Buffy Sainte-Marie: l'escroquerie identitaire à l'heure du ruissellement médiatique
La fatigue identitaire du Père Duchesne

La semaine dernière, nos concitoyens de langue anglaise nous ont divertis avec un épisode de Fifth Estate qui dévoilait que la chanteuse Buffy Sainte-Marie aurait menti sur ses origines autochtones. Ce phénomène n’est pas nouveau et a même un nom : les “pretendians”. On se souvient, par exemple, de l’écrivain Joseph Boyden qui avait été démasqué par APTN en 2016. L’auteur était connu pour ses romans “autochtones”, qui lui avaient valu cinq diplômes honoris causa. Aux États-Unis, le cas un peu similaire de Rachel Dolezal, cette spécialiste d’études afro-américaines qui s’était avérée être une blanche avec un abonnement au salon de bronzage, avait fait les manchettes en 2015.
Tout ça, bien sûr, a de quoi amuser le Père Duchesne. Dolezal, dans un article de 2017, s’était réclamée, par exemple, de la “transracialité”, un concept un peu bancal qui suppose qu’on puisse passer d’une catégorie raciale à une autre. À moins de penser que la “race” soit une catégorie opérante, il est tentant de donner raison à quelqu’un qui voudrait s’identifier comme bon lui semble, mais là n’est pas tout à fait le problème.
D’ailleurs, la famille adoptive crie de Buffy Sainte-Marie s’est prononcée, après l’enquête de CBC, pour “réclamer” la chanteuse comme une des leurs. À partir de ce rebondissement, il est difficile de se positionner radicalement contre elle. Intégrer des étrangers à nos communautés serait-il un privilège des nations civilisées ? Les “Premières Nations” ne seraient-elles en fait que des catégories ethniques sans aucune autonomie quant à la définition de leur citoyenneté ?
Le problème, d’après certains, c’est que l’escroquerie identitaire profite à ceux qui la commettent. Comme l’écrit Yves Boisvert, du blogue La Presse :
C’est le comble du colonialisme, au final : un non-autochtone se fait passer pour un « Indien » au sens de la loi pour obtenir des avantages… consentis pour réparer les torts du passé.
Pour être entièrement d’accord avec Boisvert, il faudrait supposer que le système colonial n’ait pas toujours cherché à récompenser ses serviteurs. Cette “réparation des torts” profite encore à certains individus sur le mode de ce qu’Olúfẹ́mi Táíwò appelle la “capture par l’élite”, un phénomène que j’abordais dans une infolettre de la saison dernière, et qui repose sur une théorie du ruissellement selon laquelle les bénéfices accordés à certains individus d’une “communauté” profiteraient à tous les membres de cette communauté.
Vers une théorie du ruissellement médiatique
Plutôt que de payer de vraies réparations pour le vol et la destruction du territoire ou pour ce que le gouvernement canadien appelle sans conséquences légales “un génocide culturel”, on offrirait à certains individus autochtones des “tribunes” pour “écouter leur parole”. Cette logique selon laquelle la visibilité aurait une valeur en soi dans l’économie de l’attention est bien sûr le dernier mécanisme en date de l’État colonial, qui ne s’est jamais gêné pour exposer en grande pompe ses “Indiens”.
Le 17 mai 1939, par exemple, le Roi Georges VI, venu en visite au Canada, est accueilli cérémonieusement par un contingent du Village Huron. C’est la même chose à l’été 1665, quand le Marquis de Tracy, gouverneur de la Nouvelle-France (qu’on appelle à la l’époque Onontio), arrive à Québec. Il est reçu par une délégation huronne qui le harangue avec moult détails à propos des souffrances de la Huronie. Même à cette époque, Onontio prête une oreille attentive au malheur de ses administrés.
Le faux progrès des libéraux
Les libéraux nous vendent aujourd’hui un progrès de pacotille où nous nous serions soudainement mis à écouter les peuples autochtones, alors que cette position d’écoute a toujours existé. Comme Onontio, nous entendons leurs souffrances, et nous passons ensuite au dossier suivant. Ce moment, si important dans la généalogie libérale, où nous ne savions pas, où les torts commis n’étaient pas sus ou reconnus, n’a jamais existé. C’est une pure fiction destinée à inventer du progrès là où il n’y en a pas eu.
Toujours nous avons été conscients de la destruction imposée aux peuples autochtones. Si vous en doutez, retournez lire les jésuites qui déplorent le dépeuplement des nations qu’ils visitent. Retournez lire François-Xavier Garneau et son “Dernier Huron” ou encore Les Natchez de Chateaubriand. Jamais au grand jamais il n’y eût un passage de l’ombre à la lumière, toujours la logique perverse de la colonisation a été de sanctifier ce que nous étions en train de sacrifier sur l’autel de la civilisation.
Images saintes
Cette sanctification de la victime permet, bien sûr, sa fétichisation et sa marchandisation. C’est pour cette raison que des rigolos comme Boyden ou Sainte-Marie arrivent à capitaliser sur des identités inventées. L’industrie culturelle a fait de la bonne conscience une de ses monnaies d’échange. Le problème c’est qu’on voudrait désormais blâmer les escrocs, et pas le système qui permet l’escroquerie.
Ce système de redistribution du capital symbolique, qui profite à une élite autochtone restreinte, n’a de valeur que dans le petit milieu des consommateurs de bonne conscience, mais ne compromet jamais les structures d’exploitation. L’utilité première de l’art exposé a toujours été le maintient du pouvoir en place.
D’ailleurs, un groupe électro autochtone comme Halluci Nation, dont le son ne s’inscrit pas dans le récit réconfortant du “Bon Sauvage” sera toujours moins mis de l’avant par l’establishment. Nous voulons de l’Indigène qu’il nous permette de s’apitoyer sur son sort, nous ne voulons pas de celui, râpeux, qui nous envoie un DJ set. C’est pour cette raison que Buffy Sainte-Marie a pu nous faire avaler son identité autochtone sans problème: parce qu’elle renvoyait exactement l’image que nous attendions d’elle, celui d’un bel exemple de courage et d’un engagement pur. À ce jeu, le faux autochtone aura toujours une longueur d’avance sur le vrai.