Tout devient de la merde et nous n'arrivons plus à nous en sortir
Enquêtes du Père Duchesne à propos de l'emmerdification généralisée du monde
Avez-vous essayé, récemment, de faire une recherche sur Google ? Si vous essayez, vous vous rendrez vite compte que vous ne trouvez à peu près plus rien de ce que vous cherchez. Le moteur de recherche avait pourtant commencé à dominer le marché au tournant des années 2000, face à d’autres plateformes comme Lycos, Yahoo ou Altavista, parce qu’il permettait de mieux trouver ce qu’on cherchait. Plutôt qu’un simple référencement sur le mode d’un annuaire, Google arrivait sur le marché en 1998 avec un algorithme sophistiqué, PageRank, qui permettait d’indexer l’information de façon plus organique. Ce caractère organique a toutefois été largement entamé dans les dernières années par le contenu promotionnel.
Alors que le traitement de l’information suivait d’assez près les intérêts des internautes, l’algorithme promotionnel visait à les amener vers ce qu’ils ne cherchaient pas. Vous vous intéressez à l’histoire Étrusque ? Pourquoi pas un voyage en Toscane! De peu en peu, cette approche a opéré un mouvement de balancier de l’utilisateur vers les entreprises : si bien qu’aujourd’hui on ne retrouve plus les raisons qui nous ont, au départ, amenés sur ces plateformes. Loin de se limiter à Google, ce phénomène touche l’ensemble des entreprises du web.
Amazon vendait des livres ? Maintenant on ne vous recommande que des livres commandités ou des articles en drop shipping, cette technique qui consiste à revendre des marchandises d’un autre site et à vous les envoyer par la poste. Pour tester, je viens de chercher “Être et Temps”. Voici le résultat :
Grande librairie! YouTube permettait de rendre virales vos vieilles VHS ? Maintenant un petit lot de producteurs de contenus s’accapare une large part du marché et des revenus publicitaires. Vous cherchez quelque chose comme des vidéos de chiens ou d’ours polaires (à mon avis ce pour quoi YouTube a été créé), et vous tomberez inévitablement sur Jordan Peterson qui, les yeux mouillés, vous explique la décadence de l’homme occidental :
C’est Cory Doctorow qui expliquait récemment le processus : une plateforme, à ses débuts, va faire le maximum pour attirer les vues, mais il faut ensuite monétiser. La solution est donc de passer la flambeau aux annonceurs. Vous vous retrouvez donc pris avec la plateforme. Facebook, par exemple, a vos photos, vos contacts, vos événements, Marketplace pour vendre votre vieux divan, mais tout ce que vous voyez est de la merde.
Internet est brisé. Ce processus, que Doctorow appelle l’emmerdification, est un fléau qui touche l’ensemble de la société contemporaine. D’ailleurs, enshittification, dans sa version anglaise, vient d’être nommé mot de l’année par Verso Books. Comme l’explique Doctorow : “Voici comment les plateformes meurent: en premier, les utilisateurs y trouvent leur compte; ensuite elles abusent de leurs utilisateurs au profit des clients corporatifs; finalement, elles abusent des clients corporatifs pour garder tous les profits pour elles. Ensuite, elles meurent. J’appelle cela l’emmerdification.”
Technoféodalisme
Prenez, par exemple, votre téléphone. Vous souvenez-vous du premier iPhone ? C’était comme un iPod, mais avec Internet et un appareil photo. Vous pouviez utiliser GoogleMaps, traîner votre musique, aller sur Facebook… Une merveille! Depuis, Apple n’a essentiellement fait qu’ajouter des lentilles, deux ou trois schitcks débiles (les empreintes digitales ?), et chaque nouvelle version n’innove surtout que dans le prix.
Le iPhone 11 est-il nettement moins bien que le 13 ? Je ne penserais pas. Par contre, les façons de nous faire payer, elles, se multiplient. J’ai acheté, il y a quelques années de ça, un MacBook qui a moins d’espace disque qu’une clé USB. Le but : me faire acheter de l’espace dans le Cloud, évidemment. Fini le temps où vous possédiez une copie physique de Word ou d’Adobe, vous devez désormais vous abonner pour tout.
Vous ne payez pas votre abonnement Apple ? Vous perdez l’accès à toutes les photos de vos enfants. Nous arrivons désormais à un stade dangereusement précaire où toute notre vie fonctionne par abonnements, une sorte de technoféodalisme où tout ce que nous possédons dans une économie de l’information est quelque part dans un Cloud contrôlé par nos seigneurs des GAFAM à qui nous payons des redevances.
Andrew J. Hawkins l’écrivait dans The Verge, mais même l’industrie automobile s’y met. Les services d’abonnements seraient, pour les géants de l’automobile, un nouvel El Dorado. Plus question d’acheter une voiture, de la conduire et de la réparer quand elle brise : l’avenir serait désormais de s’abonner pour profiter des sièges chauffants ou de la conduite “sport”. Même les garages ne peuvent plus ouvrir le capot pour changer une pièce sans être accrédités.
Capitalisme et emmerdification
Je ne dirais pas que le phénomène est nouveau, mais le principe de base du capitalisme est l’emmerdification généralisée du monde. Prenez quelque chose de simple : une chaussure. Vous commencez par l’atelier, où un cordonnier achète le cuir à un tanneur voisin, qui achète la peau au fermier du coin. Le cordonnier vous fait une chaussure à votre pied. Vous avez un modèle sur mesure, le modèle du bourg où vous l’achetez.
Avec l’industrialisation, la tannerie devient plus massive, elle est en compétition avec les tanneries des environs. Le fermier ne peut plus fournir, il faut des agriculteurs qui ont du volume. On va chercher les peaux ailleurs. Le cordonnier, lui aussi, est en compétition avec ses voisins qui font du volume. Les prix peuvent baisser avec du cuir à fleur corrigée, d’un peu moins bonne qualité. Puis, une entreprise automatise la fabrication des chaussures, offre aux gens des modèles au tiers du prix, sans qu’ils soient ajustés sur mesure. Le liège de la semelle est changé pour du caoutchouc du Congo. Moins cher, même si on ne peut pas le réparer aussi bien. C’est fini pour le cordonnier, qui ferme boutique. Fini aussi, bientôt, pour les ouvriers de l’usine, qui déménage au Viêt-Nam.
Du tiers du prix, on passe au quart et au sixième en diminuant encore la qualité du cuir, en le remplaçant par du simili-cuir. Vous avez maintenant douze modèles, dix-huit, vingt! Vous achetez votre chaussure à peine 100$, quand elle vous coûtait une semaine de salaire, mais elle ne vaut pas le dixième de ce que vous aviez au temps du cordonnier. L’emmerdification est la pente inéluctable vers la merde de toute marchandise fournie en surabondance. Vous habillez tout le monde, mais vous les habillez trop, et mal.
Nous avons plus de biens de consommation que jamais, mais ils sont aussi plus merdiques que jamais. Même ma télé arrête de fonctionner chaque fois qu’il faut faire un update, quand les vieilles télés à tube pouvaient durer deux générations (à condition de pouvoir la déménager entre les maisons).
J’ai une agrafeuse allemande en acier et en bakélite, qui doit dater des années 1970. Elle fonctionne à merveille, pas comme les merdes en plastique qui agrafent à moitié, mais la vérité c’est qu’on ne pourrait probablement même plus construire aujourd’hui une telle agrafeuse. L’expertise n’est plus là, elle s’est automatisée quelque part dans une chaîne de montage des Philippines, qui produit l’équivalent en quatre fois moins cher et en quatre fois plus merdique. Je peux acheter douze agrafeuses par semaine, aucune qui fonctionne.
Tout est de la merde
Des avocats du Mexique qui pourrissent sans jamais passer par un stade de mûrissement acceptable ? Vous en aurez par caisses entières. Sur TikTok, on vous vend les toasts à l’avocat. Nous mangeons de la merde, nous habillons comme de la merde, lisons de la merde, regardons de la merde. Notre mode de vie est marqué par la surabondance, et avec la surabondance vient la merde.
Vous en aviez contre la télévision et ses annonces de merde ? Maintenant, vous décompressez en regardant des “contenus” commandités sur Instagram. Avec la télé, au moins, vous regardiez le sport ou l’émission entre les pubs.
Le comble c’est que ce système fonctionnait dans la mesure où toute cette merde ne coûtait rien à acheter. En l’espace de 40 ans, nous sommes passés de devoir économiser pour acheter une télévision gigantesque à tous avoir une télévision dans nos poches. Nous n’avons plus à attendre six ans entre la sortie du film et sa diffusion sur les plateformes. Nous pouvons voyager à rabais dans des destinations de plus en plus merdiques et indistinctes, mais voyager quand même, ce dont nos ancêtres pouvaient à peine rêver.
L’affaire c’est qu’avec l’inflation, même ce système ne fonctionne plus. Nous étions prêts à accepter la merde dans la mesure où il y en avait de plus en plus, et pour moins cher. Maintenant, nous avons moins de merde, toujours plus merdique, et pour plus cher. Même le contrat social que nous avions passé avec la merde est compromis.
Des voyages qui vous amènent dans une destination où vous tombez sur des milliers d’autres idiots qui se prennent en photo devant des “monuments” pour qu’on vous serve au restaurant la même merde instagrammable que partout dans le monde ? Une chemise mal coupée, qui se tord après un lavage, mais qui coûte désormais le double des 10$ que vous payiez chez H&M en 2007 ? De la merde, de la merde, mais cette fois de plus en plus chère.
Ceux et celles qui ont connu les débuts d’Internet se souviennent d’un élan d’optimisme et de liberté. Le futur, c’était les forums, les serveurs IRC et Wikipédia, l’information Open Source, le grand partage des savoirs. Finalement, ça s’est avéré être le contrôle, la radicalisation et la marchandisation de nos existences au prix de notre santé mentale. L’augmentation en flèche des troubles anxieux et des TDAH a sans aucun doute à voir avec la soi-disant économie de l’attention.
Toute la machine pèse pour nous rendre inattentifs, insatisfaits, envieux, malheureux pour que notre bonheur tienne aux suggestions commerciales de l’algorithme. Non seulement nos seigneurs ont aujourd’hui tout pouvoir sur notre regard, mais il faut en plus payer l’abonnement à notre aliénation. Notre situation est à peine meilleure que celle des serfs du Moyen-Âge. Nous avons bien les antibiotiques et la chirurgie endoscopique, mais je ne suis pas sûr qu’on nous maintienne en vie pour d’autres raisons que de continuer à s’endetter et à payer nos abonnements.
“L’histoire des hommes se reflète dans l’histoire des cloaques”, écrivait Victor Hugo. Le combat contre l’emmerdification est le grand combat du 21e siècle. C’est un combat pour l’humanité, pour la beauté et pour la démocratie. La liberté viendra à ceux qui savent débrancher, mais d’ici-là il faudra traverser encore longtemps le marais de merde qu’est devenu notre civilisation.
À lire aussi :
Cory Doctorow, “The enshittification of TikTok”, The Wire, [lien]
Andrew J. Hawkins, “The future of cars is a subscription nightmare”, The Verge, [lien]
Le mot de l’année par Verso Books. [lien]
N’hésitez pas à répondre à cette infolettre, surtout si c’est pour me donner des exemples d’emmerdification autour de vous. Je reçois vos messages et j’y réponds (même si c’est parfois un peu long).
Je pense aux pulls en laine. Impossible de trouver de la laine normale, un bon mérinos par exemple, aujourd'hui c'est du cachemire partout. Produit au Sud dans des conditions qui dégradent le milieu et la vie des gens. Du cachemire cheap qui bouloche en deux jours (j'ai failli jeter mon pull Uniqlo en cachemire le troisième jour, je le garde au cas où sans plus le porter).
Et je suppute que c'est pareil pour la truffe, qu'on trouve désormais dans la moindre préparation. Chips, pâté, fromage, etc. Mais je n'ai pas trouvé de réponse à ma question sur les coûts de production de la truffe, il s'agirait seulement de nouveaux approvisionnements en Europe de l'Est pour offrir le luxe pour tou·tes... les membres des classes intermédiaires. Itou le foie gras qui pique et le saumon d'élevage trop gras qui pollue les fjords. Luxe de merde que tu peux te payer tous les dimanches.
Cette histoire de luxe cheap m'interroge non pas par sens aristocratique (attention à la pente glissante) mais parce qu'on connaît les dommages écologiques de ces productions. Leur massification pose le même problème que quand la production était réduite... mais en plus grand.
On veut du bon utile et en quantité mesurée pour tou·tes, pas du luxe de luxe pour les riches, du luxe de merde pour les classes intermédiaires et de la merde assumée pour les plus pauvres.
Quelque chose dans le même genre m’a frappé dernièrement en visitant le site de Ricardo où à chaque semaine qui passe, les embûches publicitaires se multiplient au point où le site devient de plus en plus désagréable à fréquenter. Pas sûr qu’on soit capable en ces temps de capitalisme turbo-chargé d’appréhender quel est le meilleur but à atteindre au final. Pour ce qui est de l’emmerdification, j’ai bien peur qu’on doive collectivement toucher le fond avant de réaliser notre errance matérialiste, et encore...