L'hystérie futuriste des technofascistes
Les considérations freudo-marxistes du Père Duchesne
J’écoutais récemment un podcast de Wired sur Marc Andreessen, le nouveau gourou de Silicon Valley1 et une chose m’a frappée : même si le slogan trumpiste “Make America Great Again” est une référence explicite à un passé mythifié, une tension existe dans le mouvement entre des conservateurs plus traditionnels — amoureux de l’ordre — et le clan technofasciste incarné par Elon Musk. Le toujours pertinent Justin Smith-Ruiu l’écrivait récemment, mais le soi-disant conservatisme des trumpistes ou de leurs semblables n’a rien à voir avec la conservation de quoique ce soit. Smith-Ruiu mentionne, dans son texte, l’exemple des Mémoires d’Outre-tombe (1849) de François-René de Chateaubriand. Pour l’écrivain romantique français, la conservation d’un monde en ruines était portée par l’idéal et la mélancolie. Nous avons, depuis, dérivé loin de cet idéal de conservation.
Futurisme et conservatisme
C’est, en effet, aux conservateurs qu’on doit les premières défenses du patrimoine, de la culture, des droits des femmes et de la nature. Où est donc passée cette droite qui aimait la “civilisation occidentale” ? Les élucubrations des technofascistes ont aujourd’hui plus à voir avec les délires futuristes d’un Filippo Tommaso Marinetti qu’avec la mélancolie de Chateaubriand. Marinetti est surtout connu pour son manifeste du futurisme, publié dans les pages du Figaro en 1909 :
Nous voulons glorifier la guerre – seule hygiène du monde –, le militarisme, le patriotisme, le geste destructeur des anarchistes, les belles idées qui tuent, et le mépris de la femme.
Nous voulons démolir les musées, les bibliothèques, combattre le moralisme, le féminisme et toutes les lâchetés opportunistes et utilitaires2.
Marinetti et les futuristes finiraient, un peu plus de dix ans plus tard, par rejoindre les faisceaux de combat de Benito Mussolini, une chose qui peut paraître étrange à ceux qui pensent que le fascisme puise ses racines dans le traditionnalisme et le conservatisme. Un peu comme le magnat Marc Andreessen dans son Manifeste techno optimiste (2023), les futuristes faisaient l’éloge de la vitesse et de la technique, représentées pour eux par les aéroplanes, les tramways et les automobiles. Animés, cette fois, par l’intelligence artificielle, les mots d’Andreessen rappellent par moments la prose de Marinetti :
Nous croyons en la nature, mais aussi en notre capacité de surpasser la nature. Nous ne sommes pas des primitifs, effrayés par la foudre. Nous sommes les prédateurs ultimes; la foudre travaille pour nous3.
Cette fétichisation de la nouveauté s’accompagnait aussi, chez les futuristes italiens, d’un profond mépris pour la femme et pour la douceur. Dans son roman Mafarka le futuriste (1909), par exemple, Marinetti allait jusqu’à imaginer un être mécanique délivré du fardeau de naître d’une femme :
J’en ai conclu qu’il est possible de pousser hors de sa chair, sans le concours et la puante complicité de la matrice de la femme, un géant immortel aux ailes infaillibles4!
Ce passage fait penser aujourd’hui à Elon Musk et à ses multiples enfants aux noms d’automates engendrés par des utérus anonymes. Le fascisme est avant tout une haine de la mère. Dans les dernières semaines, différents scandales ont d’ailleurs essaimé le parcours de Musk, au sujet de ses enfants. Son ex-conjointe, la chanteuse Grimes, a cherché à le rejoindre sur son réseau social X pour qu’il réponde à ses messages au sujet d’une “urgence médicale” concernant un de ses enfants. Elle s’est, de plus, indignée de voir son fils biologique exposé dans le Bureau Ovale sans son consentement. Cette semaine, une autre femme, Ashley Saint-Clair, semble être sortie du placard en tant que donneuse d’ovule pour le 13e enfant de l’oligarque. Musk n’hésite d’ailleurs pas, depuis plusieurs années, à faire l’éloge du natalisme et des nouveaux moyens de procréation.
Hystérie masculine
Le concept d’hystérie est tombé en désuétude ces dernières décennies à cause de ses origines misogynes. Du grec ὑστέρα (ustera), utérus, l’hystérie est d’abord une maladie mentale attribuée aux femmes. C’est une histoire bien connue. Quand Sigmund Freud commence à s’y intéresser à la fin du 19e siècle, il découvre que les patientes ont pour la plupart été victimes d’abus durant l’enfance avant de se rétracter et d’élaborer une théorie selon laquelle elles souffriraient de désirs réprimés pour leur père. N’oublions cependant pas l’utilité première de l’observation de Freud : un détournement de la cause de la maladie et de ses symptômes (parfois spectaculaires). Pour Freud, l’hystérie est, en somme, une douleur qui cherche à être vue.
Le 21e siècle est un âge d’hommes hystériques, qui cherchent à faire voir leur douleur par des moyens détournés. Internet est rempli de ces hommes humiliés et dangereux qui trouvent leur domicile chez Andrew Tate ou Jordan Peterson. Ce sont d’ailleurs eux, le plus souvent, qui admirent les “grands hommes” que sont supposément Trump et Musk. En lisant Andreessen et son apologie du “prédateur”, je n’ai pu m’empêcher de faire le parallèle avec la pensée raciste et misogyne de Costin Alamariu dans son Bronze Age Mindset (2018). “Nous croyons à l’ambition, à l’agressivité, à la persistance, à l’acharnement - à la force”, écrit Andreessen dans son manifeste. J’ai déjà écrit à propos d’Alamariu auparavant, mais son travail — dans lequel il propose le renversement du matriarcat par la force physique et la guerre — anime depuis un moment les esprits à Silicon Valley.
L’Amour des machines
Six ans après le Manifeste du futurisme, Marinetti fait paraître Guerre. Seule hygiène du monde (1915), un ouvrage dans lequel il fait l’éloge paradoxal des suffragettes parce qu’elles proposent d’occuper les femmes dans un parlementarisme que l’auteur juge inutile5. Dans le texte suivant, “L’homme multiplié et le règne de la machine”, il écrit :
[N]ous développons et défendons une grande et nouvelle idée qui circule dans la vie contemporaine : l’idée de la beauté mécanique; et ainsi nous exaltons l’amour de la machine, cet amour que nous avons vu flamboyer sur les joues des mécaniciens, noircies et barbouillées de charbon. N’avez-vous jamais vu un ingénieur laver avec amour la grande et puissante carrosserie de sa locomotive ? Ce sont les tendresses infimes et savantes d’un amant qui caresse sa femme adorée6.
Pour Marinetti, l’amour des machines est une façon pour l’homme multiplié de remplacer l’amour des femmes. Cet idéal post-humaniste avant l’heure se répète chez certains prophètes de Silicon Valley, comme Sam Altman — le patron d’Open AI —, qui prétend parvenir à créer bientôt une “super-intelligence”, ce qui réaliserait par le fait même le rêve de Marinetti. Il semble cependant y avoir, comme dans le cas du fascisme italien, une contradiction évidente entre ces deux tendances du trumpisme. Comment un projet de restauration fantasmé (MAGA) peut-il s’articuler avec le nihilisme des technofascistes? Comment peut-on à la fois vendre à la population une Amérique des traditions et des valeurs tout en détruisant la “mère patrie” au profit d’oligarques technofuturistes? J’aimerais que cette contradiction soit fatale, mais le fascisme italien a pu rouler plus de 20 ans de cette façon, en entretenant la confusion quant au progrès et à la tradition. Le pouvoir autocratique a sa propre logique qui ne s’embarrasse pas trop de la raison.
Lauren Goode, Michael Calore, Zoë Schiffer, “The World According To Marc Andreessen”, Wired, 30 janvier 2025, [lien].
Fillippo Tommasso Marinetti, Mafarka le futuriste. Roman Africain, Paris, Sansot et Cie., 1909, p. 215 [lien].
Fillippo Tommasso Marinetti, “Contro l’Amore e il Parlementarismo”, Guerra. Sola igiene del mondo, Milano, Edizioni futuriste di Poesia, 1915, p. 87-93, [lien].
Fillippo Tommasso Marinetti, “L’Uomo moltiplicato e il regno della macchina”, Op. cit., p. 95.
The End of Reality: How Four Billionaires are Selling a Fantasy Future of the Metaverse, Mars, and Crypto. Jonathan Taplin
À lire sur ce sujet. Excellent ouvrage.
Bravo Père Duchesne, et merci!