Une collègue me faisait visiter cette semaine la friche de Viauville. Ce terrain vague situé entre la rue Viau et le Port de Montréal est, depuis quelques années, le lieu d’affrontements entre promoteurs, industriels et organismes communautaires.
En parcourant les lieux, j’ai pu remarquer deux choses. D’abord, l’endroit est un excellent arrêt pour les oiseaux sur la route des migrations, et je me suis promis d’y revenir ce printemps. Ensuite, les tentatives des gens du quartier pour investir les lieux ont laissé des traces visibles. On y croise notamment une sculpture, qui était anciennement le “Starfox” de la Friche Viau, une sorte de cerf construit des rebuts trouvé sur place.
Ma collègue, qui a travaillé dans le communautaire à Hochelaga-Maisonneuve, me pointait du doigt les conteneurs du Port de Montréal en soulignant le décalage entre ce lieu de transit de la mondialisation et le terrain vague. C’est comme si la friche était un espace interstitiel entre la ville gentrifiée et le commerce mondial, un non-lieu aux yeux de tout regard productiviste sur l’espace.
Je n’ai pas pu m’empêcher, en l’écoutant, de penser à deux livres qui trainent sur ma table de chevet depuis un bout : The Disappearance Of Rituals de Byung Chul-Han et A Social Ecology Of Capital d’Éric Pineault. Je suis tombé sur le livre de Pineault par hasard en épluchant des compte-rendus en ligne, et je dois dire que la rencontre est heureuse.
Dans son livre, Pineault revient sur la théorie de penseurs marxistes, notamment celle de Kohei Saito, dont je parlais dans une récente infolettre, pour critiquer un certain rapport dévot à la pensée de Marx. Il cherche, par le fait même, à présenter une théorie du Capital qui permettrait de comprendre ce qu’il appelle, en anglais, le throughput des sociétés capitalistes.
Flux métabolique
Si le livre de Pineault a un problème, c’est qu’il est un peu lourdaud dans ses explications. On comprend qu’il s’adresse à des théoriciens marxistes, mais une expression comme “throughput”, bien qu’exacte d’un point de vue épistémologique (le “throughput” réfère à ce qui traverse un système en thermodynamique), manque un peu d’efficacité poétique.
Si je traduisais la pensée de Pineault, je crois qu’il serait plus juste de parler d’un flux métabolique pour décrire l’accélération du traitement des marchandises, qui permet l’accumulation du Capital. Il faudrait adapter rapidement le livre de Pineault en lui donnant une ou deux taloches pour qu’il nous écrive ça correctement.
C’est là, je crois, une des intuitions les plus importantes qu’il m’ait été donné de lire récemment : le capitalisme ne fonctionne pas selon un système d’accumulation des marchandises, les marchandises le traversent, pour finir au dépotoir ou ailleurs, et l’accumulation du capital dépend de l’accélération constante de ce flux.
Merdification
Je parlais récemment de merdification, mais la théorie de Pineault vient à point pour expliquer la pente nécessaire vers la merde que suivent toutes les choses en régime capitaliste. Par “choses”, j’entends bien sûr aussi ce que nous sommes devenus collectivement et en tant qu’êtres humains. Adorno et Horkheimer l’avaient bien vu venir dans Kulturindustrie, mais le principe de fétichisation de la marchandise énoncé par Marx dans le premier livre du Capital s’applique aussi à la pensée et à l’expérience humaine chosifiées par les industries culturelles.
Nous le voyons bien aujourd’hui dans tout le discours TikTok et Instagram sur la santé mentale, où les catégories du DSM deviennent rapidement des repères identitaires. TDAH, autisme, bipolarité, trauma… les mots que nous mettons sur nos douleurs et nos désespoirs se réifient dans des catégories qui invitent aux solutions pharmaceutiques ou à acheter le livre.
Les relations humaines les plus fondamentales, comme l’amour ou l’amitié, n’échappent d’ailleurs pas au phénomène, en se retrouvant chosifiées par toute une culture du développement personnel en douze règles faciles. Tout se passe comme si le flux des marchandises était aussi celui des êtres humains, devenus tout aussi jetables qu’une chemise de fast fashion.
Jetables
J’ai peut-être l’air alarmiste quand je parle du caractère jetable des êtres humains, et je ne voudrais pas vous ruiner la journée, mais je l’entends au sens littéral pour avoir moi-même vu les vieux qu’on sortait par la porte des poubelles durant la COVID en 2020.
C’est peut-être une déformation traumatique, mais le bilan carbone des marchandises, qui transitent par les conteneurs du port, et l’abandon social des indésirables sont pour moi des composantes d’un seul et même flux métabolique, où une partie toujours croissante du vivant est ingurgitée et rejetée par nos sociétés. Ce système hypermoderne d’ingurgitation et d’éjection de déchets — humains et non-humains — est ce que nous appelons aujourd’hui capitalisme.
Bien sûr la beauté, l’amour, l’amitié sont autant d’intangibles qui habitent encore le cœur des êtres humains, sincères dans leurs aspirations, mais aux prises avec un monde qui impose sa temporalité et ses catégories de manière de plus en plus totalitaire.
Byung Chul-Han
Le philosophe d’origine coréenne Byung Chul-Han explore, depuis quelques années, les manières de ce sortir du flux imposé par le régime en place. On doit d’ailleurs à Byung des expressions comme société de la fatigue (Müdigkeitsgesellschaft) ou société de transparence (Transparenzgesellschaft). Dans un de ses derniers livres, The Disappearance Of Rituals (2020), il fait l’éloge du rituel comme une manière de résister au flux de nos existences :
Les rituels sont des processus d’incarnation et de performance. En eux, les valeurs d’une communauté sont incarnées de manière physique afin de les consolider. Ces valeurs alors internalisées et intégrées de manière corporelle. Le rituel joue donc sur le plan de la mémoire et de la connaissance corporelles en permettant de créer une identité incarnée, une connexion des corps1.
La sculpture de la Friche Viau, étrange idole de déchets, joue ce rôle rituel, en cherchant à canaliser un esprit de communauté autour d’une appropriation de l’espace. Le problème des rituels séculaires est qu’ils sont dépouillés de la notion de sacré, qui supposait un hors-soi absolu.
Les rituels chrétiens, par exemple, supposaient une permanence de la valeur symbolique. Dans le monde religieux, les symboles ont une valeur propre, parfois indéchiffrable ou obscure, mais on leur suppose une existence divine, en-dehors même de l’humain ou de la communauté. C’est cette permanence de l’en-dehors divin qui permet de relier entre eux les croyants, d’en faire une communauté. Notre régime communicationnel fonctionne autrement, en imposant toujours une situation d’énonciation, un contexte, un pacte relationnel sans cesse renégocié.
Hyperamitiés
Cette interprétation situationnelle enlève donc toute possibilité d’un véritable hors-soi intemporel. C’est d’ailleurs ce que développait déjà Byung Chul-Han dans Hyperculture (2019). Dans ce livre, il partait de la notion de “seuil” chez Heidegger, pour montrer comment la société hypermoderne cherche, pour entretenir ses flux, à abolir les seuils.
Il observait cette tendance dans la manière extensive que nous avons aujourd’hui de traiter la notion d’amitié. La version la plus évidente de cette extension du domaine de l’amitié se retrouve, bien sûr, dans la forme contemporaine de l’ami Facebook. Plus généralement, le régime d’amicalité contemporain suppose un flou artistique qui permet d’y inclure à la fois tout et rien sans qu’il n’y ait a priori de formes concrètes d’engagement.
Bien sûr, il existe encore des amitiés sincères, des amitiés engagées, mais il n’existe aucun seuil clair entre la simple connaissance et le grand ami. Le système de merdification tire profit de cette absence de distinction, pour avaler, expurger et rejeter les relations. Byung Chul-Han voit d’ailleurs un même phénomène à l’œuvre dans l’imaginaire pornographique et sa place prépondérante dans le monde contemporain.
Parmi les rituels qui sont chers au philosophe, la séduction est à distinguer d’un imaginaire pornographique qui suppose l’effacement des seuils :
La séduction est un jeu de l’ordre du rituel. La sexualité, de son côté, est une fonction. Elle fait partie de l’ordre du naturel. La séduction est plutôt structurée comme une dualité rituelle. Comme l’explique Kierkegaard, tout s’y joue dans un “espace quasi-liturgique de défi et de duel”2.
Les espaces relationnels comme les espaces urbains souffrent d’un système entièrement tourné vers le flux des marchandises. L’imaginaire du seuil, si on l’applique à la friche, est utile parce qu’il permet de montrer comment les promoteurs cherchent à souligner l’aspect “vague” du terrain, son l’absence de seuil et même d’existence. Les citoyens d’Hochelaga-Maisonneuve, de leur côté, cherchent à habiter l’espace et à en faire un espace travaillé, que ce soit de manière concrète — par les chemins et l’utilisation de l’espace — ou de manière symbolique.
C’est d’ailleurs la définition que donne le géographe Claude Raffestion du territoire. Pour Raffestin, le territoire est, justement, un espace travaillé. Le communauté d’Hochelaga-Maisonneuve le travaille par ses pratiques. Par exemple, les deux bosquets de la friche ont été nommés le boisé Steinberg et le boisé Vimont. Nommer les choses, c’est leur donner un seuil, une identité, c’est aussi exprimer une forme de territorialité.
C’est d’autant plus important de le faire à deux pas des conteneurs, eux-mêmes symboles de la chaîne d’approvisionnement, de la dérégulation et de la destruction sans mesure des écosystèmes… Pour y arriver, peut-être devrons-nous inventer nos propres rituels. Notre-Dame-des-Friches, priez pour nous! Pour que ce monde ne soit pas livré sans merci aux flux hypermodernes, les terrains vagues doivent devenir les lieux symboliques de notre résistance.
Le Père Duchesne circule sous le manteau grâce à vos partages. Merci de votre aide! Vous pouvez toujours répondre à cette infolettre.
À lire/à regarder :
Ma collègue experte en friches Laurence Gagné a publié S’évincer (2023), un essai sur la poétique de l’éviction qui vaut le détour. [lien]
A Social Ecology of Capital (2023) d’Éric Pineault est un ouvrage qui n’a pas fait les manchettes, mais qui arrive à point dans les débats sur les liens entre capitalisme et crise climatique. [lien]
Le site du projet Résister et fleurir, qui cherche à défendre la friche de Viauville, permet de comprendre les enjeux plus en détail. [lien]
Byung Chul-Han, The Disappearance Of Rituals, Cambridge, Polity, 2020, p. 11.
Byung Chul-Han, Hyperculture, Cambridge, Polity, 2019, p. 84.
Un texte intéressant merci, mais je ne vois pas du tout ce que Pineault apporte d'intéressant avec sa «nuance» au sujet des marchandises et de l'accélération.
Comme Marx l'expliquait dans Le Capital, l'argent est une marchandise. Elle est la fixation du travail vivant dans la matière. La marchandise est du travail mort, qu'on parle d'une machine, d'un toaster ou d'un billet de 20$.
L'accélération de la circulation des flux de marchandises permet simplement de réaliser ses profits plus rapidement et de réinvestir plus rapidement sa plus-value dans un nouveau cycle d'auto valorisation du capital.
Comme toujours donc, le capitalisme est l'accumulation toujours plus grande et toujours plus rapide du travail mort, soumettant le vivant à son impératif d'accumulation.
On commence à avoir pas mal une idée précise du fonctionnement du capitalisme. On est rendu très bons pour interpréter le monde.
On est pas mal rendu à essayer sérieusement de le changer :)
J'avais écrit ceci il y a quatre ans au sujet de deux petits boisés voisins. Disparus évidemment. Emportés par un flux imparable de merdification.
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