Comment les identity politics sont devenues un discours d'élite
Le Père Duchesne contre l'imposture généralisée de l'intersectionnalité managériale
Après la saga du rappeur milliardaire Jay-Z, qui a comparé plus tôt ce mois-ci le qualificatif “capitaliste” à l’utilisation du n-word, les identity politics ont peut-être atteint leur point de non-retour, mais il ne faudrait pas non plus confondre les rêves du Père Duchesne avec la réalité.
Récemment encore, la mairesse de la Nouvelle-Orléans Latoya Cantrell se faisait prendre la main dans le sac à essayer de refiler aux contribuables le prix de ses billets d’avion de première classe alors que sa ville avait adopté un code de conduite qui interdisait formellement ce genre de dépenses. Dans cette banale histoire d’abus de fonds publics, la réponse de Cantrell vaut le coup d’œil :
Quiconque veut remettre en question la manière dont je me protège ne comprend rien au monde auquel sont exposées les femmes noires. Mes conditions de déplacement sont un enjeu de sécurité, pas de luxe. […] Comme toutes les femmes le savent, notre santé et notre sécurité sont souvent ignorées, et nous sommes abandonnées seules à notre sort1.
Cette réponse merveilleuse tient, à elle seule, du prodige : tout y est, de l’invocation de la sacro-sainte “sécurité” aux cases identitaires soigneusement cochées. Cependant, au-delà du comique de situation, c’est tout le système qui a permis une telle réplique qui est pourri. Comment en sommes-nous venus à permettre aux élites de reprendre les termes de combats contre l’oppression à leur avantage ?
La capture par l’élite des politiques identitaire
Le dernier ouvrage du philosophe américain Olúfẹ́mi O. Táíwò répond en partie à cette question. Avec Elite Capture, l’auteur emprunte aux études sur le développement international un concept, la “capture par l’élite”, pour parler de ce qui minerait les politiques identitaires.
À l’origine, cette expression servait à désigner une tendance de l’aide internationale à profiter aux élites nationales sans que les populations visées en tirent profit. Ce phénomène, qui n’est ni tout à fait de la corruption, ni tout à fait du détournement de fonds, permet à certaines personnes de profiter des largesses du système sans pour autant que les problèmes structurels se règlent.
Il cite, par exemple, le cas de la diaspora nigériane dont il est lui-même issu. La population nigériane immigrée aux États-Unis provient le plus souvent d’une immigration sélectionnée qui représente l’élite de ce pays africain. Cette sélection a donné une population nigériano-américaine plus riche et plus éduquée que la moyenne nationale.
Pourtant, les Nigériano-Américains sont des “Noirs” au sens où le veut la classification raciale des États-Unis, et ils sont donc classés au sein de la même “communauté noire” que les Afro-Américains. Comment, Táíwò s’interroge-t-il, peut-il parler au nom de gens dont l’héritage a été profondément marqué par les inégalités socio-économiques, le racisme et les conséquences historiques de l’esclavage ?
Les avantages de classe avec lesquels j'ai grandi contribuent à expliquer dans quelles salles j'ai été éduqué et socialisé à l'école primaire et au collège, ce qui contribue à expliquer mon entrée dans les classes sélectes de placement avancé et les classes enrichies à l’école secondaire, alors que d'autres personnes, issues de milieux plus défavorisés, étaient dirigées vers des cours de rattrapage. Cela explique à son tour mon accès à l'enseignement supérieur, qui impliquait l'admission dans des écoles dont d'autres étaient rejetés, et ainsi de suite.
Au final, cela explique aussi pourquoi Táíwò est en train d’écrire ce livre. Il ne s’agit pas, dans son ouvrage, de faire une œuvre de culpabilité à propos de ses privilèges, mais bien de comprendre comment il peut être considéré au même titre qu’un individu provenant d’un milieu réellement défavorisé.
Pour l’expliquer, il blâme deux phénomènes : d’une part les politiques identitaires et leur inversion du principe d’intersectionnalité, d’autre part les politiques de déférence, qui poussent l’élite à donner les mêmes avantages à tous les Noirs, sans aucune attention au contexte.
Inverser la logique du particulier à l’universel
En 1977, le Combahee River Collective publie un manifeste dans lequel apparaît pour la première fois l’expression “identity politics”. Pour les membres de cette organisation regroupant des féministes noires, queer et socialistes, ces politiques identitaires visaient à faire la synthèse des oppressions qu’elles subissaient.
Le Combahee River Collective répondait à un manque de compréhension des enjeux imbriqués du féminisme et des identités noire et queer au sein des organisations afro-américaines ou féministes. L’objectif était alors d’identifier les particularités de leurs luttes afin de mieux les rattacher à un mouvement socialiste global.
Táíwò revient sur cet épisode pour expliquer comment la marchandisation des identités a fait tout le contraire de ce qu’entendaient les membres du Combahee River Collective. Pour ces femmes, la réflexion sur leurs oppressions était une manière d’aborder la politique. Alors que toutes les autres associations les excluaient ou leur donnaient un rôle secondaire, le recours aux politiques identitaires était la petite porte par laquelle elles entraient dans l’arène politique.
Ce mouvement du particulier à l’universel a eu tendance à s’inverser dans les dernières années :
Dans les décennies qui ont suivi la fondation du Combahee River Collective, plutôt que de bâtir des alliances à travers nos différences, plusieurs ont choisi de resserrer les rangs — en particulier sur les médias sociaux — autour de visions encore plus restreintes des intérêts de groupe.
Ces différents intérêts permettent aux élites de groupes “dominés” de s’arroger la parole et les ressources de mouvements de fond. On le voit, par exemple, chez les féministes, où les femmes bourgeoises : vedettes de télévision ou de cinéma, artistes, professeures d’université, ont plus souvent qu’autrement la parole. Le même phénomène se produit dans la lutte antiraciste où les membres issus de la bourgeoisie de “groupes dominés” monopolisent à la fois le discours public et les opportunités offertes par ce que Táíwò appelle les “politiques de déférence”. Ces politiques visent à laisser la place aux “opprimés” au sein d’instances et d’institutions ou à marquer de manière symbolique l’importance de leurs combats.
Reaganisme des oppressions
Au début des années 1980, alors que le monde entrait dans une période d’inflation et de stagnation économique, le président américain Ronald Reagan se fit élire sur une plateforme néolibérale qui mettait de l’avant la théorie du ruissellement. Ce qu’on appelait en anglais les “trickle down economics” consistait à détaxer les plus riches en imaginant que ces êtres humains d’exception redistribueraient la richesse en dépensant leur argent.
La conception libérale des luttes contre l’inégalité a beaucoup en commun avec ces théories du ruissellement parce qu’elle applique un même principe d’encouragement des élites sans penser aux structures de redistribution. La main magique du marché devrait opérer pour répartir l’influence, et l’élection d’une femme ou d’un Afro-Américain peut être perçue comme une formidable avancée.
Au début des années 2000, le militant antiraciste Adolph Reed mettait d’ailleurs déjà en garde contre la célébration de l’élection de Barack Obama au poste de sénateur de l’Ohio :
À Chicago, par exemple, nous avons eu un avant-goût de la nouvelle génération de voix communautaires noires nées de la pouponnière des boursiers; un d’entre eux, un élégant avocat de Harvard doté d’un bilan impeccable en matière de bienfaisance et d’un libéralisme politique situé quelque part entre la vacuité à la répression, a gagné un siège au sénat à partir de ses assises dans le monde des fondations libérales et du développement. Sa ligne principalement policière était patinée de rhétorique communautaire. Il était question d’assemblées de cuisine, de solutions à petite échelle aux grands problèmes sociaux… Il mettait de l’avant une manière d’être avant un programme - là où les politiques identitaires convergent avec les bonnes vieilles réformes de classe moyenne, qui préfèrent la forme à la substance2.
La suite lui donnerait raison. Bien loin d’être une formidable avancée pour les “BIPOC”, comme se plaisent à dire les acrobates de l’acronyme, la présidence de Barack Obama s’est avérée être une continuation des politiques néolibérales qui ont maintenu les communautés noires dans la pauvreté pendant que les forces américaines multipliaient les frappes de drones à travers le globe, visant principalement des “personnes de couleur”.
Politiques de déférence et capture d’élite
L’idée derrière cette critique n’est pas de verser dans le cynisme, mais de montrer que la cohésion entre les politiques identitaires et les politiques de déférence, plus que de favoriser seulement les élites de groupes minoritaires, favorise toutes les élites. Un peu comme les puissances coloniales s’alliaient avec des gestionnaires locaux, le capital trouve ses saltimbanques au sein des groupes minoritaires et, s’il n’en trouve pas, il se contente d’aménagements résiduels. C’est d’ailleurs ce que constate le philosophe :
Dans une synthèse limpide de cette tendance, le maire de Washington avait fait peindre de grands “Black Lives Matter” sur l’asphalte des rues près de la Maison-Blanche où les manifestants se faisaient brutaliser.
Des mouvements comme Black Lives Matter ou le féminisme ont pu être repris instantanément par les grandes entreprises. Les grandes ligues sportives arboraient sans hésiter des logos BLM, les GAFA intégraient de nouveaux codes de représentation et on voyait apparaître un Noir dans chaque publicité télé au nom de la représentativité.
Il s’agissait, selon le discours ambiant, de “ne pas invisibiliser”, mais l’essence était toujours la même : offrir un progrès cosmétique à défaut de s’attaquer aux structures d’oppression. Pendant qu’on mettait des Noirs dans les pubs de Kellogg’s, des chauffeurs de taxi montréalais, la plupart immigrants, en bonne partie haïtiens ou maghrébins, devaient se battre contre Uber dans la plus parfaite indifférence après avoir souvent travaillé des années pour acheter des permis qui ne valaient désormais presque rien.
La capture d’élite, pendant qu’elle accorde des privilèges à une minorité représentante symbolique des groupes opprimés (sans avoir pour autant été élue), sert, par la politique de déférence, à justifier le système à la base des oppressions. Certains diront qu’il n’y a pas de petit profit, mais ces profits tombent souvent dans les poches de quelques-uns.
Sortir de la capture
Dans son essai, Olúfẹ́mi O. Táíwò ne se contente pas de critiquer le système des politiques identitaires. Il propose plutôt des voies d’organisation alternatives qui permettraient, justement, d’impliquer un plus grand nombre. Cette approche de “construction”, selon ses mots, passerait par une plus grande redevabilité de chacun envers les autres.
Bien que nous partons de différents niveaux de privilèges ou d’avantages, ce projet n’est pas de déterminer qui devrait se prosterner devant qui, mais simplement de trouver comment unir nos forces.
Pour ce faire, Táíwò adopte une vision nuancée de la déférence qui, si elle sert parfois l’élite, peut également reposer sur une attention authentique portée envers les voix moins entendues. Il faut alors tenir compte de la diversité tant des oppressions que des traumatismes, mais pas au prix de la communauté.
Faire partie d’une catégorie sociale ne prémunit pas contre le traumatisme, qui est rarement une expérience dont on sort grandi. La pauvreté, la maladie, la mort des autres, le racisme, une enfance terrible… Aucun être humain n’échappe à la souffrance. À vouloir classer les horreurs, nous perdons de vue ce qui nous unit.
Le trauma peut bien sûr servir à reconstruire, comme les tissus cicatrisent. Il peut servir aussi à se reconnaître. Il donne certainement une perspective, une expérience humaine, dont on se doit de tenir compte, mais il peut aussi détruire, tant l’individu que la collectivité.
Au final, ce en quoi je crois surtout c’est que les politiques de la déférence demandent quelque chose que le trauma ne peut donner. La déférence demande à la victime de représenter son trauma pour que nous puissions nous cacher sous le piédestal que nous lui érigeons, alors que nous devrions le porter collectivement.
Bien des mouvements se sont perdus dans ce travail symbolique au cours des dernières années, mais nous en ressortons beaucoup plus meurtris que grandis. Hiérarchiser les souffrances et instrumentaliser la douleur ne peut mener qu’à des injustices et à des guerres intestines, sans jamais soigner nos blessures. Le trauma est, par nature, un mauvais conseiller.
Alors que la société se retrouve sans cesse compromise par un système qui tente de la détruire de l’intérieur, nous avons besoin plus que jamais de panser nos blessures collectives et individuelles. Ce travail ne pourra se faire par magie en abolissant tout discours d’élite, mais il devra se faire si nous souhaitons qu’il y ait un avenir.
https://www.nola.com/news/article_44857fe0-27ec-11ed-957d-7be537db7308.html
Adolph Reed, “The Curse Of Community”, Class Notes: Posing As Politics And Other Thoughts On The American Scene, New York, New Press, 2000, p. 13.
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