Depuis quelques années, la pensée de Karl Marx fait un timide retour dans l’univers des sciences sociales. Plusieurs événements — grande récession de 2008, crise climatique, montée de l’intelligence artificielle, etc. — tout comme une certaine culture web expliquent ce phénomène. La perspective de voir un remplacement d’une partie de la main d’œuvre par l’Intelligence Artificielle, par exemple, invite à aller relire les passages où Marx aborde la “subordination de l’homme à la machine” :
Le temps est tout, l’homme n’est plus rien ; il est tout au plus la carcasse du temps. Il n’y est plus question de la qualité. La quantité seule décide de tout : heure par heure, journée par journée1.
Les réflexions nombreuses, riches et proliférantes de Marx permettent d’aborder une impasse contemporaine : celle d’une triple crise inflationniste, intellectuelle et politique, chapeautée par une crise climatique encore plus menaçante. Le There Is No Alternative néolibéral, qui avait pu servir de repoussoir à des générations désabusées par l’expérience politique, prend alors un autre sens.
Pendant des années, une sorte de résignation s’est installée dans les sciences humaines, laissant le domaine postmarxiste aux études culturelles avec leurs chouchous habituels : Foucault, Deleuze, Derrida… Le vieux marxisme, celui qui s’intéressait aux moyens de production, à la praxis et à la stratégie était résolument une affaire de vieux cocos disqualifiés par le spectre du stalinisme et du totalitarisme.
Quand “No Alternative” signifie la fin du monde, l’impulsion devient cependant un peu plus grande de chercher, justement, des alternatives au rouleau compresseur du capitalisme. C’est dans la recherche de cette alternative que le travail d’Isabelle Garo, qui a tenu pendant plusieurs années le fort des études sur Marx en France, prend sa pertinence.
Quelques lectures américaines
Ces derniers temps, son Communisme et stratégie, publié en 2019, fait un peu de bruit du côté de la gauche américaine, avec une traduction qui vient de paraître chez Verso. Dans Jacobin, James Rushing Daniel fait l’éloge d’un livre qui s’éloigne du marxisme culturel pour penser la stratégie2. Du côté de Spectre, une plus petite revue marxiste , Daniel Tutt consacre un compte rendu élogieux3 de l’ouvrage, qui salue surtout son côté pratique à un moment où les classes ouvrières semblent en tension, tant aux États-Unis qu’en France.
Tutt cite les Gilets Jaunes, mais aussi le mouvement contre la Réforme des retraites. Il cite aussi les grèves américaines, dont celle de la UAW. Il pourrait citer le Front Commun qui s’organise au Québec, et qui annonce le ras-le-bol des employés de l’État en pleine crise inflationniste.
Le mot en C
Menacées par l’inflation et l’automatisation, comme si ce n’était pas assez avec la perspective de la catastrophe climatique, les classes populaires se voient proposer deux voies qui impliquent la continuité du système: celle d’un conservatisme nihiliste à la Trump, qui propose la destruction des institutions démocratiques et du monde, ou celle d’une gauche néolibérale qui n’arrive pas à penser le commun. Le capitalisme est appelé à se poursuivre, et vous aurez grosso modo le choix entre l’identitarisme national ou l’identitarisme global comme formes édulcorées de l’action politique.
Garo suggère ainsi une autre voie, celle du communisme, qui permettrait aux masses de se ressaisir du processus historique :
Assumant cette marginalité, l’usage contemporain du terme lorsqu’il est positif témoigne de l’aspiration persistante à reconstruire des alternatives, sinon concrètes du moins nommables, les préservant comme hypothèses tandis que manquent les conditions sociales et les forces politiques de leur réactivation4.
Dans “un effort de repolitisation de la théorie”, l’autrice lit de manière critique les œuvres d’Alain Badiou, Ernesto Laclau et Toni Negri pour en dégager “une stratégie, au sens politique fort du terme, permettant la construction collective par les exploité.e.s et les dominé.e.s d’un projet de transformation globale, mobilisateur et radical5”. Elle s’inscrit par le fait même dans la continuité de son mentor Daniel Bensaïd, qui analysait, en critiquant la pensée post-marxiste, l’“éclipse de la raison stratégique”.
Unifier le combat
Je n’entrerai pas ici dans le détail des critiques de Garo à l’égard de Badiou, de Laclau et de Negri. Ce qui intéressera surtout les lecteurs du Père Duchesne c’est la conclusion du livre ou, du moins, ses trois derniers chapitres, qui proposent la mise en place d’une “stratégie des médiations”, c’est-à-dire un prolongement des stratégies mises en place par des mouvements féministes, LGBTQ+ ou antiracistes dans un combat commun contre le capitalisme.
Garo, exégète brillante, revient aux sources de l’œuvre de Marx pour nous expliquer comment le terme “communisme” (qui existe déjà chez Restif de la Bretonne à la fin du 18e siècle) cherche à faire le pont entre des groupes diversifiés: disciples de Proudhon, Fourriéristes, Blanquistes, etc.
La scène politique du 19e siècle ressemble à la Palestine de Life Of Brian des Monty Python. La nécessité d’une “stratégie du commun” explique pourquoi l’œuvre de Marx est si proliférante, parfois complexe. C’est, avant tout, un travail d’adaptation à des luttes et à des groupes politiques en évolution, voire en confrontation. Marx cherche, à travers ce Tohu-Bohu, à faire cause commune.
Le seul problème, dans un livre qui parle autant la “stratégie”, c’est qu’on ne comprend pas bien, au juste, comment Garo compte actualiser cette réflexion. Un livre comme How To Blow Up The Pipeline d’Andreas Malm, s’il ne brillait pas par sa hauteur théorique, avait au moins pour avantage de soupeser les tenants et les aboutissants d’une stratégie concrète pour s’attaquer à la crise climatique.
Dans le cas de Garo, on ne comprend toujours pas par où commencer pour concentrer des luttes qui, de plus en plus, semblent désunies. On peut penser à la lutte anti-impérialiste qui verse de manière croissante dans l’homophobie ou le poutinisme. On peut aussi penser aux classes ouvrières qui s’identifient souvent au racisme des partis populistes. Devant des Culture Wars stériles, il est intéressant de retourner à Marx pour comprendre que sa pensée était intrinsèquement stratégique mais, une fois le constat établi, le travail reste à faire.
Karl Marx, Misère de la philosophie : Réponse à la Philosophie de la misère de M. Proudhon, Paris, Éditions sociales, 1948, p. 47 cité dans Guillaume Méjat, “Marx et le temps des machines”, Le Temps, vol. 22, printemps 2019, [lien]
Isabelle Garo, Communisme et Stratégie, Paris, Éditions Amsterdam, 2019, p. 10
Ibid., p. 13