Avec les copies à corriger et le printemps qui se décide enfin à arriver, les lectures des dernières semaines sont allées dans tous les sens. J’ai d’abord voulu vous parler du livre de Pierre Vesperini Que faire du passé ? Réflexions sur la « cancel culture » (2022), mais je suis ensuite tombé dans un vortex bibliographique.
À la fin de son ouvrage, Vesperini fait un lien entre le puritanisme et la cancel culture qui me laisse encore perplexe. Je suis donc allé lire de long en large sur le puritanisme et ses fondements, et je devrai revenir là-dessus dans les prochaines semaines.
Entre-temps, les roitelets sont arrivés à Montréal. Pour ceux qui ne sont pas au courant, ce sont les plus petits oiseaux après les colibris, et on les voit papillonner au bout des branches des arbres qui bordent les rues. Ce sont parmi les premiers à arriver sous nos latitudes, un peu après les juncos et les bruants fauves, mais avant les parulines.
Ce qui est drôle, c’est qu’ils migrent la nuit, comme la plupart des passereaux. Il faut les imaginer qui surchauffent à force de battre leurs petites ailes. Ils profitent souvent des vents chauds du Sud-Ouest pour migrer et, comme ils ne voient pas bien dans l’obscurité, on les retrouve parfois au matin, affolés au milieu de la ville. À Montréal, le Suroît fait fondre les dernières neiges et nous apporte les roitelets. C’est bon, j’arrête de vous ennuyer avec les migrations.
Fini les oiseaux
Autant bien revenir à Vesperini et à son ouvrage, qui ouvre plus de portes qui n’en referme, au prix même de quelques contradictions. Parler intelligemment de cancel culture est un défi en soi : l’expression est tellement chargée par les culture wars qu’il est vite possible de se perdre dans l’anecdote et les trompettes qui l’accompagnent.
C’est pour cette raison que les meilleures critiques sont souvent celles qui viennent de l’intérieur des milieux militants. On peut penser à celles de Sarah Schulman, de Wendy Brown, d’Adrienne Mareee Brown, de Katheryn Angel ou de Kaï Cheng-Thom…
Le problème du livre de Vesperini est de ne pas tout à fait éviter l’écueil d’un point de vue partiel du phénomène observé à travers le prisme médiatique :
Depuis quelques années, et dans le monde entier, on voit régulièrement les figures, les disciplines et les œuvres les plus prestigieuses de la culture occidentale, d’Aristote à Churchill et de Shakespeare à Carmen en passant par les lettres classiques et les mathématiques, contestées et critiquées, vilipendées et dégradées, par une minorité très active de jeunes militants, étudiants le plus souvent, qui exigent leur exclusion de la culture commune. En un mot, leur effacement : cancel1.
Quelques gens fâchés sur Twitter correspondent-ils à un cancel ? Un article de tabloïd fait-il foi d’une annulation ? Faute de pouvoir circonscrire tout à fait le phénomène, Vesperini s’égare, au long de son ouvrage, écrivant même parfois une chose et son contraire, comme lorsqu’il concède qu’“être apolitique c’est servir l’ordre” (p. 69) pour ensuite répondre à une doctorante que “si elle ne libère pas sa recherche de ses engagements politiques, elle fera de la mauvaise science” (p. 106).
Cette confusion vient sans doute de la démarche exploratoire avouée de l’auteur mais, pour quelqu’un qui se revendique de Vico et de la philologie, il est un peu embarrassant de prétendre étudier les textes ipso facto - pour ce qu’ils sont - tout en observant les phénomènes sociaux pour ce qu’ils ne sont pas. En effet, il est impossible de parler précisément des culture wars sans faire l’histoire croisée de leur médiatisation et de leurs impacts humains.
Une première partie riche
On reprochera au Père Duchesne d’envoyer d’abord le pot à ce pauvre Vesperini, mais il n’y a pas que du mauvais dans son livre, loin de là. Dans les faits, le chercheur entame sa réflexion sur un des meilleurs filons à ce jour : “Mais à l’origine de la “cancel culture”, écrit-il, il y a […] bien plus qu’une réaction aux misères et aux injustices du temps présent. Il y a aussi un mouvement venu du fond des siècles.”
Ce “mouvement venu du fond des siècles”, il le retrouve dans les deux grands axes qui ont, selon lui, soutenu la culture européenne : le christianisme et le capitalisme. Pour Vesperini, le Moyen-Âge a tout autant travaillé à la perpétuation et au maintien du monde antique qu’à sa cancellation. C’est, d’après lui, sur le ruines du paganisme que se sont construits les imaginaires européens.
“Avec le recul des siècles, on ne peut s’empêcher de constater que l’Europe n’a jamais été librement, sincèrement, pacifiquement, chrétienne”, écrit-il au début de cette réflexion. C’est en implantant une “pastorale de la peur” que la religion chrétienne a su s’imposer, au détriment de bien des œuvres et des auteurs antiques.
L’influence du capitalisme et du puritanisme
Sorte de cancel original, l’implantation de la religion chrétienne sera suivie par le rouleau compresseur du capitalisme, qui appliquera la table rase de manière extensive, tant sur les populations européennes que sur celles d’ailleurs, comme sur les écosystème ou les œuvres d’Art. C’est d’ailleurs l’argument de l’utilité qui, le plus souvent, s’en prend aux classiques, bien plus que le discours moralisateur.
C’est là où l’expertise de Vesperini s’exerce de la manière la plus limpide. En montrant comment le fondement de la cancel culture est à la fois religieux et économique, il met le doigt sur les racines du problème. Eurêka, devrait-on dire, mais il échappe un peu la balle ensuite.
Et je suis convaincu que la “cancel culture”, si paradoxal cela puisse-t-il sembler, trouve sa généalogie dans le puritanisme des passagers du Mayflower. On y retrouve la séparation de l’humanité entre les purs et les impurs, les élus et les réprouvés, l’obsession du péché, de son châtiment et de sa purification, la recherche de la rédemption, et le refus de toute discussion […]2.
Les travaux contemporains tendent à ne pas dresser un portrait aussi simple de ce mouvement. Il y a d’ailleurs une contradiction entre la première partie du livre, où Vesperini trouve une origine chrétienne séculaire à la cancel culture, pour ensuite blâmer quelques passagers sur un bateau du 17e siècle.
Le chercheur se laisse peut-être avoir par le bruit médiatique, qui, en France, attribue “le wokisme” et la “cancel culture” aux “campus américains”, mais une réelle histoire de la circulation des idées ne permet pas d’accréditer entièrement cette thèse.
Il y a plusieurs liens à faire entre le puritanisme et la cancel culture, mais ces liens ne se laissent pas résumer à une influence directe sur le plan de l’histoire des idées. L’intuition de Vesperini est la bonne, mais il oublie les bases structurelles qu’il a lui-même posées dans la première partie de son livre.
Enseigner la controverse
D’expérience, une grande partie du problème de la cancel culture provient de sa médiatisation et des réactions qu’elle suscite. Nous vivons dans un tel état d’hystérisation médiatique et d’hypocrisie que nous n’arrivons plus très bien à savoir où se situe le réel.
Combien de profs vous diront qu’“on ne pourrait plus” enseigner tel ou tel livre ? Cette peur, en soi, est une bonne partie du problème. Pourtant, qu’arrive-t-il lorsqu’on met au programme des textes “problématiques” ?
J’ai essayé plusieurs fois. J’ai même enseigné Nègres Blancs d’Amérique dans une Université semble-t-il remplie de “wokes”, et rien ne m’est arrivé. Je dirais qu’il y a un phénomène double : celui d’administrations qui, à cause de l’approche-client, fuient la controverse, et celui de profs qui ne savent plus très bien où ils se tiennent.
C’est ce qui est arrivé, par exemple, à la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval, jetée dans la spirale de la souffleuse pour avoir prononcé le mot “nègre” de façon descriptive à l’Université d’Ottawa. Dans son cas, les abrutis de l’administration n’ont tout simplement pas protégé leur employée pour ne pas déplaire aux clients (réels ou imaginaires).
L’autocensure
Dans d’autres cas, ceux d’autocensure, qui sont nombreux et qui ne font pas les nouvelles, c’est qu’il y a, chez les profs, une peur de l’humiliation publique. Elle se comprend par la première partie du phénomène. En cas de litige, si ce litige atteint les réseaux sociaux et les médias, ils ne seront pas protégés. Soit.
Cependant, il y a aussi une démission, qui a sans doute quelque chose à voir avec un rapport mal assumé à l’autorité. C’est Slavoj Žižek qui dénonçait, dans une entrevue, l’imposture d’avoir des “patrons-amis” dans les entreprises. Ce nouveau mode d’exercice du pouvoir se voit particulièrement dans les entreprises de communication : le boss arrive à vélo, les employés ont une table de baby foot et des cafés gratuit, et l’ambiance est “décontractée”, pourtant cette expérience est entièrement basée sur l’hypocrisie : un patron-ami vous licencie de la même façon qu’un patron-patron si le chiffre d’affaire est à la baisse.
Il y a un même paradoxe dans l’éducation contemporaine. Les nouveaux profs sont d’une génération anti-autoritaire et s’essaient à être des profs-amis. Quand leurs étudiants et leurs étudiantes les placent, parfois violemment, dans la position d’être le prof à l’ancienne : un vieux con qui vous casse les oreilles avec des notions datées, j’ai parfois l’impression qu’ils demandent avant tout à expliciter les rapports de pouvoir que ni leurs parents, ni la société n’accepte de leur révéler.
À la fin, le prof les note en 2023 comme il le faisait en 1823. Il a un pouvoir de vie ou de mort sur la réussite de son cours. Elle est peut-être davantage là, l’hypocrisie, tant dans la peur d’être dénoncé que dans le fait de prétendre ne pas participer au système. La cancel culture est bien plus souvent dans nos têtes que dans le réel, et chaque concession que nous lui faisons fait de nous des complices.
Pierre Vesperini nous lance sur une piste fructueuse avec ces deux fondements civilisationnels que sont le christianisme et le capitalisme. Il n’arrive pas lui-même à suivre cette piste jusqu’au bout parce qu’il tombe dans les travers médiatiques d’identifier des cancellations là où elles ne sont pas et d’ajouter ainsi au climat de peur. Tout de même, Que faire du passé ? reste un livre exploratoire qui a les défauts de ses qualités. Saluons-le pour ce qu’il est. La suite, elle, reste à écrire.
p. 17
p. 167
Excellent !
Les chardonnerets sont de retour. Les vieux jaunes dominants ont les perchoirs privilégiés aux chardons. Les autres (jeunes et femelles) picossent dans le gazon. La main invisible les regarde. 😉