Panique à l’université: rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, dernier ouvrage de Francis Dupuis-Déri, est une énième variation sur le thème désormais connu de “la cancel culture n’existe pas”. Alors que le professeur à l’UQAM nous avait habitué à un travail toujours fouillé, son dernier opus ne s’embarrasse pas d’observations pour s’en prendre à ses principaux adversaires : les habituels chroniqueurs de droite et autres dévoyés de la gauche (i. e. Normand “Dark” Baillargeon).
Hommes de paille…
Il y a une triste ironie à voir un livre décoré de petits bonshommes de paille passer autant de temps à combattre des épouvantails. Bruckner, Martineau, Rioux, Bock-Côté, Zemmour… tous les gobelins de droite habituels y passent. Ne s’arrêtant pas à une contradiction près, Dupuis-Déri passe un temps formidable à polémiquer avec ceux qu’il nomme pourtant avec dédain des “polémistes” (c’est le deuxième mot du livre après “Les”) tout en faisant reposer la plupart de ses réflexions sur des épisodes anecdotiques rapportés dans les médias en prenant soin de reprocher à ses adversaires de faire reposer leurs réflexions… sur des épisodes anecdotiques rapportés dans les médias.
Ces vices de construction et la tentation polémique de l’auteur affectent l’ensemble de l’édifice qui ne parvient à identifier aucune tendance de fond, bien que le vocable “réactionnaire” soit lancé à plusieurs reprises. Vous l’aurez compris, l’essentiel, pour Dupuis-Déri, est de montrer que les références à un quelconque rétrécissement du domaine du pensable dans le monde universitaire ne sont rien d’autre qu’une lubie de droite. Dans une réflexion au départ plutôt habile, Dupuis-Déri retourne l’accusation de “panique morale” pour la ramener à son fondement sociologique tel que pensé par Stanley Cohen1. Pour Cohen, ces phénomènes étaient avant tout des mouvements de réaction aux changements sociaux.
Dupuis-Déri voit un même phénomène à l’œuvre dans les paniques actuelles associées au “wokisme” ou à la “cancel culture”, dans lequel il lit une réaction des hommes blancs aux avancées de la pensée, principalement féministe et antiraciste. Le professeur de l’UQAM identifie avec justesse une réalité souvent passée sous silence : les Universités sont essentiellement des ramassis d’écoles de commerce, de think tanks, de chaires et de départements de droite dont la portion “woke” est en fait une microminorité.
Le problème est que l’auteur en vient à nier l’existence de pratiques qui sont certes le fait de ces minorités politisées, mais qui sont aussi relayées par le pouvoir en place. Rien ne semble allumer les lumières de l’anarcho-uqamien Dupuis-Déri lorsqu’il avance sans sourciller que les mouvements de blocages ou d’interruption des cours sont en fait des “boycotts2”, un argument qui était déjà celui de Jean Charest lors de la grève de 2012. Les défenseurs de la cancel culture ont en commun cette parfaite solubilité de leur moralité comptable dans le système néolibéral.
Dupuis-Déri en cancellista
L’affaire serait comique si le professeur de l’UQAM n’avait pas lui-même un peu des tendances de cancellista. Trop brillant pour se mouiller, Dupuis-Déri n’est pas de ceux qu’on prendrait à distribuer les anathèmes. Il n’en pense pas moins. Du moins c’est ce qu’il suggère en n’hésitant pas à jeter sous les roues de son argumentation la chargée de cours Verushka Lieutenant-Duval, suspendue par l’administration de l’Université d’Ottawa durant la fameuse Affaire, et qu’il se garde bien de nommer.
L’inhumanité et la désinvolture avec laquelle Dupuis-Déri traite la chargée de cours dans son livre est à la fois dégueulasse d’un point de vue symbolique venant d’un professeur "full patch", mais l’est d’autant plus lorsqu’elle se drape d’une pseudo réflexion de gauche. En évacuant rapidement comme une innocente sanction administrative la suspension de Lieutenant-Duval, Dupuis-Déri se range de facto du côté des patrons. Pour se dédouaner de l’histoire, il écrit qu’“on ne connaîtra jamais tous les détails3” avant d’enchaîner sur ce qu’a pu en dire la “droite”, épouvantail commode pour ne pas avoir à penser le problème.
Il y a, dans ce tout est discours, un aveuglement avancé pour les pratiques algorythmées des militants en ligne de la soi-disant gauche managériale et pour ce qu’elles portent en elles de force et de violence. Que Lieutenant-Duval ait eu à subir l’humiliation publique et la perte subséquente de son emploi ne pèse pour rien dans l’argumentaire de Dupuis-Déri. La marche du Progrès suit son cours.
Au moins l’histoire…
Cette polémique sans recherche est heureusement compensée, dans le livre, par un retour historique sur les conflits universitaires plutôt bien roulé. Dupuis-Déri montre avec plus de finesse comment une Université comme espace neutre de débats n’a jamais existé. “Loin d’être un lieu calme et paisible, l’Université était donc dès l’origine traversée et constituée de tensions, de rapports de force, de conflits entre étudiants et professeurs et de divergences quant aux rôles, aux responsabilités et à la liberté des uns et des autres4.”
Là-dessus, le Père Duchesne ne peut qu’acquiescer. C’est le principal reproche qu’il serait d’ailleurs possible d’adresser à deux récents ouvrages, fort pertinents par ailleurs, soit le dernier Alain Deneault5 et Liberté universitaire et justice sociale6 d’Isabelle Arsenault et Arnaud Bernadet. Les délais de publication n’auraient pas permis une telle chose, mais il est malheureux que Dupuis-Déri ait polémiqué avec des chroniqueurs plutôt qu’avec ces universitaires.
Dans le travail de Deneault comme dans celui d’Arseneault et Bernadet, il y a le même idéal d’un espace épistémologique neutre dans lequel les idées pourraient être débattues en toute liberté. Dupuis-Déri est en plein dans la tradition marxiste quand il identifie des forces toujours à l’œuvre dans l’espace universitaire qui empêche à ce débat d’exister.
Plus cynique, Stanley Fish, dans les années 1990, réfutait carrément le concept de “liberté d’expression” comme une chimère derrière laquelle tout le monde se drape pour tenter de censurer ses adversaires7. C'est là que Dupuis-Déri se plante : non pas qu'il manque de voir des forces, mais bien dans son incapacité à voir celles qui le portent.
Pour lui, les "réactionnaires" seraient ceux qui s'opposeraient aux nouvelles pensées féministes et antiracistes, des hommes blancs et des femmes blanches, menacés dans leur pouvoir. Son angélisme le place du côté des dominés, mais il lui fait cependant oublier le pouvoir qu’il sert. Comment comprendre l’affaire Lieutenant-Duval, par exemple, sans voir la précarisation du travail universitaire et une approche-client qui pousse des administrateurs, empêtrés dans des histoires de racisme systémique au sein de leur institution, à chercher une victime expiatoire afin de mener une opération d’épuration cosmétique ? Est-ce vraiment là les dominés dont parle Dupuis-Déri ?
Ce que Polanski vient foutre là
Il en va de même lorsqu’il a recours aux habituels poncifs pro-cancel culture, comme quoi les cancellés ne le seraient jamais vraiment assez. Insérez ici une réflexion sur un ou deux richissimes cinéastes et vous avez le topo, alors qu’en réalité bien peu de gens disposent des plateformes et des moyens d’un Woody Allen ou d’un Roman Polanski8.
Là où la cancel culture s’exerce avec le plus de violence, c’est envers les plus faibles, pas envers les pédophiles multimillionnaires d’Hollywood. Combien de cancellés sont issus des milieux queers où les cancellations sont d’autant plus senties qu’il n’y a nulle part où fuir ? Qu’en est-il des milieux militants ou artistiques ? Des chargées de cours ? Vous l’aurez compris, Dupuis-Déri n’a aucun intérêt à décrire le phénomène et la peur qu’il suscite, même dans les rangs des milieux militants. La condition humaine pourrait compliquer l’échaffaudage. Autant bien s’en passer.
L’auteur avait bel et bien une intuition de départ qui aurait pu lui permettre de prendre le phénomène à bras le corps, la panique morale est, en effet, un des outils de l’emprise médiatique. S’il avait vraiment pensé avec Adorno au lieu de le name dropper hors contexte à la page 135, Dupuis-Déri aurait peut-être pu voir que la droite n’est pas toujours là où on le pense, et qu’il allait, ce faisant, sombrer dans sa propre panique morale. La forme, pourtant, porte en elle son idéologie, comme dirait l’autre. Prenez un anarchiste, à tout hasard, engraissez-le aux bourses du CRSH : vous en ferez le système. Promu censeur, il vous dira que la censure n’existe pas.
p. 51
p. 163
p. 54
p. 71
Alain Deneault, Mœurs. De la gauche cannibale à la droite vandale, Montréal, Lux, 2022.
Isabelle Arsenault et Arnaud Bernadet, Liberté universitaire et justice sociale, Montréal, Éditions Liber, 2022.
Stanley Fish, There’s No Such Thing As Free Speech And It’s A Good Thing, Too, New York, Oxford University Press, 1994, p. 102-119. [https://web.english.upenn.edu/~cavitch/pdf-library/Fish_FreeSpeech.pdf[]
p. 164
On oublie aussi que même si une personne survie à sa cancellation, elle a peut-être fait un choc post-traumatique. Qu'est-ce qui est juste pour ce monde-là comme conséquences? Une réclusion totale et définitive d'une personne a qui on reproche des choses sans qu'elle ait de défense? Non merci.
N'importe qui qui a été dans ces cercles le savent que c'est de la violence qui est fait au nom du "bien" pis j'embarque tellement plus là dedans. C'est plate à dire mais si la gauche veut aller de l'avant et aller contre la droite et ses pratiques, elle doit arrêté de sortir tout le monde quand il y a désaccord.
Merci pour ça, je me demandais si je le lisais ou pas.
Excellent texte, bravo.