Ne vous fiez pas trop aux arrivistes qui vous parlent de “décolonisation” : depuis son avènement, l’État colonial a toujours fait semblant d’être du bon côté de l’Histoire. Le 24 janvier dernier, par exemple, le Conseil des Arts du Canada célébrait en grande pompe l’année nouvelle avec une Assemblée publique annuelle accompagnée d’une bonne dose de sirop décolonial.
Alors que ces héroïques subventionnaires péroraient à propos de la nouveauté de leur démarche et des progrès nord-coréens du Conseil en matière d’affaires autochtones, ils ignoraient peut-être qu’ils s’inscrivaient dans une longue tradition de bonnes intentions.
Le progrès libéral
Les guignols du CAC ont beau se féliciter et annoncer tambour battant que “[l]e travail de décolonisation du Conseil a déjà commencé”, rien n’est plus classique que cette tendance de l’État colonial à inclure et à souligner son ouverture de manière performative, tout en poursuivant l’extraction et l’expropriation de l’autre côté.
C’est ce qu’Hubert Aquin identifiait quand il parlait de “fatigue culturelle” du Canada français. L’État fédéral n’a jamais été aussi magnanime en matière de subventions aux francophones que dans les années 1960, quand le FLQ posait des bombes dans les boîtes aux lettres de Westmount. Tout ce beau cinéma engagé, toutes ces belles œuvres indépendantistes étaient financées à grands coups de piastres du Dominion…
Pourquoi, par exemple, le Conseil se gargarise aujourd’hui de ses projets artistiques dans le Nord, alors que l’enjeu politique en est un de souveraineté ? L’État canadien, qui n’a jamais eu l’intention de donner des institutions et des moyens d’autonomie aux Inuits, aux Cris et aux autres Premières Nations du Nord, préfère encore déverser un camion de subventions de temps à autre pendant que les minières ou Hydro-Québec se penchent loin des projecteurs sur l’extraction des matières premières et l’harnachement des rivières.
L’art a toujours servi le pouvoir, ce n’est pas nouveau. C’est vrai au moins depuis Enheduanna et les tablettes sumériennes. Vous irez faire un tour à la prochaine Biennale de Venise, vous y verrez tous les yachts de milliardaires accostés tranquillement tandis qu’on “décolonise” dans les galeries. C’est d’ailleurs ce qui rend la plupart des œuvres engagées si vulgaires.
De Carignan-Salières à Jesse Wente
Quand le Marquis de Tracy arrive à Québec à l’été 1665, il est accueilli par une délégation d’alliés autochtones, qui lui font une grande réception. Les Relations des jésuites détaillent cette arrivée :
Nos Sauvages Algonquins et Hurons voulurent aussi recevoir Monsieur de Tracy, selon les coutumes de leur pays, c’est-à-dire par des compliments accompagnés de présents, qui leur servent comme des chiffres pour représenter, après qu’ils ont parlé, les paroles passées : ce qu’ils font avec beaucoup d’esprit, pour des Barbares1.
Après avoir réglé les affaires françaises dans les îles des Antilles, Tracy s’installe dans la colonie canadienne avec une seule mission : exterminer les Iroquois. Pour ce faire, il arrive en compagnie du Régiment de Carignan-Salières, qui va construire des forts dans la Vallée du Richelieu (à l’époque la Rivière des Iroquois), avant de brûler pour de bon les villages iroquois en 1666.
Cette entreprise génocidaire est pourtant enrobée à l’époque de bons discours sur la magnanimité d’Onontio (le nom donné au gouverneur) et par des manifestations culturelles “métissées”, qui sont bien le propre d’un pouvoir qui n’a jamais aimé trop se prendre au sérieux.
Il est frappant de voir aujourd’hui le président du Conseil des Arts Jesse Wente profiter de son discours pour saluer l’État fédéral :
J’aimerais terminer en remerciant le gouvernement du Canada pour sa confiance renouvelée dans le Conseil des arts et le travail que nous accomplissons2.
Comme dans l’exemple tiré des Relations, l’élite autochtone doit jouer un rôle dans la célébration. Dans la Relation de 1665, un Huron explique d’ailleurs en long et en large les souffrances de la Huronie, comme quoi la mise en spectacle des souffrances autochtones ne date pas d’hier. Onontio n’est peut-être plus le Marquis de Tracy, on ne met peut-être plus le feu aux maisons longues des Haudenosaunee, mais les enjeux sont étonnamment similaires et les moyens pour y parvenir n’ont pas beaucoup changé.
Du lithium au MBAC
Le nouveau “Plan Nord” du CAC est promulgué dans un contexte de guerre contre la Russie et de transition énergétique où la souveraineté canadienne dans l’Arctique est un enjeu tant d’un point de vue géostratégique que des ressources minières comme le lithium ou les terres rares qui s’y cachent. Si vous voulez des piles, des semi-conducteurs Made In America et une autonomie énergétique, vous aurez besoin tôt ou tard de ces ressources, au-dessus desquelles il n’y a rien qu’une poignée d’Inuits et d’ours polaires.
Ce qui se vend alors comme un bel effort de diversité cache quelque chose de plus fondamental dans l’État colonial : c’est toujours la bonne intention qui sert de moteur à l’expropriation. Entre célébrer, soigner, étudier et exproprier, la pente est abrupte, mais souvent dévalée. Ils auront beau vous bassiner avec le territoire “non-cédé” (qu’ils ne rendront jamais), le véritable gouvernement du Canada reste le TSX. Sur les 60 compagnies listées dans l’indice boursier, près du tiers sont dans le secteur de l’énergie et des matières premières. La voilà, elle est à Bay Street, votre décolonisation.
Pourtant, même si l’extractivisme a de beaux jours devant lui, nos glorieux fonctionnaires continuent sans relâche leur travail de robes noires. Un des derniers épisodes en date est la saga du Musée des Beaux-Arts du Canada, où une consultante a été engagée (et grassement payée) pour faire le ménage décolonial (quitte à virer au passage quelques Autochtones qui refusaient de jouer du pipeau dans la sarabande du pouvoir).
Travailleurs de misère
Tout cela serait déjà assez sordide si le directeur du Conseil, Simon Brault, n’en avait pas rajouté trois couches sur la diversité :
Notre plan stratégique vise à mieux comprendre et à aplanir les nombreux obstacles rencontrés par les jeunes, par les membres des communautés de langue officielle en situation minoritaire et par les personnes issues de groupes historiquement désavantagés ou marginalisés, comme les membres des communautés autochtones, noires et racisées, les personnes sourdes ou handicapées, les membres de la communauté 2ELGBTQI+, les personnes de diverses identités de genre, les femmes et les personnes au croisement de diverses identités.
“Aplanir”, le mot est bien choisi. Les politiques de déférence sont utiles à l’élite, qu’elle soit racisée ou non, “2ELGBTQI+” ou pas. Ces génuflexions symboliques atteignent rarement les véritables “marginaux”. Quant à comment cette soi-disant “diversité” se rattache au commun, le but des libéraux n’a jamais été de construire une communauté diversifiée, mais toujours de penser cette diversité comme la boîte de Smarties et ses douze couleurs au même goût.
Tout ça est d’autant plus indécent que les travailleurs culturels sont, pour la plupart, marginalisés. Trouvez-moi des employés de maisons d’édition, de librairies, de cinémas, de centres d’artistes, de théâtres qui ont accès à un fond de pension, à des assurances dentaires, à un salaire décent… Ça décolonise, ça diversifie fort, mais ça n’irait pas jusqu’à payer quelqu’un décemment pour son travail.
Je le dis, je le répète, je me répèterai encore : le galimatias libéral n’a jamais été de gauche. Personne, ici, n’essaye de libérer qui que ce soit ou d’améliorer le sort des opprimés. Vous vous souvenez bien sûr de la Fable et de la Cigale qui chantait tout l’été. À la fin, on lui suggère de danser et de crever de faim. Il y manquait encore quelque chose, à la Fable. Dans la vraie vie, il aurait fallu qu’elle danse et qu’elle crève, mais sous le regard bienveillant d’un fonctionnaire fédéral.
François-Joseph Le Mercier, Relation de ce qui s’est passé en la Nouvelle France és années 1664 & 1665, Paris, Sébastien Cramoisy, 1666. [https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k8705199b]
https://conseildesarts.ca/pleins-feux/2023/01/discours-de-l-assemblee-publique-annuelle-de-2023
Oui! The Dawn of Everything!
La Hontan dans ses Dialogues (1703) offre une perspective complémentaire à votre thèse. Merci pour le texte.