Devant les contenus choquants, nous pensons comme des assureurs
Les traumavertissements du Père Duchesne
Un scandale a éclaté au Royaume-Uni la semaine dernière avec l’expurgation des nouvelles éditions de Roald Dahl. L’écrivain pour enfants, connu pour ses romans un peu méchants comme Charlie And The Chocolate Factory et The Witches, a eu droit au lessivage intégral par les sensitivity readers.
Parmi la centaine d’extraits modifiés qui ont fait le tour de la presse, certains font carrément rire :
"Ne fais pas le fou", dit ma grand-mère. "Tu ne peux pas aller tirer les cheveux de chaque dame que tu rencontres, même si elle porte des gants. Essaye pour voir et tu verras ce qui va t'arriver."
Ce passage devient, sous la loupe des censeurs :
"Ne fais pas le fou", dit ma grand-mère. “Et puis, il y a bien des raisons pour lesquelles une femme porterait une perruque, et il n’y a certainement aucun mal à ça.”
Au-delà de la preuve par l’extrême de la débilité d’une certaine censure, cet événement montre surtout le fonctionnement d’un mécanisme commercial qui abrutit l’offre culturelle. En effet, Netflix a fait l’acquisition, en 2021, de l’entièreté du catalogue de Roald Dahl pour la rondelette somme de 370 millions de livres. L’expurger des éléments choquants est une manière de protéger un investissement considérable de tout scandale.
Un peu comme la plupart des séries du géant du web comprennent aujourd’hui un éventail prévisible de personnages et d’éléments moraux pour contenter tout le monde, la nouvelle version de Roald Dahl doit s’adapter aux demandes du marché et présenter un contenu inoffensif susceptible de n’offenser personne.
Cet événement m’a fait penser à un autre, qui n’a pas fait les manchettes. Un ami me racontait récemment comment une étudiante avait cherché à poursuivre un professeur de cégep après que ce dernier ait présenté Elle veut le chaos de Denis Côté (2008) sans “traumavertissement”.
Si chacune de ces histoires faisait les manchettes, les chroniqueurs du Journal de Montréal n’auraient plus jamais de vacances. Quiconque fréquente le milieu de l’éducation sait que ce genre d’événement est loin d’être rare, quoiqu’il se rende rarement jusqu’aux menaces de poursuites. La plupart du temps, le problème reste confiné à la salle de classe et, quand il éclate plus fort, l’administration parvient à l’étouffer.
Mettre en parallèle ces deux événements, une bête histoire de “trigger warning” et les sensibilités opportunistes d’une entreprise milliardaire, permet de comprendre une tendance plus générale dans la gestion de ce qui constitute un contenu “blessant”.
Marchandisation des blessures
Tant la culture que les souffrances humaines font aujourd’hui l’objet d’une marchandisation qui les placent parfois en contradiction. Comme le rappelle Catherine Liu dans son dernier article1, une notion comme celle de syndrome de stress post-traumatique a été inventée pour des membres de la bourgeoisie anglaise qui cherchaient à obtenir des dédommagements de la part des compagnies de train à la suite d’accidents. Les médecins ont à l’époque développé cette notion de “railway spine” pour désigner les conséquences nerveuses de tels événements sur leurs patients.
C’est à la suite des deux grands conflits mondiaux et surtout de la guerre au Viêt-Nam que la notion de stress post-traumatique va faire son chemin jusque dans le manuel des psychiatres américains, le DSM. Il peut paraître étrange d’emprunter le langage des assureurs pour qualifier nos chagrins et nos désespoirs, mais la psychiatrie moderne s’est développée sous le regard bienveillant de l’hydre capitalistes dont les deux têtes sont le système bancaire et les compagnies d’assurances.
Être malade, en contexte américain, c’est souvent chercher un responsable pour être en mesure de payer les frais exorbitants des soins de santé. Le PTSD est donc devenu une catégorie utile pour les particuliers et les avocats en permettant de trouver des entités à poursuivre en cas de litige, tantôt l’État militariste, tantôt des compagnies, des institutions ou des individus.
Caution Hot
C’est un peu dans la même logique que les compagnies privées ont tenté de se protéger légalement en incluant toute sortes d’avertissements débiles sur les produits de consommation. Au lieu de laisser les lois de Darwin faire le travail d’écrémage de l’espèce, l’humanité se retrouve enterrée sous toutes sortes de mises en garde plus stupides les unes que les autres. Tantôt on nous déconseille d’avaler le sachet de plastique qui contient les vis d’IKÉA, tantôt nous sommes prévenus du contenu chaud d’un gobelet de café, tantôt on nous déconseille de boire de l’eau de Javel…
Bien sûr ces avertissements n’ont pas d’autre utilité réelle que de protéger les compagnies en cas de problème légal. Advenant le cas où un être humain peu doué pour la survie buvait une bonne gorgée d’eau de Javel, les avocats de la Parisienne™ seraient alors en mesure de rétorquer qu’un avertissement déconseillait explicitement cette utilisation peu orthodoxe du produit.
Nous nous sommes habitués aux aberrations du système capitaliste et notre vie est désormais ponctuée de ces signifiants vides que sont les avertissements légaux. Pourtant, nous agissons désormais comme si l’application de ce système aux produits culturels était une chose étonnante.
Un déficit de reconnaissance
La question des définitions du trauma féminin se pose dès les années 1970s, alors que les psychiatre s’intéressent davantage aux hommes. La première définition plus officielle du PTSD, celle du “shell shock”, développée à partir de la Première guerre mondiale, concernait en particulier les soldats revenus du front, ce qui laissait peu de place pour les traumas domestiques ou ceux reliés aux métiers à majorité féminine.
C’est le mouvement de libération des femmes qui pousse, à partir de la décennie 70, pour une reconnaissance qui se matérialise avec l’inscription d’un diagnostic englobant tous ces phénomènes, le PTSD, dans le DSM-III, publié en 1980.
Il n’est donc pas surprenant de voir ressurgir d’abord les notions de “triggers” dans la blogosphère féministe au début des années 2000, alors que le féminisme vit son grand retour après le long hiver des années 1990. Plus qu’une question médicale, la notion de traumavertissement permettait alors surtout une validation, par le milieu, des torts subis.
De fait, la plupart des études montrent que cette pratique n’a pas beaucoup de sens d’un point de vue médical, les déclencheurs d’épisodes de stress post-traumatique étant bien souvent des éléments anodins : odeurs, bruits, situations, périodes de l’année… De plus, le PTSD étant relié au mécanisme “fight or flee” de l’amygdale, les chances qu’un avertissement produise l’effet inverse est aussi grande. En mode “fight”, la personne atteinte peut être plutôt prise par l’envie de vous sauter à la gorge si vous montrez une quelconque peur du trauma.
Litigation et éducation
Il y a quelque chose de triste, au fond, dans cette histoire. Tout se passe comme si des gens demandaient une reconnaissance de souffrances réelles, mais que la seule manière que nous avons collectivement de l’articuler est par un mécanisme propre au litige d’assureurs. Nous souffrons des maladies que produit notre système.
Un peu comme Marx abordait la “fétichisation de la marchandise”, nous en sommes arrivés à un stade où le diagnostic pose une reconnaissance légale et fonctionnelle dans un ordre où il faut être classé pour être reconnu. Cette marchandisation de la santé mentale se traduit alors par une fétichisation du diagnostic (surtout accessible aux plus riches), qui scelle la reconnaissance officielle des souffrances.
Depuis des années, d’ailleurs, les enseignants se plaignent, de leur côté, de la marchandisation des savoirs, de l’approche-client et managériale de plus en plus évidente dans l’éducation secondaire et supérieure. Que le client demande à être exposé à des contenus sur-mesure montre la faillite d’un système où les soins de santé mentale sont globalement inaccessibles, sinon expédiés rapidement, à moins d’avoir les moyens de se les payer. La demande de reconnaissance peut alors devenir aussi un marqueur de classe, les plus riches s’indignant de ne pas voir leur trauma reconnu.
La responsabilité tombe alors dans la cour des profs, qui sont confrontés à des élèves qui demandent une reconnaissance que le milieu n’offre pas tout en imposant une approche difficilement généralisable. Tout étant matière à raviver des traumatismes, l’ensemble de la production culturelle finira, tôt ou tard par faire l’objet de litiges.
En temps normal, ce serait une bonne chose. Le contenu “litigieux” est, plus souvent qu’autrement, une occasion d’apprentissage. Le conflit n’est pas à provoquer inutilement, mais il peut, en enseignement comme en thérapie, être une opportunité de changement. Le problème est que l’approche managériale, qui règne désormais dans les administrations collégiales et universitaires craint par dessus tout le conflit, comme Netflix avec Roald Dahl, et qu’un professeur mis en cause publiquement peut rapidement être abandonné.
Alors que l’art pourrait servir à accompagner, à intégrer et à surmonter les traumatismes, sa complexité est plutôt un obstacle dans un régime qui demande à tout simplifier et à catégoriser les douleurs pour mieux se débarrasser de ses responsabilités.
https://www.noemamag.com/the-problem-with-trauma-culture/
Je trouve ça vraiment intéressant d'apporter cette lunette avec le regard sur les traumatismes et leurs fonctionnements. Il y a deux livres "cultes" à ce niveau : Trauma and Recovery: The Aftermath of Violence - From Domestic Abuse to Political Terror de Judith Lewis Herman et The Body Keeps the Score: Brain, Mind, and Body in the Healing of Trauma de Bessel van der Kolk (qui a d'ailleurs été accusé d'être un pas fin). Le premier aborde la question en plaçant l'inivisibilation des traumas reliés aux agressions sexuelles et surtout à celles dans l'enfance (avec le Freud-Cover-Up) et le deuxième parle de comment ça s'inscrit dans le corps et qu'il y a peu de façons de se rétablir sans passer par des activités qui vont stopper les signaux d'alarmes random associés au PTSD.
Tout ça pour dire que quand tu as un PTSD, effectivement, tout peu être un déclancheur. Une fois, j'ai eu des flashback parce que la lumière de ma cuisine est entrée dans mon oeil du côté. Genre il y a pas une étiquette qui aurait pu empêcher ça (ou je commence à vivre dans le noir mais bon c'est peu pratique).
Je prends des béta-bloquants, en gros, ça diminue les chances de recevoir un signals random (en plus de prendre un médicament qui m'empêche de rêver et un qui me relaxe, very fun) EN PLUS d'une thérapie cognitivo-comportementale qui me permet de changer des réflexes. Pis dans cette thérapie, il y a une thérapie d'exposition pour diminuer mes "crises".
Mais comme pour avoir lu, relu, poser des questions, m'être dit que peut-être que je devrais faire du mush ou de quoi de même, fait de la thérapie, être suivi par un psy et un psychiatre, ben il y a personne qui m'a dit que de me protéger et avoir peur de ce qui me dérange c'est ce qui allait m'aider. Donc je suis de retour sur internet, aussi pour ça.
Ça marche crissement mieux que des TW à deux cennes, tout ça.