La rentrée est un temps propice à la mélancolie. Je ne sais pas si c’est de voir les enfants grandir d’un coup, le soleil qui baisse ou la conscience de vivre les derniers jours de l’été, mais août se termine souvent comme un rappel de la finitude de toute chose. La semaine passée j’étais à Charlevoix, et les corneilles se rassemblaient déjà au bout des champs comme si elles annonçaient l’hiver.
J’imagine que les êtres humains ont toujours senti le passage des saisons comme un rappel du temps qui passe et de ses ravages, mais il me semble qu’il y a quelque chose d’un peu pire aujourd’hui dans le fait de voir l’enthousiasme des enfants qui rentrent à l’école : l’impression d’une ombre au-dessus qui plane, d’une catastrophe inévitable…
Habiter la fin
Pour ne rien aider, les nouvelles ne cessent d’annoncer des records. En Suisse récemment, c’était l’isotherme du zéro degré, l’altitude où la température atteint le 0, qui atteignait un record de 5298 m. De son côté, la France enregistrait sa journée la plus chaude après un 15 août avec un indicateur thermique national à 26,63 degrés. En plein hiver austral, les records étaient fracassés au Brésil avec 42 degrés à Rio... Ici, c’est juillet qui battait le record de pluie : 263 mm.
Je pourrais continuer comme ça longtemps, mais je ne vous apprendrais pas grand-chose : nous sommes dans la merde. Nous le savons, nous le vivons, nous le ressentons. La mélancolie contemporaine a donc une autre nature que celle de la nostalgie du temps qui passe. Elle est habitée par la fin des temps.
La mélancolie des Misérables
Je vous parlais récemment de Victor Hugo et des Misérables, qui est un roman d’un siècle foncièrement utopique1 habité d’une foi inébranlable dans le Progrès. Difficile de ne pas voir la distance qui s’est installée entre Hugo et notre époque défaite. Pourtant, les Romantiques n’étaient pas non plus des majorettes, même que le regard qu’ils portaient sur leur époque était en général plutôt sombre.
Dans son essai La Mélancolie Misérables, publié en 2013, Pierre Popovic se demandait d’ailleurs pourquoi, alors qu’Hugo défendait sans hésiter l’idéal providentiel d’un Progrès qui finirait inévitablement par triompher, ses personnages connaissaient-ils un sort aussi peu enviable ? Pour Popovic, la mélancolie hugolienne n’altérait pas le caractère utopique de l’œuvre, mais montrait plutôt la difficulté du chemin à parcourir pour en finir avec la misère :
En ce sens, la mélancolie des Misérables est une énergie, elle n’a rien d’une nostalgie, elle pousse à l’action. Chacun est convié à agir, à faire selon ses capacités et à joindre la lutte pour le meilleur monde possible, mais en sachant que, selon toute vraisemblance, ce meilleur monde possible, il ne le connaîtra, ne le verra, n’en bénéficiera, n’y vivra pas2.
Cette idée d’une mélancolie offensive, que Popovic fait sienne dans les dernières pages de l’essai, se prête bien à notre époque. Notre mélancolie peut-elle être portée vers l’avenir plutôt que vers ce que nous sommes en train de perdre ? Pour Hugo, la foi dans le futur était cependant indissociable de la foi en Dieu, ce qui n’a plus trop court chez nos contemporains.
Rédemption
Pour ceux qui ne s’en souviendraient pas, le roman commence avec les aventures de Bienvenu Myriel, évêque de Digne, chez qui un forçat nommé Jean Valjean se retrouve un soir. Non content d’avoir le gîte, le forçat concocte le plan de profiter de la bonté de son hôte pour l’assommer à coups de chandelier et partir avec l’argenterie.
À la dernière seconde, Jean Valjean renonce à tuer Myriel, mais il emporte tout de même l’argenterie. Il est vite rattrapé par les autorités et menacé d’être renvoyé au bagne pour son vol, mais l’évêque intervient en mentant sur le fait qu’il a lui-même donné les biens à l’ancien bagnard.
C’est à partir de ce geste que Jean Valjean est transfiguré. Après 17 ans d’humiliation, de souffrances, son âme est changée par la générosité de l’évêque. Les Misérables commencent avec une fable sur la transformation et le caractère rédemptoire de la bonté.
Foi futuriste
Vous n’avez qu’à googler “retour du religieux” et vous verrez qu’on nous l’annonce à répétition depuis les années 1970. Il n’empêche qu’il y a une certaine tendance dans l’air du bas 21e siècle. Je pense, par exemple, aux articles sur Dimes Square et la vague “trad cath” new yorkaise3, mais aussi à Jérmie McEwan qui vient de publier au Québec Je ne sais pas croire, un essai où il cherche à “défendre la place du religieux dans la pensée philosophique contemporaine4”.
Il n’y a rien de bien surprenant à voir ressurgir la foi comme une sorte de nouveau millénarisme quand tout autour est au cataclysme. Le danger de cette vague est qu’elle soit une manière de changer de sujet en attendant le secours de la providence.
L’avantage de la pensée de quelqu’un comme Hugo, c’est qu’il ne s’arrêtait pas à Dieu pour penser la société. Il faisait face à une génération désenchantée après 1848. Les mouvements du printemps des peuples, progressistes, souvent républicains et athées, s’étaient soldés par le retour de l’ordre et de la religion. À quoi bon rêver au Progrès comme le vieil Hugo dans un 19e siècle politiquement bouché ?
C’est là où, pour reprendre Popovic, la mélancolie des Misérables engendre l’espoir. Elle prend acte de la catastrophe pour mieux tenter de la dépasser. C’est un acte de foi envers le futur. Qu’on l’appelle Dieu, le Progrès ou la Providence, l’espoir est le seul véritable geste punk quand tout autour est au cynisme et à la débandade.
Le projet tient dans la célèbre préface : “Tant qu’il existera, par le fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine; tant que les trois problèmes du siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera possible; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles.”
Pierre Popovic, La Mélancolie des Misérables, Montréal, Quartanier, 2013, p. 286.
https://www.nytimes.com/2022/08/09/opinion/nyc-catholicism-dimes-square-religion.html
Jérémie McEwan, Je ne sais pas croire, Montréal, XYZ, 2023, p. 7.
Popovic! À quand Castoriadis? Allez! Bonne semaine.
Je dis ça parce que Popovic s’inspire de Castoriadis pour établir sa théorie de l’imaginaire social. Je trouvais ça cool de le mentionner et de te flasher mes connaissances! Hahaha! À la prochaine!