Tout est normal, les Américains s’en vont vers la catastrophe
Le flegme électoral du Père Duchesne
J’ai bien choisi le moment pour me remettre à l’ouvrage après une pause de quelques semaines du Père Duchesne. J’avais un livre à finir, et voilà : le manuscrit est envoyé à la révision. Le monde, lui, n’a pas arrêté de tourner. À vous entendre, on dirait d’ailleurs qu’il n’en a plus pour longtemps. Après les inondations en Espagne, c’était Halloween en canicule, la mort de Peanut l’écureuil, et maintenant une certaine élection qui semble vous agiter plus qu’à l’habitude. Je ne vais pas jouer au devin, si vous veniez pour une annonce. J’ai regardé, comme vous, les sondages qui ne nous apprennent rien si ce n’est que la course est très serrée. Allons-y quand même pour une prédiction, facile celle-là : peu importe le résultat, nous serons dans la merde. Je ne veux pas dire par là qu’il y a une équivalence entre Donald Trump et Kamala Harris. Il vaut sans doute mieux, pour l’avenir du monde, qu’Harris gagne, mais cette victoire ne changerait rien, fondamentalement, à la spirale descendante de la démocratie américaine.
C’est Anton Jäger qui l’écrivait, récemment, dans The New Left Review, mais la tendance qui mène vers le trumpisme s’inscrit dans la longue durée1. Les spécialistes ont beau jongler avec les exemples historiques que sont le gilded age, la guerre civile ou le fascisme : rien ne semble coller parfaitement à ce que l’Amérique est devenue. Jäger est un historien de la pensée politique qui enseigne à Oxford. Il s’intéresse depuis quelques années à la transition entre ce qu’il qualifie, à la suite de Baudrillard, d’une époque post-politique (1990-2010) à une époque hyperpolitique. Jäger situe cette transition après la crise de 2008, et la reprise “en K” de l’économie qui a mené à l’enrichissement fulgurant d’une minorité et à une accélération du déclin de classes moyennes entamé depuis la fin des années 1970. Aux États-Unis, 2 ménages sur 3 vivent aujourd’hui “paycheck to paycheck”. Devant cet avenir bouché, la tension monte inévitablement, en trouvant toutes sortes d’objets aux passions tristes.
Politique en K
Ce que Jäger qualifie d’hyperpolitique est le croisement paradoxal entre la radicalisation politique et la désaffection des institutions. Si l’économie vit une reprise en K après la crise financière, la politique, elle aussi, suit une trajectoire en K. La désertion du Parti Démocrate par les radicaux est un bon exemple de ce phénomène. Alors que l’establishment démocrate affermit son emprise depuis plusieurs décennies, la base syndicale, étudiante et ouvrière déserte les rangs. En mettant de l’avant leur agenda néolibéral, belliciste et impérial, les élites démocrates ont poursuivi un agenda somme toute assez similaire à celui des années Bush. Devant ce rouleau compresseur, les radicaux et ce qui reste de la gauche américaine n’ont eu d’autre choix que de se tourner vers les espaces du web où ils se sont pris au jeu des culture wars.
Côté républicain, le trumpisme est parvenu à renverser l’ancienne élite et par imposer son agenda, donnant l’illusion d’offrir une solution à un avenir bouché. Le renversement des institutions et de la démocratie, proposé par Trump, est donc une solution maximaliste à un problème qui s’étale dans la longue durée. Jäger emploie le concept d’hystérèse pour expliquer la situation. En physique, l’hystérèse est l’existence d’un phénomène dont les causes ne sont plus observables, un peu comme vous pouvez guider la rivière dans son nouveau lit sans comprendre ensuite comment elle a été guidée. En grec, ὕστερος (usteros) veut dire “après”. Le concept a été importé en sociologie par Pierre Bourdieu pour parler du déclassement. On voit l’hystérèse, par exemple, quand un bourgeois déclassé garde des habitus de classe, même dans la pauvreté.
Bowling Alone
Les classes moyennes américaines vivent cette hystérèse depuis un moment déjà. Le pic industriel atteint à la fin des années 1970 et la domination américaine sur le “monde libre” ont permis la financiarisation progressive de l’économie, entraînant la dégradation progressive des conditions de vie des classes moyennes. La fiction méritocratique est peu à peu devenue science-fiction, mais les institutions ont permis de tenir en place l’illusion d’une société fonctionnelle. Quand je parle d’institutions, ici, il n’est pas question seulement des grands partis ou des agences gouvernementales. Je veux parler aussi des micro-institutions : les équipes de baseball, les clubs de lecture, les églises, les scouts, les associations de vétérans… C’est ce que la plupart des observateurs extérieurs ratent de la société américaine : de loin, elle peut sembler brutale, individualiste, mais elle se construit avant tout autour des communautés. Or, comme le souligne Jäger, ces communautés sont attaquées de toutes parts :
Comment décrire le résultat? Il est possible de formaliser un peu ici: un axe de politisation, d’un côté, qui mesure le degré de mobilisation, et un axe social, de l’autre, qui mesure le degré d’affiliation civique et la participation communautaire. Si nous tracions la première ligne —un agrégat de participation au vote, de manifestations, d’attentats politiques— nous verrions sans doute une augmentation marquée dans la foulée de la crise de 2008. En même temps, cette ligne serait croisée par une ligne descendante: un déclin soutenu des indicateurs d’implication communautaire. Durant la récente décennie d’engagement, le déclin du membership dans les organisations n’a fait qu’accélérer : les syndicats, les clubs, les associations, les partis politiques et, maintenant, —ce qui est spectaculaire pour les États-Unis— les églises ont continué de perdre des membres, ce qui a été exacerbé par la montée du circuit des médias numériques et par des conditions de travail de plus en plus brutales, le tout débouchant dans une “épidémie de solitude” d’autant plus grande qu’il y avait une véritable épidémie en 2020.
Ce constat ressemble à celui de Robert Putnam dans son classique Bowling Alone: The Collapse And Revival Of American Community (2000). Dans ce livre, Putnam analyse le déclin du capital social des Américains en partant du constat d’une augmentation de la pratique du bowling en solitaire. Il en arrive à dresser le portrait d’une civilisation de la solitude où les conditions de plus en plus difficiles de l’habitation et du travail attaquent le tissu social2. C’est au même constat que se livre Jäger, en montrant l’hystérèse d’une civilisation qui s’imagine encore en train de faire des concours de tartes aux pommes à la foire du dimanche, quand elle croule sous les dettes entre deux emplois pour arriver à payer les versements sur la deuxième voiture. Le mode de vie américain craque de toutes parts et la recherche des coupables va bon train.
Fascisme
On a beaucoup glosé sur le “fascisme” supposé de Trump, mais le 20e siècle est sans doute un mauvais guide pour comprendre le 21e : pas de bruits de bottes, pas d’organisation paramilitaire, de chemises brunes ou de crainte du communisme. Il n’y a pas d’alternative évidente, sinon les régimes autocratiques et le stalinisme de marché. J’imagine que, rassurés par l’inadéquation de l’analogie, plusieurs supporters de Trump ne le prennent pas au sérieux quand il menace de faire fusiller Liz Cheney. Si l’étude du fascisme est limitée pour aborder le 21e siècle, elle reste pertinente pour comprendre la mécanique des foules et le danger qui se cache derrière toute cette agitation. Une victoire de Kamala Harris ne règlerait pas le problème de fond pour autant.
Comment reconstruire des communautés ? Dans son livre, Putnam évoquait le problème au tournant des années 2000 et y voyait une menace potentielle pour la démocratie. La prophétie visait juste. Loin de désespérer, il souhaitait une relance du capital social par des initiatives locales, autant personnelles que collectives. Les réseaux sociaux ont pu servir un temps d’ersatz à cette désaffiliation générale, mais ils souffrent des mêmes problèmes que les centres commerciaux des années 1960, pensés pour résorber la crise de la solitude banlieusarde : ce sont des lieux policés, des territoire régis par le capital, l’envers d’espaces libres. La solution est le retour à une collectivité “IRL”, que ce soit l’église, l’école, le club de philatélie ou le roller derby mais, en attendant, les institutions démocratiques vont continuer de payer le prix de l’agitation hyperpolitique. Une élection, j’en ai bien peur, n’y changera rien.
Robert Putnam, Bowling Alone: The Collapse And Revival Of American Community, New York, Simon & Schuster, 2000.
Pardonne mon inculture, mais que signifie "collectivité "IRL"?