Pourquoi les caquistes s'habillent-ils aussi mal?
Les considérations sartoriales du Père Duchesne
Le hasard a voulu que je passe devant le Musée National des Beaux-Arts du Québec le jour où s’y tenait le “Bal National” annuel. Cette copie un peu brinquebalante du fameux “Bal du Met” n’a, il faut se le dire, en commun avec ce grand événement du jet set new yorkais qu’un substantif : le terme “Bal”. Cette année, l’invité d’honneur était l’inénarrable Pierre Karl Péladeau, et le thème de la soirée était, semble-t-il, “Outremer”. J’écris “semble-t-il” parce que le Père Duchesne n’était bien sûr pas invité. Le badaud que j’étais voyait donc défiler les invités tout de bleu vêtus quand mon regard s’est arrêté sur l’un d’entre eux : un jeune homme qui avait, faute de trouver de meilleurs termes pour le décrire, un look de caquiste. Ça se voyait à la paire de dress sneakers, ces chaussures de cuir à semelle de caoutchouc qui vous donnent instantanément l’air de sortir d’une soirée de chambre de commerce.
Avant que vous ne lanciez la pierre au Père Duchesne en l’accusant d’être un vil contempteur de son prochain, je tiens à préciser que j’ai moi-même commis un jour l’erreur d’acheter une paire de dress sneakers. Le problème n’est pas tant ici la chaussure en tant que telle, que le contexte. Le Bal National du Musée National des Beaux-Arts du Québec se veut une activité de financement réservée au gratin de la province, une soirée exclusive où vous pouvez, moyennant rétribution, jouer du coude avec des personnages importants. L’accoutrement de notre jeune caquiste avait donc la fonction de convier le luxe et l’exclusivité, mais n’arrivait qu’à lui donner les apparences d’une distinction désespérée et ridicule.
Le Menswear Guy, notre prophète
Depuis quelques années, Derek Guy, un Canadien d’origine vietnamienne vivant à San Francisco, participe à l’éducation populaire par ses conseils vestimentaires sur la plateforme X. Une de ses principales rengaine est le port du dress sneaker chez les politiciens. D’après Guy — que certains surnomment le “Menswear Guy” —, cette chaussure aurait le double désavantage de coûter cher tout en étant produite en masse. Le dress sneaker manque de respect pour l’artisanat auquel vous auriez accès en achetant une vraie paire de derbys ou de Richelieu, en plus de manquer de respect au véritable sneaker, dont les grands modèles comme le Adidas Samba, le Onitsuka Tiger ou le Nike Air Jordan ont gagné depuis longtemps leurs lettres de noblesse. Vous avez donc, avec cette chaussure à mi-chemin entre le cuir et le caoutchouc, une offense au bon goût.
Au fil des tweets et des articles, Derek Guy a développé une théorie assez élaborée du style vestimentaire masculin où il ne s’agit surtout pas de juger ceux qui s’habillent mal quand ils n’ont rien demandé. Comme Guy aime le rappeler, la respectabilité ne s’acquiert pas par le vêtement, elle s’acquiert par le caractère, l’intégrité ou la bonté. Bien vous habiller ne fait pas de vous une personne plus noble ou respectable, mais une attention portée au style, à la culture du vêtement et à l’artisanat qui est derrière peut contribuer à faire un monde plus beau autour de vous. Les premières cibles de Derek Guy sont les politiciens et les influenceurs masculinistes. Par exemple, Jordan Peterson et Andrew Tate sont des cibles fréquentes du Menswear Guy.
Dans une salve récente, Guy s’en prenait par exemple à Tate en montrant le paradoxe d’un homme qui se décrit lui-même comme un défenseur de la “masculinité traditionnelle” tout en s’habillant comme un métrosexuel des années 2000. Les skinny jeans que porte Tate, par exemple, étaient populaires chez les rockers et les hipsters tout comme dans le milieu gay, et souvent associés à des hommes efféminés par les commentateurs conservateurs de jadis. Selon Guy, Tate réussit l’exploit de multiplier les déclarations homophobes… tout en empruntant son style à la culture gay ou du moins à des modèles d’hommes considérés comme “efféminés”.
Le care au masculin
Vous n’avez qu’à vous promener un peu un samedi soir du début juin à Montréal et vous verrez des hommes habillés en mou — shorts cargo, t-shirt, casquette de baseball et sandales — accompagnés par des femmes vêtues avec soin et réflexion. Certains vous parleront de simplicité et de confort, mais ce caractère dégradé de l’habillement masculin québécois est à déplorer dans un ensemble de pratiques qui vont de la conduite de SUV gigantesques à l’avachissement généralisé des mœurs. L’homme nord-américain est souvent un gros enfant mal habillé qui recherche avant tout la ligne de moindre résistance. Il est, en ce sens, à l’image de tout le système qui le produit. L’absence de travail esthétique du vêtement ne devrait pas être considérée comme une légèreté anodine, mais comme un déficit de socialisation dont le corollaire est la haine généralisée pour la beauté.
On ne s’habille jamais que pour soi, on s’habille parce qu’il y a quelqu’un d’autre, et le refus de penser à une communauté esthétique est à l’image d’une Amérique du Nord qui triomphe dans le chacun pour soi. C’est la halte d’autoroute, le boulevard sans âme, le centre commercial… l’Amérique fonctionnelle et destructrice, le manque de “care” qui fait de l’homme moderne une nuisance plus souvent qu’un apport net à la beauté du monde.

Le terme “care” est devenu plus à la mode récemment après la publication du Care Manifesto par le Care Collective en 2020. Il y aurait beaucoup à redire sur ce manifeste, sur le concept de care et surtout sur la manière dont il a été repris, dévidé de son sens et utilisé à toutes les sauces par des universitaires en mal d’étiquettes. N’empêche, depuis la publication de ce texte, un ami n’arrête pas de m’envoyer des photos de ses rénovations avec le sous-titre “le care au masculin”. Cette blague récurrente m’amène à imaginer qu’il pourrait exister des manières plus typiquement masculines de prendre soin. Sans revenir à des modèles trop stéréotypés, les hommes ont aussi des façons traditionnelles de prendre soin. Le réparateur, le charpentier, le mécanicien, le pompier, le déménageur, l’ambulancier… tous ces rôles associés aux hommes portent en eux une forme de soin. Dans les dernières années, la masculinité a surtout été approchée à gauche par la négative, pour ce qu’elle ne doit pas être, ce qui a laissé le champ libre à des influenceurs comme Jordan Peterson ou Andrew Tate pour établir leur fond de commerce sur des modèles débiles et mensongers.
Il n’y a d’ailleurs pas plus ridicule que Jordan Peterson, qui n’arrête pas de faire l’éloge de la force et de l’insensibilité masculines, tout en pleurant à chaque occasion. Peterson est souvent le contre-exemple de sa propre théorie, et c’est ce qui rend le personnage divertissant malgré lui. Bien que Peterson fasse tout le temps l’éloge du vêtement masculin traditionnel, il réussit plutôt à combiner les choses chères — complets taillés sur-mesure, chaussures de luxe, montres — pour avoir l’air au final d’être déguisé. Au Québec et en France, l’agitateur Mathieu Bock-Côté a atteint le même statut avec ses costumes trois pièces sur CNEWS, qui lui ont valu de faire la Une du magazine Dandy au printemps 2023.
Bock-Côté et le discours d’élite du vêtement
Le problème avec Bock-Côté n’est pas tant qu’il s’habille mal. Au contraire, il y a une certaine recherche dans ses tenues, mais le discours qu’il tient à ce sujet est, avant tout, un discours viriliste et élitiste. “[D]ans le monde de l’indifférencié et de la négation fanatique du masculin et du féminin, je crois que l’élégance est une nouvelle dissidence1”, écrit-il dans Dandy. Pour le tribun, la distinction par le vêtement est une manière de s’élever contre le déclin de l’Occident, le “wokisme” et le “postmodernisme”.
Dans son guide de style How To Be A Man (2011), le journaliste Glenn O’Brien rappelle pourtant que le complet n’a pas toujours été associé à l’élégance :
Le complet moderne était à l’origine appelé un “costume de salon” et n’était pas destiné à être porté au travail par les professionnels. C’était un vêtement informel pour le divertissement à domicile ou le voyage. La redingote, le col à rabat et le pantalon rayé étaient plutôt l’uniforme prescrit pour l’homme du monde. C’est après la Grande Guerre, quand les années 1920 sont devenues folles, que les choses ont changé. L’ère du jazz demandait un habillement plus versatile pour danser le Black Bottom, le Charleston ou le Lindy Hop. Il fallait aussi pouvoir fuir la buvette avec aisance en cas de descente policière2.
Le complet tel que nous le connaissons aujourd’hui est un vêtement des classes ouvrières qui a gagné ses lettres de noblesse à travers la culture des bars et de la fête. À l’époque, les traditionalistes comme Bock-Côté avaient plutôt tendance à dénoncer cette mode à l’anglaise, ouvrière et désinvolte, associée chez les classes aisées à la culture de la fête, à la débauche et à l’homosexualité.
Si Bock-Côté plaide pour un retour à un vêtement d’élite, O’Brien dénonce pour sa part la manière dont le vêtement d’élite s’est peu à peu approprié la culture populaire pour donner l’illusion de distinctions inexistantes :
Alors qu’il était facile autrefois d’établir une distinction entre les pauvres et les riches par l’habillement, cette distinction est aujourd’hui subtile et codée. Pour faire la différence, vous devez être en mesure de reconnaître la paire de jeans à 500$. En surface, l’abandon des formalités semblait être une idée merveilleuse : un triomphe démocratique et une reconnaissance visuelle de notre égalité. Dans les faits, l’inverse s’est produit. Les riches sont plus riches que jamais. La baisse des standards d’habillement n’a fait que rendre la tâche plus facile aux ultra-riches qui se cachent parmi nous3.
Aujourd’hui, Mark Zuckerberg s’habille comme un cégépien qui vient de se lever et Bill Gates, pour reprendre les mots d’O’Brien, ressemble à un directeur d’école primaire. L’habillement n’est donc pas un marqueur de classe aussi fidèle qu’il a pu l’être par le passé. D’où vient alors à Bock-Côté l’idée étrange de vouloir marquer, par le vêtement, son ascension sociale ? Fils d’un professeur d’histoire de la banlieue de Montréal, Bock-Côté vient de ce qu’il convient vulgairement d’appeler la classe moyenne. Son parcours des bancs d’école à la télévision a été marqué par une omniprésence croissante dans la sphère médiatique québécoise avant de faire le saut de l’autre côté de l’Atlantique, et de devenir l’égérie de CNEWS en remplacement d’Éric Zemmour.
Les contrats qui viennent avec ce type de diffusion sont, on l’imagine, lucratifs, et le personnage est passé progressivement du look “Forum Jeunesse du Bloc Québécois” aux complets sur-mesure. Le problème est que le complet n’est pas porté par Bock-Côté dans l’esprit désinvolte de Derek Guy ou de Glenn O’Brien, mais bien comme un marqueur de classe. Cette pantalonnade est d’autant plus ridicule que les véritables patrons de Bock-Côté ont plus en commun avec les Bill Gates et les Mark Zuckerberg qu’avec le dandysme de Charles Baudelaire. Certes, Vincent Bolloré, qui possède CNEWS, est un Monsieur qui porte des complets bien coupés, mais il faut jeter un œil du côté des héritiers pour voir comment travaille le pouvoir. Yannick Bolloré, par exemple, a l’habitude des chemises à col ouvert et des cheveux en bataille. Un peu comme avec un Gates ou un Zuckerberg, le patron est plus décontracté que ses serviteurs. Comme le rappelle Glenn O’Brien, il n’y a pas plus snob que les larbins des boutiques de grand luxe. C’est comme si l’hyper conscience de ne pas être de la haute amenait chez certains sujets une surcompensation. J’imagine que l’observation s’applique aussi à Bock-Côté.
Prendre soin de Bernard Drainville
Utiliser le vêtement comme distinction sociale est donc, en soi, une faute de goût, une méconnaissance des origines populaires de la plupart des grands styles. Cela ne veut pas dire que toutes les choses chères sont à mépriser. Il y a, du côté du vêtement, de réels artisans dont le travail mérite d’être rémunéré. Créer de belles choses coûte parfois très cher, mais ce n’est pas parce que le prix est élevé que le porter vous rend plus respectable. Ce qui ressort de la pensée d’esthètes comme Guy ou O’Brien, c’est que le vrai style ne vient pas des marques, des normes appliquées aveuglément ou de la marchandise en tant que telle, mais qu’il vient d’une connaissance de l’art du vêtement, de son histoire et des pratiques culturelles qui l’entourent. Développer son style est un travail d’intégrité et de sensibilité, c’est quelque chose qui ne peut se faire que dans une réflexion sur la matière, sur notre corps, sur son rapport aux matériaux et sur le rapport au monde culturel qui l’entoure. Les adolescents ou les jeunes adultes sont souvent les plus créatifs en matière de style, justement parce qu’ils ont cette conscience aiguisée du monde culturel qui est le leur.
C’est loin d’être le cas des caquistes. Prenons, par exemple, Bernard Drainville, actuel Ministre de l’Éducation :
Rien dans cette image du Ministre Drainville ne fonctionne. D’abord, le drapé du pantalon donne un air minuscule à ses jambes, un effet amplifié par la coupe conique du veston. Les dress sneakers sable avec le complet bleu seraient déjà lamentables si les talons compensés ne lui donnaient pas cet air brinquebalant de raton laveur sur des échasses… C’est une catastrophe, mais cette catastrophe est Ministre de l’éducation. Drainville dispose des moyens et des ressources pour consulter quelqu’un s’il le faut, mais la vérité est qu’il n’en a rien à faire. Le complet de Drainville est la coquille vide qui lui sert à transmettre l’apparence des convenances, tout en s’occupant, on l’imagine, de choses plus importantes.
Queer eye for a caquiste ou la masculinité partielle
La série Queer Eye For The Straight Guy, a été diffusée pendant 5 saisons sur Bravo de 2003 à 2007. Les épisodes de Queer Eye suivaient à peu près tous le même schéma. Au départ, les Fab Five, cinq hommes homosexuels, se réunissaient dans un SUV pour discuter du cas de l’épisode. Ils rencontraient par la suite un homme hétérosexuel au style à améliorer, consultaient divers spécialistes jusqu’au makeover final, où l’on voyait l’homme hétérosexuel transformé. Le succès de la série vient sans doute du fait que tout était toujours positif dans Queer Eye. Le regard queer se voulait d’une bienveillance critique envers l’hétérosexuel moyen. C’était au fond une lettre d’amour aux hommes straight : “Vous vous habillez mal, mais on vous aime quand même.”
À bien y réfléchir, il y a peut-être un prolongement à voir dans la manière qu’ont les caquistes ou Bock-Côté d’envisager le vêtement, tantôt comme une marque d’ascension sociale, tantôt comme une formalité. Les deux auraient désespérément besoin d’un queer eye. C’est comme si la masculinité défendue par Bock-Côté, cette manière viriliste de vouloir s’habiller en homme, oubliait ce que c’est fondamentalement que d’être un homme. C’est la leçon que donnaient les Fab Five : l’hétérosexuel moyen, en voulant férocement “ne pas être gay”, oublie que les folles, les tantes ou les pédales sont non seulement des hommes, mais ont surtout fourni une contribution héroïque au genre masculin et à son style. Queer Eye fonctionnait parce que chaque épisode se présentait comme une réparation de cette rupture fondamentale dans la condition masculine, un retour à l’Eden d’une masculinité qui n’aurait rien à se prouver à elle-même. C’est aussi le problème du discours d’élite qui se retrouve aujourd’hui chez Bock-Côté, mais qui est aussi là chez les influenceurs masculinistes qui veulent mettre de l’avant le body building, la Lamborghini et les bains glacés. Le problème de la masculinité contemporaine c’est que ceux qui nous en parlent défendent une masculinité partielle, une masculinité qui devrait être musclée, hétérosexuelle, riche et habillée “en homme”.
La masculinité partielle efface non seulement les masculinités potentielles, mais elle efface aussi les masculinités historiques. Ce sont des hommes pauvres qui ont construit les routes, les maisons, les usines, défriché et cultivé la terre. Ce sont encore des pauvres qui se sont battus dans les guerres ou qui ont piloté les trains et les navires. Des cow-boys aux bûcherons, très peu des grands archétypes masculins nous viennent de l’élite. Quant au style vestimentaire, plus souvent qu’autrement, il nous vient des culture du dessous : qu’il s’agisse de la culture des cabarets, des criminels, des marins, des soldats, des prisonniers, des artistes, des musiciens… Les caquistes s’habillent mal parce qu’ils ont comme référent une masculinité partielle, une masculinité qui a peur d’elle-même, peur d’être trop pédale, trop folle ou d’avoir l’air trop pauvre. Le vrai style, lui, vient de l’intégrité et de la sensibilité : d’une masculinité qui sait réparer, soigner, faire attention… C’est pour cette raison que la faute de goût est pire qu’il n’y paraît. Le travail de la beauté est un travail du monde. Tout le reste est d’une brutale bêtise.
Le Père Duchesne passe en mode estival et espace ses publications pour les prochaines semaines. De retour à la mi-août pour la nouvelle saison.
Mathieu Bock-Côté, “L’élégance est une nouvelle dissidence”, Journal de Montréal, 31 mars 2023, [lien]
Glenn O’Brien, How To Be A Man: A Guide To Style And Behaviour For The Modern Gentleman, New York, Rizzoli, 2011, p. 67
Ibid., p. 136
Quelle excellente analyse! Merci de m'avoir permis un fabuleux moment ce matin, le temps de la lecture de cet article 😍
J'avais vu cette couverture du magazine Dandy. Il me semble toujours y avoir chez Mathieu Bock-Côté un conflit entre l'élégance et l'embonpoint. Il est "bien habillé", porte des vêtements de qualité, aux couleurs harmonieuses - mais il a toujours l'air coincé dedans, il n'a pas la fluidité des vrais élégants, hommes ou femmes. Son look, qui parait trop travaillé, est peut-être comme vous dites une "surcompensation" pour se remettre de son ascension fulgurante dans les médias français. Il dégage l'impression qu'il a été plongé comme Achille non dans le Styx, mais dans une boutique haut de gamme et quand on l'a retiré il a été tout étonné d'être soudain bien habillé. - Bon portrait du mauvais goût de nombreux politiciens et autres personnalités québécoises au niveau du sol.