Les origines puritaines du Great Awokening
Les réflexions théologico-économiques du Père Duchesne
Dans sa dernière livraison, le Père Duchesne proposait de revenir sur la question soulevée par Pierre Vespirini dans son ouvrage, où il dressait un lien entre puritanisme et cancel culture. Eh bien voilà!
Le 10 août 1566, un prédicateur protestant nommé Sébastien Matt s’adresse à près de 2000 fidèles réunis à Steenvoorde en Flandres. Ce jour-là, son sermon dénonce avec véhémence l’idolâtrie des fidèles catholiques réunis au même moment dans le monastère de Saint-Laurent. Galvanisés, les disciples de Matt surgissent dans le lieu de culte catholique, poussent les paroissiens et s’en prennent aux images et aux statues pour les détruire. Cet épisode sera le premier d’une brève et violente série d’événements appelés Beeldenstorm en flamand et qui se répèteront un peu partout en Europe dans les décennies subséquentes1.
Certains commentateurs ont utilisé l’expression “Great Awokening” pour qualifier la popularité des politiques identitaires et de l’engagement en ligne telle qu’elle a pris son essor à partir des années 20102. En effet, le parallèle avec les épisodes d’iconoclasme, qui ont émaillé la réforme protestante des 16e et 17e siècles, est tentant à faire.
Le 29 août 2020, par exemple, une manifestation pour le définancement de la police a lieu à Montréal dans la foulée du mouvement Black Lives Matter. Les manifestants finissent par s’en prendre à la statue de John A. MacDonald, qui est renversée et décapitée. Que retenir de ce Beeldenstorm du 21e siècle ?
Il y a, dans les deux mouvements, une contestation du pouvoir, une fascination pour l’icône, une évolution souhaitée des mœurs… Mais faut-il pour autant parler, comme les conservateurs, d’une “religion woke3” ?
À voir du religieux partout, il n’y en a peut-être nulle part. On pourrait d’ailleurs tout autant qualifier de “religieux” le nationalisme conservateur. Les “grands hommes” de l’histoire nationale dont on a érigé les statues sont après tout des saints sécularisés alors que tout le discours conservateur est pétri de références religieuses…
Nous sommes tous le woke de quelqu’un d’autre
Un peu comme le mot “woke”, le mot “puritain” peut englober n’importe quoi. C’est un mot-piège, contaminé par la médiatisation des culture wars. David D Hall, dans The Puritans: A Transatlantic History (2019), rappelle comment le terme “puritain” a d’abord été utilisé comme anathème pour dénoncer une branche du protestantisme britannique inspirée de la pensée de Jean Calvin.
Pour Hall, le puritanisme est à comprendre comme la version britannique d’une “Internationale Réformée” à laquelle participeraient toutes les communautés calvinistes. Difficile, à partir de cette nébuleuse, d’identifier une doctrine unique.
Le mouvement prend surtout racine en Écosse, où un personnage comme John Knox parvient à imposer un modèle d’Église fondé sur la théorie des Deux Royaumes, qui divise le pouvoir temporel et politique. Reniant les rôles des évêques et des cardinaux, Knox organise les communautés chrétiennes autour de presbytères où les décisions sont prises en commun, d’où le nom de “presbytériens”. C’est ce mouvement qui prendra racine en Amérique du Nord dans les nouvelles colonies britanniques.
Tandis que l’Angleterre et l’Écosse sont aux prises avec des tensions qui culmineront lors de la révolution de 1642-1651, les communautés d’Amérique du Nord, elles, s’implantent dans un calme relatif. D’après Hall, la naissance de la démocratie américaine doit beaucoup à l’organisation relativement égalitaire de ces premières communautés presbytériennes.
L’erreur de Weber
Plusieurs citent Max Weber et son ouvrage canonique L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme pour parler des liens entre protestantisme et capitalisme, mais la pensée du sociologue a été critiquée pour ses approximations théologiques et pour ce que beaucoup d’historiens ont identifié comme une erreur de causalité.
En effet, ce n’est pas parce que le capitalisme apparaît aux mêmes endroits que le protestantisme qu’il y a un rapport de cause à effet entre les deux phénomènes. Dans La Dynamique du capitalisme, par exemple, Fernand Braudel s’en prend très clairement à cette idée :
Tous les historiens sont opposés à cette thèse subtile, bien qu'ils n'arrivent pas à s'en débarrasser une fois pour toutes ; elle ne cesse de resurgir devant eux. Et pourtant elle est manifestement fausse. Les pays du Nord n'ont fait que prendre la place occupée longtemps et brillamment avant eux par les vieux centres capitalistes de la Méditerranée. Ils n'ont rien inventé, ni dans la technique, ni dans le maniement des affaires. Amsterdam copie Venise, comme Londres copiera Amsterdam, comme New York copiera Londres4.
Braudel épaissit un peu le trait, mais il identifie surtout le problème : comment le protestantisme pourrait-il être la pierre sur laquelle s’est bâtie le capitalisme si son émergence, dans les cités italiennes, précède de quelques siècles la réforme protestante?
Il faut chercher ailleurs.
Marx et l’Écosse
Hall, dans son étude, établit un lien entre l’appartenance socioéconomique et l’adhésion au calvinisme. En effet, les Écossais des classes possédantes, la gentry, auront tendance à rester du côté du catholicisme, puis de l’épiscopat, tandis que la bourgeoisie urbaine et les universitaires (ceux d’Oxford et de Cambridge, en Angleterre) auront tendance à être plus favorables au puritanisme.
Ce n’est pas un hasard si, au même moment, le système d’enclosures - l’accaparement des terres communales par de grands propriétaires terriens - atteint son paroxysme en Écosse. Alors que la gentry s’enrichit à vue d’œil, la bourgeoisie se trouve écartée du nouveau système fondé sur le capital.
Comme l’explique Karl Marx : « cette usurpation violente de la propriété communale, qui le plus souvent s'accompagne de la transformation des terres de labour en pâturages, commence à la fin du XVe siècle et se poursuit au XVIe siècle5 ». C’est donc pile au moment de cette expropriation que la réforme protestante frappe l’Écosse :
Tandis que les yeomen indépendants étaient supplantés par des tenants-at-will, des petits fermiers à contrat annuel, engeance servile qui dépendait de l'arbitraire des landlords, le pillage systématique de la propriété communale, joint au vol des domaines de l'État, contribuait de manière décisive à grossir ces grandes fermes qu'on appelait au XVIIIe siècle « fermes à capital » ou « fermes de marchands » , et à faire de la population des campagnes, en la « libérant », un prolétariat pour l'industrie6.
L’adhésion des classes bourgeoises à la réforme calviniste peut donc être vue comme une réaction sur le plan symbolique à ce phénomène d’accaparement de la richesse par la classe possédante. Comme l’explique d’ailleurs Hall, le système moral que met de l’avant quelqu’un comme John Knox est souvent décrit comme s’appliquant de manière égalitaire aux pauvres et aux puissants.
Rapidement, toutefois, les autorités vont appuyer sur le frein de cette réforme : « À la mi-temps de cette décennie, les idéaux quakers et cinquième-monarchistes de justice sociale et religieuse attisaient les peurs d’une “gentry paranoïaque” effrayée par la perspective d’une révolution sociale”, si bien que, comme Marx l’écrit, la “Glorieuse” Révolution sera finalement celle du capital, et non pas celle de la bourgeoisie calviniste.
La marchandisation de la vertu
La montée en puissance du puritanisme est à comprendre comme un conflit entre la bourgeoisie urbaine et la gentry qui se déplace du domaine économique vers le domaine moral, et le Great Awokening du 21e siècle agit de la même manière. Autant Catherine Liu, dans sa réflexion sur la Classe Managériale et Professionnelle, que Thomas Piketty, avec son analyse de l’émergence d’une “gauche brahmane”, arrivent à dresser le portrait d’un déplacement d’un conflit dont le fondement est économique.
Le puritanisme et le “Great Awokening” sont donc reliés, oui, mais le lien entre valeurs morales et économiques n’en est pas un de causalité. Nous ne sommes pas devant un héritage direct des colons du Mayflower, comme l’avançait Vesperini, mais bien devant un phénomène nouveau qui se reproduit selon les mêmes paramètres : une classe de clercs cherche à compenser sur le plan symbolique sa perte de pouvoir économique. C’est, à proprement parler, un néo-puritanisme qui, sans être un héritage direct du premier, en partage les conditions d’existence et d’expression. C’est d’ailleurs à se demander si la petite bourgeoise ne se « venge » pas en accaparant jusqu’à les détruire les leviers du pouvoir symbolique.
Un peu comme le puritanisme, le néopuritanisme s’intègre aussi à une révolution technologique. Dans le cas des disciples de Jean Calvin, c’était l’imprimerie, qui permettait de faire circuler des mèmes à travers l’espace européen. Dans le cas des néopuritains, les réseaux sociaux ont joué un rôle analogue.
C’est pour cette raison que le “Great Awokening” ne semble pas connaître de frontières, pas parce que le “wokisme” se répand depuis les “campus américains”, comme le prétendent les commentateurs conservateurs, mais parce que des conditions défavorables entraînent la petite bourgeoisie urbaine sur le terrain de la validation morale et qu’il s’agit d’un phénomène global amplifié par les nouvelles technologies.
Fétichisme moral
L’idée que nous nous faisons des puritains vient surtout des œuvres de Nathaniel Hawthorne et d’Arthur Miller, mais il ne faudrait pas confondre fiction et réalité. Bien que ces textes nous montrent un système moral fondé sur la répression, les puritains (tout comme l’Inquisition, d’ailleurs) vont rarement sévir quant à l’application de leurs propres normes.
La honte et l’humiliation publiques suffisaient à tenir les ouailles en laisse. Dans la plupart des cas, les fidèles participaient même volontairement à leur propre répression, un peu comme aujourd’hui certains musiciens censurent de bon cœur les paroles de leurs anciennes chanson.
Plus que la question de la prédestination, sur laquelle peu de penseurs puritains s’entendaient véritablement, la division de la communauté entre élus et réprouvés est au cœur de l’imaginaire calviniste. Citant le penseur réformiste Arthur Dent (d. 1607), Hall explique :
[À] côté de "l'œuvre de la grâce de Dieu" apparente dans l'âme, la preuve la plus sûre pour savoir qui était sauvé et qui faisait partie des réprouvés était l'éthique sociale, ou le comportement. Les réprouvés étaient amoraux de toutes les manières possibles […]. D'autre part, les élus étaient connus pour "l'observation des sabbats, l’honnêteté, la sobriété, l'industrie, la compassion, l’humilité, la chasteté, le contentement", la "tempérance" et la "bonté fraternelle", tous pratiqués en réponse à l'impératif de "soumettre" le corps, de "mourir face au péché et de vivre pour la justice".
C’est aussi le cas chez les néopuritains où la dialectique de l’allié et de la “personne problématique” reprend une logique similaire à celle de Dent. Les exemples de Donald Trump, de JK Rowling ou d’Elon Musk montrent cependant comment le processus d’excommunication ne fonctionne qu’à l’intérieur de l’Église. L’incapacité à cibler réellement les puissants explique en bonne partie pourquoi le pouvoir demeure si complaisant à l’égard de la logique néopuritaine.
Dans son Capital, Marx détaille le processus de réification qui permet d’associer des idées abstraites et des objets. Les entreprises ont d’ailleurs intégré le principe. En s’associant à telle ou à telle cause, elles associent leur produit à une valeur morale, ce qui permet à une population sans cesse appauvrie par le déclin du pouvoir d’achat d’accéder à la richesse symbolique. C’est ce que Marx appelait le fétichisme de la marchandise, une mécanique où l’objet, en lui-même, devient signe d’une vertu, que ce soit le progrès, le Bien ou la vérité : cette association permet d’attribuer à la marchandise, par la suite, sa valeur monétaire.
Le puritanisme, avec sa division entre individus méritants et individus réprouvés, s’imbriquait parfaitement dans la mécanique, ouvrant la porte à une forme de marchandisation de l’individu, qui n’allait véritablement se confirmer qu’avec le capitalisme tardif et ses moyens de communication de masse. La confession publique, chez les puritains, ressemble d’ailleurs étrangement à l’extimité contemporaine telle qu’elle se retrouve sur les réseaux sociaux dans une version radicalisée.
Il est bien drôle de voir aujourd’hui les gens s’inquiéter d’un système comme celui du “crédit social” chinois, où les citoyens sont notés selon une cote liée à leurs bons comportements. De fait, ce système, les néopuritains l’ont instauré d’eux-mêmes dans le monde libre en permettant au fétichisme de la morale de transformer des individus en marchandises dont la valeur se compte en likes.
Ruben Suykerbuyk, “Chapter 7, 1566: The Beeldenstorm and Its Aftermath”, The Matter Of Piety, Brill, 2020, p. 240-255 [https://brill.com/display/book/9789004433106/BP000019.xml]
Voir, par exemple :
Molly Fischer, “The Great Awokening: What happens to culture in an era of identity politics”, The Cut, janvier 2018, [https://www.thecut.com/2018/01/pop-cultures-great-awokening.html]
Darel E. Paul, “Listening at the Great Awokening”, Aero Magazine, 17 avril 2019, [https://areomagazine.com/2019/04/17/listening-at-the-great-awokening/]
Voir, par exemple:
Jean-François Braunstein, La religion woke, Paris, Grasset, 2023.
Fernand Braudel, La Dynamique du capitalisme, Paris, Flammarion, coll. Champs Histoire, 1985.
Karl Marx, Le Capital, Livre Premier, trad. Jean-Pierre Lefebvre, Paris, PUF, 1993, p. 815.
Ibid., p. 816
Merci pour la pertinence et l'originalité de cette réflexion!!..