Le"settler colonialism" est devenu un concept ridicule, et il serait temps de s'en débarrasser
Grande colère du Père Duchesne devant l'Université, inc. et sa business postcoloniale
L’anglais a ce dicton formidable : quand on pense comme un marteau, tous les problèmes sont des clous. J’y pense souvent ces temps-ci parce que je vois surgir à répétition la notion de “settler colonialism” dans les commentaires entourant le conflit à Gaza, et que c’est dur à battre en fait de marteau.
Pour ceux qui ne traînaient pas dans les couloirs des universités durant la dernière décennie, le “settler colonialism” est une expression popularisée par Patrick Wolfe au tournant des années 2000 qui sert à désigner un colonialisme dont l’objectif principal serait le remplacement des populations indigènes, par opposition à un colonialisme d’extraction dont le but premier serait le pillage des ressources.
Jusqu’ici, tout va bien. Il s’agit d’une distinction comme il en existe plusieurs dans le monde des idées, mais le problème, avec Wolfe, est similaire à celui que nous avons avec un groupe comme Radiohead : ce n’est pas le band, c’est les fans. Les travaux de Wolfe avaient pour vocation d’expliquer le cas de la colonisation en Australie avant d’être étendus à l’ensemble du monde connu, si bien que le concept semble avoir perdu les pédales pour devenir une catégorie théologique, une explication universelle qui se passe assez commodément du réel et de ses subtilités.
Au Canada, nous y avons goûté dans les dernières années avec le rapport sur les Femmes et les Filles Autochtones Disparues et Assassinées (FFADA), qui reprenait les grandes lignes de la théorie. Pour parler de la négligence des forces de l’ordre dans les enquêtes sur les femmes autochtones assassinées, les rédactrices du rapport n’hésitaient pas à parler de “génocide”, un terme utilisé par Wolfe dans sa caractérisation du “settler colonialism”.
Bien qu’il soit original d’imaginer qu’on puisse commettre un génocide par omission, cette enflure verbale avait le double effet de ridiculiser l’ensemble d’un rapport sur un sujet majeur en plus d’effacer les véritables épisodes génocidaires dans l’histoire canadienne. Qu’il s’agisse de l’extermination des Renards en Nouvelle-France ou du massacre des nations des Prairies sous la gouverne de John A. MacDonald, les épisodes qui appellent l’utilisation du “mot en G” ne méritent pas d’être ensevelis dans une bouillie théorique où tout ce qui est colonial est nécessairement génocidaire.
Terra nullius ?
Pareillement, un concept utilisé dans le rapport était celui de la terra nullius, notion usitée en Australie au 19e siècle, mais dont les adeptes de la théorie “settler coloniale” ont fait une constante universelle. Tant pis s’il n’existe aucune mention de “terra nullius” dans toute la colonisation du Canada, les rédactrices du rapport ne s’embarrassent pas de ce détail :
L’histoire de l’Europe regorge de récits de conquêtes des peuples par d’autres peuples, et ce depuis l’expansion du Saint-Empire romain à partir du 9e siècle. Afin de pouvoir revendiquer ou posséder les terres nouvellement « découvertes », les explorateurs européens ont utilisé une doctrine juridique appelée terra nullius, qui veut dire « terre inhabitée » ou « terre n’appartenant à personne », et ont fait abstraction des peuples qui y étaient déjà établis, les considérant comme de simples « barbares » ou « sauvages », comme ceux qu’ils croyaient avoir vaincus sur le continent européen auparavant.
Pour preuve, elles citent, je vous le donne en mille… Patrick Wolfe! C’est le serpent qui se mord la queue, vous me direz. C’est le principal problème avec une notion autotélique comme celle de “settler colonialism”. Il est d’ailleurs révélateur que toute traduction soit un peu à côté, quand on essaye de transcrire en français ce “colonialisme de colons” où les prémisses sont étrangement toujours les conclusions. Je pourrais continuer longtemps et vous parler, par exemple, de la soi-disant “doctrine de la découverte”, qui repose sur une bulle papale inexistante, ou de comment ce retour jusqu’à l’“Europe du 9e siècle” commence étrangement à ressembler à un mythe du péché originel, mais je crois que vous comprenez le principe…
Le guide du colonisateur
La plus grave erreur des adeptes de Wolfe, c’est de mal comprendre comment s’imagine et se crée une colonie. Ces gens ne s’embarrasseraient pas de lire les textes des colonisateurs : leur idée est faite. Ils ne se formalisent d’ailleurs pas eux-mêmes de lire leurs propres références, si on en croit la bande dessinée disponible sur le site du “Groupe de Recherche sur le Colonialisme Québécois” qui cite diligemment “Patrick Wolf” [sic].
Comme si ce n’était pas assez de voir des groupes de recherche universitaires nous faire la leçon par des bandes dessinées dignes des lapins de la sécurité, il faut en plus se coltiner leur “décolonisation”, alors que ces drôles n’ont malheureusement aucune intention de quitter la colonie pour redevenir des paysans charentais.
Il y a d’ailleurs une triste ironie de voir des nouveaux arrivants participer à ce charabia, quand eux-mêmes sont techniquement des “colons” plus encore responsables de leur choix que le reste de la population dont la seule erreur est d’être née sur ce continent, mais ne poussons pas la grille trop loin.
Radicalisme chic
Le professeur d’études environnementales Tyler Austin Harper l’évoquait récemment dans un article de The Atlantic sur le “corporate radicalism”. Nous sommes devant une étrange industrie du radicalisme BCBG dont les mécanismes sont profondément ancrés dans la logique néolibérale.
Nous vivons dans une dystopie quand des professeurs de milieu bourgeois peuvent coller sur le dos de l’entièreté de la population l’étiquette de “colons” comme une faute originelle, tout en se donnant le rôle de pasteurs du vaste troupeau des pécheurs pendant que leurs institutions ne se gênent pas de crever les poches des étudiants étrangers pour diplômer les prochains ingénieurs qui construiront des barrages, les prochains virtuoses de l’“optimisation fiscale” ou les prochains économistes du laisser-faire. Qui est l’imbécile qui a dit que les Universités étaient de gauche ?
Les études postcoloniales sont parvenues, en quelques années, à réaliser ce qui n’était qu’un rêve néolibéral en substituant une théologie à l’étude de la société. “Society doesn’t exist”, disait Thatcher. Le pauvre, enjeu administratif chez les clercs du 20e siècle, n’est même plus une catégorie pensable. Il ne reste plus que des “colons” installés dans une dualité vague entre dominés et dominants, et c’est plus ridicule encore quand ceux qui distribuent les anathèmes sont bien assis dans leur fauteuil à oreilles à distribuer les prescriptions. Il faudrait, après, s’étonner de voir triompher le nihilisme trumpiste.
Le blanchiment moral
Le pire, c’est que cette histoire n’est pas nouvelle. Si nos “postcoloniaux” se donnaient la peine de le lire, ils se reconnaîtraient peut-être chez Paul Le Jeune, ce prêtre jésuite auteur des Relations les plus connues de la Nouvelle-France.
Contrairement à l’universitaire moyen, Le Jeune était capable de parler innu, de parcourir le territoire en canot… mais, comme eux, il s’intéressait énormément aux Autochtones, au point d’être encore à ce jour une des principales références pour qui s’intéresse à leur culture au moment du contact.
Le problème de Le Jeune, malgré l’intérêt de ses Relations, c’est qu’il n’évoluait pas en vase clos, que ses intentions nobles de préserver les cultures et les êtres humains du vice et de la disparition étaient en fait la couverture d’une entreprise coloniale dont le seul horizon était d’étendre l’Empire français en Amérique.
Les jésuites étaient la façade bienveillante de l’Empire et des compagnies, comme aujourd’hui les universitaires servent de caution morale à une institution au service des capitaux. Ce blanchiment moral ne devrait pas nous étonner : c’est la logique même des empires. L’exploitation et l’extraction se cachent toujours sous le couvert des bonnes intentions. Si j’étais plus freudien, je dirais même que c’est leur logique perverse, de se présenter comme des entreprises bienveillantes.
Pour en revenir à Gaza
Pour en revenir à Gaza, nous sommes ici devant une circularité logique typique des disciples de Wolfe. Wolfe lui-même se sert d’Israël pour établir sa notion de “settler colonialism”, et de grands génies aujourd’hui se surprennent de voir coller la définition au modèle. N’empêche, analyser l’État hébreu comme une stricte logique de “peuplement”, c’est rater un paquet de distinctions qui font que les Gazaouis ne sont pas exactement les Iroquois.
Les limites du parallèle viennent de l’histoire du sionisme, mais aussi des migrations qui ont donné l’État d’Israël. Le défaut d’une quasi-théorie du complot comme le “settler colonialism” c’est qu’elle peine à montrer la logique impériale dans le présent conflit pour se rabattre sur une dualité entre dominés et dominants.
Qui, dans tout son sérieux, serait prêt à définir l’axe Russie-Iran-Chine comme celui des “dominés”? Quelle débilité de voir une fraternité coloniale entre juifs et américains quand l’enjeu ici est l’Imperium au Moyen-Orient qui trouve une opposition dans un nouveau bloc en voie de se cimenter. C’est une logique d’herbivore de croire que ceux d’en face ont les civils de Gaza en tête quand ils essayent de faire dérailler la domination américaine.
L’ennemi des peuples, c’est la mécanique des empires. Nous voilà aujourd’hui devant le grand déraillement, et nous n’avons que des vœux pieux à lui opposer. Dénonçons des “colons”, mais surtout pas le pouvoir derrière. Croyez-le tant que vous le voudrez, ce n’est jamais ceux d’en-haut qui payeront de leur sang.
WoW! Merci Père Duchesne et monsieur Coupal. En plus de me permettre de procrastiner joyeusement, vos échanges élargissent le point de vue en éclairant des angles morts. Je retourne à Castoriadis. Bye là!