Le chemin Beaver, à Godmanchester, borde la frontière américaine. Durant la prohibition, la maison située tout au bout de la route servait de taverne pour les trafiquants d’alcool. Il y a quelques années, un banquier de Sherbrooke l’avait rachetée pour faire du trafic d’armes, et s’était fait prendre de façon lamentable. C’est près de cet endroit que je chasse, sur un terrain que je loue depuis quelques années à un agriculteur. Le matin, j’entends les tirs qui viennent de la Trout River State Forest, dans l’État de New York. Les chevreuils américains ont la vie dure, ces temps-ci. Le samedi de l’ouverture, c’était un coup de feu après l’autre. De mon côté, rien.
L’agriculteur qui a le champ voisin a eu la bonne idée de planter du blé d’hiver. Les petites pousses vert-tendre attirent les chevreuils des environs, qui sortent à 400 ou 500 mètres dans un champ qui n’est pas le mien. Je les regarde vivre leur vie tranquillement, à travers ma lunette. L’autre matin, c’était une matriarche, un faon et deux autres biches. J’ai pris le temps de consulter les tables balistiques du projectile de .270 Winchester, la pression atmosphérique, la température de l’air… Rien à faire, les biches n’ont jamais traversé de mon côté.
Le deuxième week-end, j’amenais ma fille à la chasse pour la première fois. C’était un samedi de novembre impossible. 10 degrés, pas un nuage, pas un brin de vent. En tournant sur le chemin Beaver, j’ai pointé vers le Sud : “Regarde les collines au bout du champ, elles sont aux États-Unis”. Nous sommes arrivés sur le terrain vers 14h00 pour faire la passe du soir. Nous nous sommes glissés silencieusement dans la cache de l’érablière, espérant couper la route à un chevreuil qui se rendrait au champ. Deux heures et demi ont passé. Nous avons regardé le soleil se coucher, sans rien voir. Nous sommes rentrés à la voiture en silence, quand même satisfaits de ne pas avoir à grimper un chevreuil mort dans le coffre d’une Toyota Corolla de Communauto.
En roulant sur le chemin Beaver, j’ai dû ralentir pour éviter un lapin à queue blanche qui a surgi devant les phares. Ma fille a eu le temps de dire “Regarde papa”, mais je n’ai rien vu. Une grosse chouette rayée s’était semble-t-il perchée sur un fil. Nous venions de couper sa chasse. Ma fille s’est prostrée dans le silence. Dans la plaine, une gigantesque pleine lune éclairait les monceaux de terre argileuse des champs de maïs coupés. Comme nous avalions les kilomètres dans ce paysage lunaire, elle a fini par dire : “On a peut-être rien tué, mais au moins on a sauvé un lapin”.
Castors
La pleine lune de novembre s’appelle la lune du castor. C’était, dit-on, le temps où les autochtones installaient leurs lignes de trappe, avant que les étangs ne gèlent. Cette année, vous pourriez sans doute attendre encore : les étangs ne gèleront pas de sitôt. À Saint-Anicet, le fleuve Saint-Laurent n’a pas gelé, l’hiver dernier. Il ne reste plus guère de trappeurs dans la municipalité du Haut-Saint-Laurent, mais l’eau libre a fait le bonheur des trafiquants, dont on entend souvent le moteur vrombissant des canardières au milieu de la nuit. Ils transportent surtout de la drogue ou des armes, mais ces dernières années le passage des migrants est devenu un commerce lucratif.
Avec la réélection de Trump et son projet de déportation de masse, on peut imaginer que ces passages risquent d’augmenter vers le Canada. Au croisement de l’État de New York, de l’Ontario et du Québec, la réserve mohawke d’Akwesasne offre le lieu idéal pour les passages clandestins. Les Mohawks ne sont pas les seuls à profiter de la contrebande, dans la région, mais leur situation liminaire les y a prédisposés. Ils se sont constitués des restants de tous les peuples christianisés : Algonquins, Hurons, Iroquoiens du Saint-Laurent, qui sont venus se joindre de gré ou de force à leurs ancêtres. Chassés ensuite par les Américains après la Guerre d’Indépendance, ils ont abouti au bord de la frontière canado-américaine dans la mission indienne de Saint-Régis, qui deviendrait plus tard Akwesasne. C’est ce ramassis de réfugiés et d’indésirables, sortes de Cosaques d’Amérique, qu’on nomme aujourd’hui Mohawks ou Kanien’kehà:ka.
À quelques kilomètres de mon territoire de chasse, les archéologues ont retrouvé les restes d’un ancien village iroquoien où vivaient probablement de 500 à 800 personnes. À cet endroit — le site Droulers —, les Iroquoiens du Saint-Laurent avaient érigé une palissade qui entourait un village d’une dizaine de maisons longues près de la rivière La Guerre. Ce site témoigne d’une époque tumultueuse dans la vallée du Saint-Laurent, qui précède tout juste l’arrivée des Européens. Vers 1450, les peuples du maïs commencent à se retirer loin des grands axes navigables, sur des collines pierreuses où ils bâtissent des fortins. La tradition orale et les quelques récits glanés par les explorateurs font état de massacres autour de cette époque. L’arrivée des Européens avec leurs maladies et leur attrait pour les peaux de castor ne fera qu’envenimer ces conflits. Décimés jusque dans leurs maisons longues, où les microbes circulent si facilement, les Iroquoiens du Saint-Laurent traverseront au Nord du fleuve, chez les Algonquins. Une partie d’entre eux se joindra — de gré ou de force — aux Hurons et aux Mohawks. Il n’y pas de lignée claire. Les Mohawks d’aujourd’hui revendiquent être les descendants directs de ces Iroquoiens. Ce n’est ni vrai ni faux. Ils sont surtout héritiers d’une fin du monde, depuis laquelle ils ont reconstruit leur culture actuelle.
L’effraie
Sur la route de Montréal, je repense à la chouette rayée et à cette scène du film The Night Of The Hunter (1955) de Charles Laughton, où le prêtre joué par Robert Mitchum attend devant la clôture d’une vieille dame en espérant attraper les enfants qu’elle protège avec un fusil. À ce moment du film, une chouette qu’on appelle l’effraie des Clochers surgit pour attraper un lapin, et la vieille dame s’exclame : It’s a hard world for little things. Mitchum, dans le clair-obscur, est une figure effrayante dont le chant chrétien s’élève dans la nuit, une sorte de démon liminaire qui attend de l’autre côté de la frontière. Je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre le personnage joué par Mitchum et le trumpisme. Dans le film, l’assassin se cache derrière son rôle de pasteur pour tenter de mettre la main sur les 10 000$ laissés par un père en fuite à ses enfants au cœur de la Grande Dépression. En plein maccarthysme, Laughton montrait comment le fascisme et le puritanisme se nourrissaient l’un l’autre.
L’Effraie (1950) est le titre d’un recueil de Philippe Jaccottet. Le poème qui ouvre le livre est l’un de mes préférés. Il se termine sur ces lignes :
(Cet appel dans la nuit d’été, combien de choses j’en pourrais dire, et de tes yeux…) Mais ce n’est que l’oiseau nommé l’effraie, qui nous appelle au fond de ces bois de banlieue. Et déjà notre odeur est celle de la pourriture au petit jour, déjà sous notre peau si chaude perce l’os, tandis que sombrent les étoiles au coin des rues.
Il me semble que tout est déjà là : la peur qui monte des banlieues et la finitude de toute chose, qui rappelle les pieux ensevelis dans l’argile des villages de maisons longues, la frontière mouvante et sa brutalité immuable, Trump, la lune du castor, les trafiquants et leurs canardières… C’est sans doute là tout le paradoxe des espaces frontaliers, soumis plus que les autres aux vents de l’histoire. Le pouvoir s’y affirme avec d’autant plus de force qu’il perd son emprise. L’inquiétude, ici, n’a pas lieu d’être. On y comprend instinctivement que les empires passent et s’en vont, que la fin du monde a déjà eu lieu.
J'ai aimé cette lecture, j'ai aimé le soubassement du texte qui parle au-delà de la chasse, des étangs qui ne gèlent plus et des Mohawks qui font dans l'immigration clandestine, car ce ne sont que les manifestations extérieures d'une histoire au long cours dont la violence sourde travaille les fondements du monde depuis si longtemps, qu'on se demande si une autre fin du film est possible. Après, comment partager un tel texte sur les réseaux sociaux sans que la discussion ne s'empêtre dans les dichotomies superficielles entre pro- et anti-chasse, pro- et anti-guns, pro- et anti-immigration?