L'eugénisme est de retour et nous n’avons pas grand-chose à lui opposer
La circonspection du Père Duchesne devant Bronze Age Pervert
Je ne voudrais pas être alarmiste mais, cette semaine, un livre qui fait l’apologie de l’eugénisme et du racisme biologique a atteint le 23e rang des ventes sur Amazon. Je sais, les accusations de “racisme” ont tellement fusé ces dernières années que le terme — qu’on réservait jadis aux cas les plus flagrants — peut désormais couvrir à peu près tout sur une échelle allant de “la cuisine fusion” à “Adolph Hitler”.
On a beaucoup crié au loup, mais voilà le loup sous la forme de Selective Breeding And The Birth Of Philosophy (2023), la thèse d’un certain Costin Alamariu, docteur en philosophie diplômé de Yale, et influenceur connu des milieux d’extrême-droite. Le livre est numéro 1 dans les ventes sur Amazon dans la catégorie “philosophie politique”. Vous serez nombreux à rouler des yeux en vous disant “quoi encore ?”, mais le Père Duchesne a tout lu pour vous et le confirme : le vieux racisme biologique, celui de Malthus, de Gobineau et de Galton, fait un retour, et ce n’est pas un retour discret.
The Atlantic consacrait d’ailleurs un article cet été à ce phénomène populaire chez les conservateurs américains1. Même chose dans Compact Magazine, où Michael Lind, lui-même plutôt à droite sur l’échiquier politique, dénonçait les “eugenicons2”, ces conservateurs qui défendent désormais ouvertement l’eugénisme comme solution aristocratique aux problèmes de nos démocraties.
Le premier livre de Costin Alamariu, Bronze Age Mindset, publié sous le pseudonyme “Bronze Age Pervert”, avait déjà cartonné à sa sortie en 2018. Disponible en exclusivité sur Audible, boosté par l’algorithme de chez Jeff Bezos, le livre avait fait beaucoup parler de lui dans les milieux conservateurs.
Entre homoérotisme et eugénisme
Bronze Age Pervert (BAP, pour les intimes) est, avant toute chose, un personnage né des médias sociaux. Très présent sur le Twitter d’Elon Musk, le personnage attire l’intérêt avec ses photos d’hommes blancs musclés et ses prises de positions souvent drôles malgré leur extrémisme. Son œuvre Twitter fait l’éloge des héros grecs, de la culture occidentale, de l’homoérotisme, de la race blanche et du culturisme avec un ton qui pourrait sembler ironique, ce qui met le lecteur dans une position toujours inconfortable. Regarder BAP sur Twitter c’est se demander à tout moment s’il est vraiment sérieux ou si tout ça n’est pas qu’une vaste blague.
Angela Nagle analysait déjà cette fausse ironie dans son livre Kill All Normies (2017), une analyse précise et informée de l’explosion du phénomène alt-right et de la radicalisation des forums Internet comme 4chan, qui contribuerait à l’élection de Donald Trump en 2016. À l’époque, la culture du meme, avec des personnages comme Pepe The Frog, par exemple, avait permis de faire émerger des influenceurs d’extrême-droite comme Gavin McInness, Richard Spencer ou Milo Yannocopoulos.
BAP reprend d’ailleurs certains des mots-clés de cette alt-right première mouture. Dans Bronze Age Mindset, il fait référence à ses “frogs”, aux “normies” et a recours à une foule d’autres expressions popularisées par ces milieux. Alors qu’il était encore possible de se moquer de l’imbécilité spectaculaire d’un Milo Yannocopoulos ou d’un Richard Spencer, Bronze Age Pervert joue dans une autre ligue. Les rapports d’évaluation de sa thèse, qui ont fuité récemment sur Internet, montrent que les membres du jury ont souligné la qualité d’un travail qui portait pourtant sur l’eugénisme chez Platon et Nietzsche.
Superbactéries nihilistes
Les références de BAP sont érudites, consistantes et forment un système cohérent, qui passe au travers de sources comme Lovecraft, Schopenhauer, Nietzsche ou Platon sans trop les trahir. Plus insidieux encore, Alamariu est habile à jongler avec les concepts de queer studies et d’études féministes pour les retourner contre eux-mêmes. La clé de cette logique est une interprétation sous-nietzschéenne totalement nihiliste de ces travaux. Alors que les études féministes nous disent que le patriarcat est source de violences et de dominations et que les queer studies nous invitent à poser un regard oblique sur ces relations de pouvoir, Bronze Age Pervert invite ses lecteurs à épouser totalement le désir de violence, de pouvoir et de domination dans une sorte d’éloge dionysiaque des nobles combattants, de la masculinité conquérante des pirates et autres cavaliers mongols. S’inspirant de Camille Paglia dans sa thèse, Alamariu défend l’idée selon laquelle le patriarcat ne serait qu’une domestication de l’homme, une restriction de son espace à celui du travail et du foyer, alors qu’il devrait se destiner à l’héroïsme grandiose et aux pillages sanglants.
Il était prévisible qu’une réaction nihiliste finisse par émerger d’une époque hypermoraliste, mais le fait accompli a de quoi surprendre même les plus blasés. C’est comme si, à force de lancer les accusations de racisme et de misogynie comme s’il s’agissait d’antibiotiques au Mal, nous en étions arrivés à une race de superbactéries imperméables à toute accusation. Trump est d’ailleurs une de ces superbactéries. Alamariu, dans Bronze Age Mindset, explique clairement cette ascension :
Nos politiciens sont à l’image de nos élites tétanisées par la peur des reproches. Tout le monde est épuisé par leurs platitudes robotiques qu’ils répètent timidement parce qu’ils ont vendu leur âme. C’est pour cette raison qu’un homme comme Trump, qui semblait n’en avoir rien à foutre tout en jouissant de cette audace et de cette énergie, détenait un pouvoir de séduction libérateur.
Cette libération des passions tristes a de quoi nous inquiéter. Costin Alamariu, de son côté, est raciste, islamophobe, transphobe et misogyne dans ses écrits, mais vous l’en accuseriez et il répondrait « oui, bien sûr » sans la moindre honte. Cette situation n’est d’ailleurs pas sans rappeler celle qui interpellait George Orwell dans son compte rendu de Mein Kampf d’Adolphe Hitler :
Alors que le socialisme et - quoique dans une moindre mesure - le capitalisme promettent ouvertement “vous aurez du bon temps” aux gens, Hitler dit “je vous offre le conflit, le danger et la mort”. Le résultat est que toute une nation se jette à ses pieds. Peut-être se lasseront-ils et finiront-ils par changer d’avis, comme à la fin de la dernière guerre… Après quelques années de massacres et de disette, “le plus grand bonheur pour le plus grand nombre” est un bon slogan. En ce moment, le slogan qui triomphe est “Il vaut mieux une fin dans l’horreur qu’une horreur sans fin”. Maintenant que nous combattons l’homme qui a inventé ce slogan, nous ne devrions pas sous-estimer la force d’attraction émotionnelle de son appel3.
Que faire une fois que cette porte est ouverte et que l’appel au bien commun ne porte plus ? L’accusation de “racisme”, par exemple, se voulait terminale, une étiquette infamante qui revenait à une expulsion hors du consensus libéral. Puis, elle s’est démocratisée, est devenue plus souvent employée, si bien qu’un nombre croissant d’individus se sont retrouvés du mauvais côté de l’Histoire. C’est à eux que BAP fait des appels du pied.
Cosplay politique
Peut-être faut-il tempérer. BAP n’hésite pas à poster des photos de chats entre deux réflexions sur les “hordes du Tiers-Monde”. Au-delà de la façade d’ironie qui caractérise son travail, il est possible de douter du sérieux politique de sa démarche d’extrême-droite. Contrairement à Hitler ou à Mussolini, Alamariu ne semble pas avoir de plan pour prendre le pouvoir.
C’est un phénomène qu’observait aussi Angela Nagle, dans son livre, mais la population chroniquement en ligne tend à adopter des comportements ou des façades extrémistes détachées du monde. À gauche, dans les dernières années, nous avons vu, par exemple, l’apparition de forums comme /r/GenZedong sur Reddit, où des utilisateurs se décrivant comme des tankies (un surnom donné aux britanniques de gauche qui ont continué d’appuyer l’URSS après la répression de la Hongrie en 1956) n’hésitaient pas à défendre des régimes sanguinaires comme ceux de Kim Jong-Un ou de Pol Pot. La violence est toujours plus facile à prêcher quand elle se passe derrière un clavier.
Costin Alamariu a beau pester contre les “nerds”, il est lui-même avant tout une figure web. Ses livres se vendent sur Amazon, il s’exprime à travers Twitter et son podcast Carribean Rythms. Cette réalité fait beaucoup penser au cosplay, cette activité qui consiste à incarner un personnage fictif dans ses temps libres. C’est comme si nous étions devant un vaste jeu de cosplay politique où l’homme de la rue peut devenir, le soir venu, un nazi sur Internet.
Nietzschéen pathétique
C’est d’ailleurs la première chose qui frappe chez les “eugenicons”. Leur défense d’une race supérieure d’aristocrates guerriers semble toujours postuler qu’ils se retrouveraient nécessairement en haut de la chaîne alimentaire. Idéaliser l’Âge du Bronze c’est s’imaginer qu’on finirait héros grec et pas esclave dans une mine d’argent.
D’ailleurs, les meilleurs passages de Bronze Age Mindset sont les moments où Alamariu confesse sa volonté de puissance déçue, ce qui donne un contraste ridicule entre ses ambitions et la réalité :
Juste aujourd’hui, une serveuse est venue essayer de m’enlever ma tasse, même si il restait une petite couche au fond, ma couche préférée de café froid… Je lui ai dit “non, je bois ça” en lui faisant signe de la main, mais elle ne m’a pas écouté et s’est penchée en me fixant du regard. Elle essayait de prendre ma tasse et je voyais dans son regard un mélange d’arrogance, de défiance et de jouissance, une jouissance masochiste, le désir d’usurper, de me dévorer vivant. J’ai dû répéter trois fois.
Le personnage est presque conscient de son ambition pathétique, lui qui s’imagine héros grec dans Son Combat contre la serveuse qui veut lui enlever son café. On imagine Adolf au buffet chinois, pestant contre la corruption des mœurs devant le plateau de chow mein.
Tout ça serait, en fait, très drôle si le livre n’avait pas des échos ailleurs, chez des puissants comme Elon Musk, qui fait régulièrement l’éloge de la reproduction chez les gens intelligents pour améliorer l’espèce humaine, chez Mark Zuckerberg, qui s’expose en combattant MMA comme un nouveau baron voleur, ou chez Jeff Bezos, dont la plateforme n’hésite pas à booster l’algorithme d’Alamariu.
BAP est un drôle, un jeune homme qui a trop pensé à l’Empire romain et aux gladiateurs, et ceux qui reprennent ses idées devraient nous préoccuper davantage. C’est rarement bon signe quand les forces qui s’opposent à la démocratie et à l’égalité sortent de leur caverne pour se tenir au grand jour.