Théophile Gautier, l'art et la révolution numérique
Les réflexions cybernétiques du Père Duchesne
Après plus d’une quinzaine d’années de révolution Internet, les maigres espoirs entretenus dans la deuxième moitié des années 2000 n’attirent plus que les imbéciles. Même les révolutions du Printemps Arabe, la grande carte de visite de Facebook et Twitter, se sont effondrées sous la pression de forces réactionnaires, quand ce n’est pas dans un bain de sang. Ce mal n’est pourtant pas nouveau. Porteur de grandes promesses, Internet s’est avéré être une continuation de la révolution médiatique initiée par Gutenberg, elle aussi rapidement récupérée par le pouvoir.
Déjà chez Gautier
En 1835, dans sa préface à Mademoiselle de Maupin, Théophile Gautier dénonçait l’hypocrisie des journalistes, qui signaient à tort et à travers des appels à la censure. « Penser une chose, en écrire une autre, cela arrive tous les jours, surtout aux gens vertueux », écrivait-il, avant d’expliquer :
Mais c’est la mode maintenant d’être vertueux et chrétien, c’est une tournure qu’on se donne ; on se pose en saint Jérôme, comme autrefois en don Juan ; l’on est pâle et macéré, l’on porte les cheveux à l’apôtre, l’on marche les mains jointes et les yeux fichés en terre ; on prend un petit air confit en perfection ; on a une Bible ouverte sur sa cheminée, un crucifix et du buis bénit à son lit ; l’on ne jure plus, l’on fume peu, et l’on chique à peine. – Alors on est chrétien, l’on parle de la sainteté de l’art, de la haute mission de l’artiste, de la poésie du catholicisme, de M. de Lamennais, des peintres de l’école angélique, du concile de Trente, de l’humanité progressive et de mille autres belles choses.
Donnez à l’être humain un nouveau médium, il s’en servira pour se montrer meilleur que son prochain. C’est déjà ce que Nietzsche appelait, en son temps, la “morale de l’esclave”, et c’est ce contre quoi Théophile Gautier essayait d’élaborer se théorie de l’art pour l’art. Aujourd’hui, nombreux sont les curés qui se prétendent critiques ou théoriciens à vous entretenir à propos du “ethical turn”.
Depuis longtemps, faut-il admettre, l’éthique n’est que le nom sophistiqué de la morale, et ses nouveaux vendeurs ont trouvé le promontoire rêvé pour étaler leur vertu en quêtant leur carte d’“allié” chez les influenceurs du web moral. Gautier ne parlait pas, bien sûr, d’Internet, mais il ciblait une tendance à l’hypocrisie amplifiée par les journaux, qui se prolonge aujourd’hui dans la révolution numérique :
Cette grande affectation de morale qui règne maintenant serait fort risible, si elle n’était fort ennuyeuse. – Chaque feuilleton devient une chaire ; chaque journaliste, un prédicateur ; il n’y manque que la tonsure et le petit collet. Le temps est à la pluie et à l’homélie ; on se défend de l’une et de l’autre en ne sortant qu’en voiture et en relisant Pantagruel entre sa bouteille et sa pipe.
C’est ce dans quoi ont versé la plupart des grands médias après la crise de 2007-2008. Attaqués par les deux mâchoires de la crise économique et de la fuite des publicitaires, ces derniers ont sombré dans la facilité des pompes à clics que sont les articles à scandales et les prises de position vociférantes.
Un spectacle payant
La logique performative était d’ailleurs à l’image des nouveaux médias, tout entièrement fondée sur ce que certains ont nommé l’économie de l’attention, mais l’“économie de l’attention” est une fiction qui suppose qu’on ait affaire à des individus conscients et rationnels sur les réseaux sociaux.
Une étude1 publiée en 2021 dans Science Advances a montré, en s’appuyant sur une analyse de 12.7 millions de tweets, que le renforcement social envers la colère entrainait, logiquement, plus de colère, tant dans le contenu des tweets que dans les questionnaires distribués aux individus. Non seulement la colère est-elle renforcée par les “likes”, mais ce renforcement invite à une surenchère d’indignations et de récriminations pour aller chercher plus de likes.
C’est comme si la société entière cherchait à renforcer le clivage entre le bon et le mauvais, ne sachant plus situer la limite entre le soi et l’autre, entre les pulsions et leur objet, entre le privé et le public… Dans cette logique, la projection de ses pulsions sur le monde est non seulement recommandée, elle est renforcée par une marchandisation croissante des états d’âme.
Bernays et l’économie pulsionnelle de la cancel culture
Un siècle plus tôt, Edward Bernays, inventeur des relations publiques, avait déjà compris que de capter l’attention ne servait à rien si cette attention n’était pas habitée de ce qu’il y a de plus profond en l’être humain. Les géants du web sont aujourd’hui les héritiers de cette économie libidinale, jouant tour à tour des désirs : désirs d’émulation des “influenceurs”, désirs de faire partie du groupe, désirs de se montrer, désirs de se venger, d’humilier…
La cancel culture est un sous-produit de cette économie des pulsions, puisque la projection du mal sur des œuvres et des individus est son mode de fonctionnement. Comme rien n’intéresse plus les êtres humains que le spectacle de la mise à mort et de la catastrophe, autant bien en tirer profit, et les irruptions de colères passent d’un objet à l’autre sans que la soif soit épanchée.
L’extrême-droite a d’ailleurs été la première à comprendre cette économie libidinale. Plus ce qui est dit est grave, plus l’attention qui y sera portée sera grande. Jacques Chirac l’avait saisi en 1991, quand il a laissé “échapper” sa remarque sur le “bruit et l’odeur” des immigrants, Trump amènerait cette logique jusqu’à la stratosphère.
Comme on regarde un Grand Prix automobile dans l’espoir de voir un carambolage, la meute, sur Internet, n’attend que le moment où le discours prend le décor pour pouvoir assister au spectacle de la tôle froissée. Tant mieux si certains prennent part à l’accident, prennent un parti ou l’autre dans le déchaînement des passions, ce qui compte est le spectacle.
Il est affligeant de voir un milieu des arts et des lettres, soi-disant “de gauche”, prendre part à ce théâtre, si ce n’est que dans le silence le plus abject, pour abandonner les œuvres à l’égorgement spectaculaire. “On ne pourrait plus dire ceci”, entendons-nous, “on ne pourrait plus montrer cela”. D’après qui ? Selon quoi ? Qui meurt s’il le voit ? L’art est-il fait pour montrer une moralité irréprochable ou est-il, comme l’humain : pétri de contradictions, d’angoisses, faible, blessé, inconstant ?
L’art contre le règne de la peur
Les articles qui font grand cas de ce qui ne peut plus se dire ou s’écrire font eux-mêmes partie du spectacle. Nous sommes dans ce monde affligeant où une microminorité engagée dans la moralité performative sert d’épouvantail à une majorité effrayée par le châtiment potentiel, ou (pire) excitée par le spectacle.
Dans les dernières années, nous avons vu plusieurs cas d’œuvres retirées, de spectacles annulés, d’individus mis au ban de la société dans la plus parfaite indignation silencieuse d’une vaste majorité de la population.
La Peur est devenue reine de nos consciences. En privé, nous dénonçons et tournons en ridicule les pulsions cancellatoires de nos contemporains. En public, nous y souscrivons bassement. “On ne pourrait plus entendre ça aujourd’hui…” De qui, au juste, avons-nous peur ? Avez-vous vraiment caché tous vos disques de Michael Jackson ou est-ce seulement le spectacle du pédophile exposé sur HBO qui vous amuse ?
Quand Théophile Gautier dénonçait le moralisme de ses contemporains, il cherchait à défendre l’art avant toute chose. Encore aujourd’hui, l’art comme principe vivant est la principale victime de la petitesse humaine :
Il n’y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à rien ; tout ce qui est utile est laid, car c’est l’expression de quelque besoin, et ceux de l’homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature. – L’endroit le plus utile d’une maison, ce sont les latrines.
La peur du scandale semble être devenue une valeur cardinale, même si personne n’y croit. La censure symbolique est partout, même s’il est aujourd’hui physiquement impossible d’empêcher une œuvre d’exister. Je me répète, mais de qui avons-nous peur ?
Nous mettons nous-mêmes des entraves à notre conscience alors que le pouvoir de s’émouvoir de la beauté du monde est probablement la seule grande contribution du genre humain. De toutes les horreurs, nous perdons de vue ce que la création peut apporter. À l’aube d’une des plus grandes extinctions à l’échelle planétaire, notre traitement de l’art est à l’image de notre mépris généralisé du vivant.
Pourtant, rien ne justifie que les œuvres soient soumises à la première indignation en ligne. Tout le monde, en privé, le conçoit et le comprend. L’espace public est désormais un espace miné où se joue le théâtre du monde. Tous ont peur pour leur carrière, leur réputation, leur présence algorithmique, mais il faudra un jour comprendre que nous sommes plus nombreux à voir le monde dans son imperfection et sa fragilité qu’il y a de moralistes grimpés sur leurs chaires Internet.
https://www.science.org/doi/10.1126/sciadv.abe5641