ; la société n'est pas si unifiée ou centralisée autour d'un bloc qui serait l'État. La classes intellectuelles, "conseillers au pouvoir", grands scribes égyptiens obèses qui feraient l'opinion publique, n'est pas facilement identifiable. Les classes lettrées sont aujourd'hui déclassées. Le fait d'avoir une position élevée dans le monde académique ne veut rien dire politiquement.
Les professeurs de collèges peuvent vivre une sorte de culpabilité s'ils trouvent ça bon pour leur conscience, comme ils peuvent s'imaginer faire partie de l'élite culturelle - dans les deux cas il y a quelque chose qui remonte la croyance que tout ça est un drame central. En vérité l'école est une institution moribonde, subordonnée, sans grande importance sociopolitique. Son déclin est le même que celui de la nation. La culture aujourd'hui est déterriorialisée ; c'est ce qui fait l'obsession des nationalistes. On parlera donc surtout d'une petite élite locale réactionnaire plus qu'autre chose (au Québec nous n'avons rien d'autre, semble-t-il).
Les classes lettrées sont autant coupées du reste du social que les autres classes, puisqu'il n'y a pas de classe sociale universelle (qui serait le prolétariat) depuis pratiquement cent ans. Si on peut reprocher quelque chose aux classes lettrées c'est probablement les restes de leur technophobie et de leur fétichisme culturel (la langue), qui les fait pencher du côté nationaliste et réactionnaire, plutôt qu'une quelconque une compromission avec le pouvoir qui les éloignerait du peuple.