Quand la police s'en prend aux marionnettes
Le Père Duchesne et ses homoncules souhaitent raccourcir tous les censeurs
Ces dernières semaines, les tranquilles villes de Beaconsfield et de Pointe-Claire ont fait les manchettes après qu’une pièce pour enfants du marionnettiste Franck Sylvestre ait été annulée. En cause, une marionnette aux traits exagérés caricaturant son créateur, que certains citoyens consciencieux ont qualifiée de “raciste”.
S’en est suivi le tollé habituel à propos de ce qu’on peut dire et ne plus dire, de la censure, du racisme systémique et de tout le reste… Nos vifs chroniqueurs qui, la veille, s’indignaient qu’on laisse passer autant de migrants par le chemin Roxham, se sont soudainement trouvés pris d’une passion dévorante pour la cause noire. C’était, dit-on, encore un coup de la gauche “racialiste”, qu’on soupçonne être nombreuse dans le West Island.
Comme un malheur ne vient jamais seul, les entrepreneurs ethniques se sont, eux aussi, mis de la partie. Dans un moment de gloire, l’ex-policier Alain Babineau, aujourd’hui devenu directeur de l’organisme Red Coalition, s’est lancé dans une tirade où il qualifiait sur Twitter les gens de la Maison d’Haïti, qui s’étaient portés à la défense de Sylvestre, de “traîtres” au service de leurs “maîtres”.
Pour ceux qui ne seraient pas au courant, la Maison d’Haïti est un organisme culturel qui, depuis plus de 50 ans, travaille à l’accueil, à l’éducation et à l’intégration des migrants haïtiens. L’organisme a défendu des générations de réfugiés ou d’immigrants, tout en jouant un rôle de diffusion de la culture haïtienne à Montréal, que ce soit en français ou en langue créole. Red Coalition est, quant à elle, une firme de lobbyistes fondée en 2017.
Je ne souhaite pas renchérir sur le brouhaha. Franck Sylvestre, lui-même Martiniquais, avait évidemment le droit de se caricaturer comme bon lui semble. C’est une évidence, personne n’est à convaincre, mis à part quelques tatas du West Island.
C’est bête à dire, mais il semblerait qu’avoir la peau noire fasse encore scandale de temps à autre. Devant le ridicule évident de la situation, le Père Duchesne ne sait pas trop quoi ajouter, sinon que ce serait bien si, n’en déplaise à la police, toutes les maisons de la culture de la province pouvaient inviter Franck Sylvestre à présenter son spectacle “L’incroyable secret de Barbe Noire”. Écrasons l’infâme, comme disait l’autre.
Parlant tatas, les dernières semaines ont été riches en commentaires crétinozoïdes. Ça se passe chaque fois qu’un scandale médiatique en mode “culture wars” éclate dans les médias. Manque de bol, il en éclate un tous les deux jours ces temps-ci. Roald Dahl, James Bond, tout y passe… Mis à part le cirque, dont la fonction première est de vendre du clic, il nous faut absolument un mou du crâne pour essayer de nous rappeler qu’un événement X “n’est pas de la censure”.
Vous l’aurez compris, la ce-n’est-pas-de-la-censurite est une maladie chronique qui affecte principalement les entrepreneurs moraux, bien accrochés qu’ils sont à leurs ciseaux. À la racine du mal, il y a une définition absolument hors-sol de la censure qui émanerait nécessairement d’un pouvoir étatique.
C’est une règle à peu près universelle, mais les censeurs contemporains vous diront toujours que la censure n’existe pas. Pour eux, une entreprise qui déciderait de ne pas distribuer ou d’annuler un spectacle ne ferait qu’exercer ses droits en tant que personne morale. Il faut vraiment s’être planté la brosse à dents trop loin pour ne pas se rendre compte que l’État a depuis belle lurette délégué ses responsabilités à l’entreprise privée et que le banissement ou le caviardage commercial sont désormais les formes principales de censure en Occident.
Un parcours historique
Si on s’intéresse plus spécifiquement à la colonie canadienne, Il suffit de se pencher sur quelques cas historiques de censure pour voir que la définition strictement étatique ne tient pas la route. Pensons, par exemple, à Jean-Charles Harvey dont le roman Les Demi-Civilisés (1934) est dénoncé à sa sortie par le Cardinal Villeneuve pour sa critique du clérico-nationalisme canadien-français. Harvey est aussitôt renvoyé du journal Le Soleil. Ici, aucune intervention de l’État, un individu (le Cardinal Villeneuve) émet une opinion et une entreprise (Le Soleil) décide d’y souscrire. Pas de la censure ?
Continuons avec Le Libraire de Gérard Bessette (1960). Dans le roman, le personnage Hervé Jodoin vend L’Essai sur les mœurs de Voltaire à un collégien, et la librairie pour laquelle il travaille est menacée de boycott par l’Église. Dans les années 1950 au Canada, il était parfaitement légal de vendre un livre de Voltaire. Aucune interdiction étatique n’existait. Il était bien classé à “L’Enfer” des bibliothèques parce que son œuvre était inscrite à l’Index au Vatican, mais il s’agissait, encore une fois, d’initiatives privées. Pas de la censure ?
Je pourrais continuer longtemps. Paul-Émile Borduas renvoyé de l’École du Meuble ? Pas une miette d’intervention légale. La fin de l’Institut Canadien ? Nein! Pierre Hébert a d’ailleurs déjà pas mal fait le tour dans ses deux livres sur le sujet et le Dictionnaire de la censure1 auquel il a participé. Cherchez une censure autoritaire au Québec et vous aurez de la difficulté à la trouver. Vous verrez bien ici et là l’intervention du Gouverneur pour en finir avec le journal Le Canadien, la Loi du “Cadenas” de Maurice Duplessis… mais force est d’admettre que la censure d’initiative privée a constitué la norme plutôt que l’exception dans la colonie. Techniquement, vous avez toujours eu le “droit” au Canada d’enseigner Baudelaire, de vendre Voltaire ou d’écrire Refus Global. À vos risques.
Plus ça change…
Nos habituels détracteurs répondront bien sûr que ce n’est pas la même chose, que l’Église, finalement, était une sorte d’annexe de l’État. C’est pourtant faux. D’ailleurs l’Église utilisait exactement le même argument que les censeurs contemporains quand venait le temps d’être critiquée. C’est à dire qu’elle n’imposait rien, mais qu’elle donnait simplement une voie à suivre. En effet, ses prescriptions ou son Index ne s’adressaient en principe qu’aux Catholiques et ne constituaient pas une obligation légale.
C’est d’ailleurs de cette manière que l’Église s’en prend à Arthur Buies et à sa Lanterne, en suggérant fortement aux libraires de ne pas vendre le journal du pamphlétaire libéral. Pour nos censeurs, bien sûr, ce ne serait pas de la censure. La réponse de Buies pourrait d’ailleurs être le credo du Père Duchesne :
Je suis prêt à tout, j'ai fait le sacrifice de tout, de mon repos, de mon avenir pour dire la vérité, et je la dirai. Venez maintenant m'arracher ma Lanterne.
S'il n'y a plus de libraires pour la vendre, il restera toujours un homme pour l'écrire et un public pour la lire2.
Voyez, il écrit encore! Pas de la censure. Si les censeurs contemporains n’arrivent pas à voir le nez au milieu de leur visage, c’est peut-être parce qu’ils ne se sont jamais demandé quelle forme il avait. L’Église agissait à titre privé, tout comme l’entreprise aujourd’hui ne fait que suivre les humeurs des consommateurs qui tantôt en veulent à untel, tantôt à unetelle. Après, nos chevaliers du like ont beau jeu de dire que ce n’est qu’un “boycott”, et pas de la censure.
Allez, je vous en ai gardé une pour la route! C’est un extrait de L’ineffaçable souillure d’Alfred Goyette (1926), un roman affreusement nul dans lequel de méchants garnements se laissent corrompre par des livres impies. À la fin, les héros se rendent compte de leur erreur et décident de brûler des ouvrages à l’Index. Voici un petit extrait de la finale (et je vous rappelle que ce n’est toujours pas de la censure) :
Sur une table, étaient entassés les livres de Balzac.
— Au feu! au feu! réclamèrent les invités.
Seule, une voix était discordante.
Monsieur Lafitte plaidait la cause de l'inculpé.
—Mais c'est le père du roman moderne, interjetait-il, il est universellement connu et admiré; il a illustré le génie français.
—La Comédie humaine est à l'Index, rétorquait Marc Fontaine. Il est dangereux, cet auteur prolifique. Dans cette centaine de romans où il y a beaucoup d'imagination, le critique littéraire est scandalisé par la licence qui dépare presque tous les volumes. Parmi les cinq mille personnages qui détiennent les rôles dans cette profusion de livres, c'est toujours l'argent et les femmes qui prédominent. C'est scabreux, c'est impudique.
—Au feu! au feu! décrétèrent les jurés d'occasion.
Monsieur Lafitte intercéda en vain...
Les flammes crépitaient en dévorant: Berthe la repentie, Les Cent contes drolatiques, Contes bruns, Les Employés, Esther heureuse, L'Excommunié, La Femme supérieure, La Fille aux yeux d'or, Le Père Goriot, Béatrix, Les Célibataires, Étude de femme, Une passion dans le désert, etc... etc... etc...
Assez d'obscénités pour pervertir un pays3!...
https://editionsfides.com/products/dictionnaire-de-la-censure-au-quebec
Arthur Buies, La Lanterne, Montréal, 1884, p. 56.[https://numerique.banq.qc.ca/patrimoine/details/52327/2099899]
https://laurentiana.blogspot.com/2010/04/lineffacable-souillure.html
Deux liens pour un bref historique de la censure au Québec :
https://usito.usherbrooke.ca/articles/th%C3%A9matiques/hebert_1
https://www.assnat.qc.ca/fr/visiteurs/programmation-citoyenne/regards-sur-censure-litteraire-quebec.html