Le Père Duchesne vous le dit : nous sommes dans la merde. La victoire de l’extrême droite à l’élection italienne est à placer en tête des calamités politiques de 2022, dans ce qui commence de plus en plus à ressembler à une vague noire.
Giorgia Meloni, à 45 ans, devient “la première femme à diriger l’Italie”, comme l’ont titré certains journaux à potins. Le genre féminin se serait sans doute bien passé de cet hommage, parce que “la Meloni”, comme l’appellent les Italiens, n’a rien de bien beau à offrir. Son parti, Fratelli d’Italia, est le digne héritier des fascistes. Dans des images d’archives qui ont beaucoup circulé ces derniers jours, on voyait d’ailleurs la jeune Meloni, 19 ans, qui faisait l’éloge des politiques de Benito Mussolini.
Aujourd’hui, la Meloni a quelque peu renié ses anciennes amours (du moins officiellement, parce que le logo de son parti garde encore la flamme qui devait coiffer la tombe de Mussolini), mais elle n’en a pas moins gardé les grandes lignes : défendre la famille, le conservatisme, l’honneur de la patrie… Son admiration pour Victor Orban, son hostilité à l’immigration non chrétienne et ses positions antiavortement la placent encore plus à droite que l’extrême droite de Salvini et de sa Lega Nord.
Io sono Giorgia…
Avec son accent romain aux syllabes découpées à la mitraillette, la Meloni est dotée d’un charisme assassin. La politicienne a ceci de particulier qu’elle réussit à retourner comme un gant les politiques identitaires néolibérales pour servir son éloge de la patrie, de la religion et du conservatisme. Son discours le plus connu, dont il existe d’ailleurs plusieurs remix, est sans doute son “Io Sono Giorgia!” de 2019, dans lequel elle étale ses politiques identitaires post-fascistes :
Aujourd’hui, on parle de supprimer "père" et "mère" sur les documents. Parce que la famille est l’ennemie, parce que l’identité nationale est l’ennemie, parce que l’identité du genre est l’ennemie. Pour eux, tout ce qui nous définit est l’ennemi. C’est le jeu de la pensée unique : il faut supprimer tout ce que nous sommes, parce que, quand nous n’aurons plus d’identité, ni de racines, nous serons privés de conscience et incapables de défendre nos droits. C’est leur jeu. Ils veulent que nous devenions Parent 1, Parent 2, genre LGBT, Citoyen X, selon le numéro au dossier. Mais nous ne sommes pas des numéros! Nous sommes ceux qui défendront notre identité. Ils le savent. Je suis Giorgia! Je suis une femme! Je suis une mère! Je suis Italienne! Je suis chrétienne! Jamais on ne me supprimera! Jamais on ne me supprimera1!
On associe souvent à tort à “la gauche” la passion des politiques identitaires, mais cette méprise vient du fait que les Américains, chez qui ces tendances ont d’abord pris racine, ont coutume de classer à gauche tout ce qui est “libéral”. Pourtant, le libéralisme et la gauche sont deux familles idéologiques qui, sans être mutuellement exclusives, ne se recoupent pas entièrement.
Illustrons ce diagramme de Venne avec un exemple caricatural de la dérive libérale des politiques identitaires. Interviewée au sujet de Meloni lors de son passage à la Mostra de Venise, Hillary Rodham Clinton a répondu aux journalistes : “L’élection de la première femme à la tête d’un pays représente toujours une rupture avec le passé, et c’est certainement une bonne chose2”.
Entendons-nous, il n’y a rien de bien à gauche dans le féminisme néolibéral à la Clinton, qui qualifie de “bonne chose” l’élection d’une troll post-fasciste anti-avortement. Entendons-nous aussi, le discours de gauche antilibéral, qui a donné Staline et d’autres modèles du genre, n’est pas pour autant plus emballant à suivre.
Il existe tout de même un espace important où peut exister une gauche libérale, qui serait à la fois pour les droits des minorités tout en ne perdant pas de vue que la société n’est pas qu’une accumulation d’identités. Là où la Meloni s’immisce, c’est justement dans l’interstice laissé par des mouvements qui ont laissé de côté la société pour ne s’adresser qu’à l’élite libérale. Un classique comique du genre est devenu la précision ridicule avec laquelle on désigne les identités LGBT. Récemment encore, le Père Duchesne tombait sur LGBTQI2SNBA+. NBA, me dites-vous ? Allez savoir.
C’est cette balle performative que la Meloni saisit au bond. Puisque les libéraux font un spectacle de l’identité et de ses acronymes, elle oppose pièce pour pièce un autre discours identitaire, beaucoup plus puissant parce qu’en surplomb des structures d’oppression réelles. La même chose s’est produite dans les années 1960-1970 quand le mouvement du “Black Power” s’est vu opposer le plus effrayant “White Power”. L’extrême droite a toujours eu le don de retourner la politique-spectacle à son avantage.

Les minorités agissantes
Beaucoup ont parlé de cette élection comme de celle du premier gouvernement d’ascendance fasciste en Italie depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, mais c’est encore oublier un détail : les fascistes de Mussolini, eux, n’ont jamais été élus.
C’est d’ailleurs ce qui frappait avec une intensité toute particulière dans le roman d’Antonio Scurati M, l’enfant du siècle, paru en 20183. Dans ce récit qui entremêle mise en scène et recherches historiques, le vernis spectaculaire de Mussolini en prend d’ailleurs pour son rhume.
Les documentaires de guerre nous ont laissé, à grand renfort d’extraits de cinéma de propagande, l’image un peu débile de fascistes habiles manipulateurs des masses alors que la vérité est pas mal moins claire. À l’élection de 1921, par exemple, les Faisceaux de combat italiens, le parti de Mussolini, ne font élire que 35 députés sur 535. C’est un échec cuisant, mais ils prendront tout de même le pouvoir par la force après la Marche sur Rome un peu plus d’un an plus tard.
La mise en garde de Scurati dans son roman est évidente. Il nous présente un Mussolini dragueur invétéré, fêtard, politiquement instable, et surtout mégalomane. C’est une sorte de Donald Trump, un clown. C’est là où notre conscience démocratique se laisse souvent berner : nous croyons instinctivement à la portée des nombres comme si l’opinion publique pouvait servir de garantie politique.
Encore à ce jour, nous nous moquons bien des émeutiers du 6 janvier ou de ceux qui ont bloqué Ottawa à l’hiver 2021, mais un petit regard en arrière nous montre que les structures sur lesquelles s’appuie l’extrême droite peuvent rapidement faire basculer l’histoire. À ce sujet, Scurati cite d’ailleurs un discours de Benito Mussolini d’octobre 1922, tout juste avant sa Marche sur Rome :
L’instant fugace que les socialistes n’ont pas su saisir se trouve à présent entre les mains du fascisme ; nous autres, hommes d’action, ne le laisserons pas nous échapper, et nous marcherons.
Dans une Italie réputée ingouvernable, comme l’écrit d’ailleurs l’équipe de Jacobin Italia, qui consacre son dernier numéro à la Marche sur Rome : "[le fascisme] apparaît comme un élément pacificateur qui annule les conflits et permet de gouverner en situation de crise4".
Dans le même numéro, Enzo Traverso élabore5 sur sa définition du post-fascisme comme mouvement qui aurait abandonné certaines des valeurs cardinales de l'extrême droite du 20e siècle : il ne s’agirait plus, comme pour le fascisme classique, d’utiliser des structures militaires pour triompher de la démocratie, mais bien de la miner de l’intérieur, tout en conservant intactes les structures économiques néolibérales6.
Peut-être, en effet, avons-nous passé trop de temps à chercher les chemises noires, le pas d’oie et les oriflammes. L’histoire ne se répète pas. C’est quand on quitte ce modèle du fascisme classique qu’il est possible de voir se dessiner, lorsqu’on la dégage des éléments folkloriques, une filiation internationale post-fasciste où peuvent être regroupés Trump, Bolsonaro, Meloni, Orban, Akesson, Le Pen et compagnie. Au Québec, un mouvement comme celui de Duhaime s’inscrit dans cette vague quand il avance que l’immigration devrait s’établir en fonction de la “compatibilité civilisationnelle” ou quand il fait la part belle à la rhétorique complotiste opposée à l’État7.
Là où la gauche échoue, plus qu’au jeu du spectacle, c’est dans sa capacité de constituer des structures alternatives. En Italie, la croissance économique et les Années de plomb ont laissé des milieux de gauche moribonds dans leur sillage, et une sorte de fascisme nouveau genre, qu’identifiait déjà Pasolini dans ses Écrits Corsaires8, est présent depuis quelques décennies .
La coalition de droite, qui avait mené Silvio Berlusconi au pouvoir en 2001, s’appuyait déjà sur une entente avec l’Alleanza Nazionale, ancêtre du parti de Meloni. Cette entente entre la droite populiste et post-fasciste, qui ferait le succès de Trump aux États-Unis, n’est donc pas nouvelle. L’inaction de la gauche non plus. Comme l'écrivait Pasolini en 1974 :
[N]ous n’avons rien fait pour qu’il n’y ait pas de fascistes. Nous les avons seulement condamnés, en flattant notre conscience avec notre indignation; plus forte et impertinente était notre indignation, plus tranquille notre conscience9.
Déjà dans les années 1970, Pasolini constate la parfaite solubilité d’un fascisme nouveau genre dans le discours libéral :
[L]e fascisme de naguère , ne fût-ce qu’à travers la dégénérescence de la rhétorique, rendait différent, alors que le nouveau fascisme - qui est tout autre chose - ne rend plus différent : il n’est plus rhétorique sur le mode humaniste, mais pragmatique sur le mode américain. Son but est la réorganisation et le nivellement brutalement totalitaire du monde10.
C’est à peu près où nous en sommes en 2022, à peu de choses près que ce “nivellement brutalement totalitaire” affecte jusqu’au climat de la planète. Quelqu’un comme Meloni peut adopter sans problème un discours pro-capitaliste et pro-Américain tout en se réclamant de la démocratie, ce que n’aurait jamais fait ouvertement le fascisme originel.
Une gauche moins cannibale ?
Le 1er juillet dernier, Nichi Vendola, un activiste LGBTQ, membre de la petite coalition gauche/verts, lançait un cri du cœur dans les pages de L’Espresso en prônant :
Une gauche de gauche. Qui utilise un langage clair, brandit un drapeau qui n'est pas un fétiche, mais un espoir, et fait ses adieux sans regret aux compromis avec le libéralisme et ses apologistes11.
Contrairement à ce qu’avait pu réussir Jean-Luc Mélenchon en France, le Parti Démocrate, principale formation de centre-gauche, refusait a priori de s’allier avec la gauche. Ce parti, dont les grands technocrates libéraux ont gouverné l’Italie ces dernières années, montrait alors sa véritable nature en se faisant complice de la montée post-fasciste.
Tout aussi pathétique que les démocrates américains, le PD allait finalement signer une alliance timide avec la Gauche verte, pour sortir en dernière instance la carte des politiques identitaires avec Elly Schlein, décrite par Vanity Fair comme l'Alexandra Occasio Cortez italienne.
La candidate de 37 ans, connue pour son opposition à l’extrême droite lors des élections européennes en Emilia Romagna, irait d’un discours à saveur identitaire contre Meloni : “Oui, je suis une femme, j’aime une autre femme et je ne suis pas une mère. Mais je ne suis pas moins une femme12”. En vain, vous l'imaginez.
Du côté du Mouvement Cinq Étoiles, le parti populiste, mis au pied du mur après avoir coulé le gouvernement, a continué sur sa lancée selon laquelle il n’existerait ni gauche ni droite. Comme si ce n’était pas suffisant, le groupe Gauche/Verts et le PD s’opposent aujourd’hui au microscopique camp de l’Union populaire (conglomérat d’anciens et moins anciens communistes) sur la question de l’appartenance à l’OTAN et de la guerre en Ukraine.
En Italie, où la bisbille politique et les coalitions bancales sont la norme, il est à se demander si l’extrême droite centralisatrice de Fratelli d’Italia pourra longtemps s’entendre avec l’extrême droite régionaliste de la Lega Nord. Tôt ou tard, il serait possible de se retrouver en élections ou bien devant un scénario où le PD devrait négocier une alliance brinquebalante pour former un nouveau gouvernement.
Quelques signes encourageants se font voir. Déjà, du côté des revues, la nouvelle mouture de L’Espresso et la version italienne de Jacobin appellent à une coalition de gauche. L’exemple du Front de Gauche en France en a inspiré quelques uns, et pourrait servir de base à l’organisation d’une résistance concertée. D’ici-là, les nuages risquent encore de se faire lourds, alors que le post-fascisme affermit son emprise dans un autre pays d’Europe.
https://www.giorgiameloni.it/2019/10/19/il-discorso-integrale-di-giorgia-meloni-in-piazza-san-giovanni-a-roma/
“The election of the first woman prime minister in a country always represents a break with the past, and that is certainly a good thing”. https://www.theatlantic.com/international/archive/2022/09/giorgia-meloni-italy-election-fascism-mussolini/671515/
Antonio Scurati, M, l’enfant du siècle, Les Arènes, 2018,
https://jacobinitalia.it/allarmi-siam-fascisti/
https://jacobinitalia.it/dal-fascismo-al-post-fascismo/ [abonnés]
Voir aussi Enzo Traverso, Les nouveaux visages du fascisme, Textuel, 2017.
La relation des Nord-Américains au fascisme est très différente des exemples européens, qui peuvent identifier une filiation historique avec le fascisme originel à travers leurs mouvements d’extrême droite. L’Amérique a, quant à elle, une extrême droite sans cesse renouvelée qui se laisse assez difficilement relier aux exemples historiques, entre autres choses parce que le contexte colonial fait du fascisme une sorte de pléonasme. L’Amérique n’a, au fond, jamais eu besoin du fascisme politique parce qu’elle est intrinsèquement fasciste. Un système racial de contrôle des populations au service d’une élite néolibérale est son mode de fonctionnement propre. Ainsi, il n’y a pas de contradiction profonde à ce que le discours anti-establishment d’un Pierre Poilièvre au Canada puisse s’accommoder d’une immigration, déjà contrôlée par un système de sélection, et qui n’est au fond qu’une manière de consolider le projet colonial en recrutant les élites étrangères. Le Québec est peut-être une exception à cette règle, avec des partis comme la CAQ ou le PCQ, qui reprennent des lignes politiques plus clairement post-fascistes : opposition à l’Islam, protection de l’identité nationale, limitation de l’immigration, discours anti-establishment et néolibéral…
Pier Paolo Pasolini, “Le Véritable fascisme et donc le véritable antifascisme”, Écrits Corsaires, Flammarion, 2018 [1976], p. 89-95.
Ibid., p. 94
Ibid., p. 95
https://espresso.repubblica.it/opinioni/2022/07/01/news/sinistra_italia_smarrita_nichi_vendola-356145762/ [abonnés]
https://www.vanityfair.it/article/elly-schlein-sono-una-donna-non-sono-una-madre-giorgia-meloni