Une campagne publicitaire placardée dans les écoles de la province en a fait sourciller plusieurs ce mois-ci. Sur une de ces affiches, il était possible de lire : “As-tu déjà pensé que si une personne est asexuelle, ‘c’est juste qu’elle n’a jamais couché avec la bonne personne’ ? Ça aussi, c’est de la violence sexuelle”.
Je ne pense pas qu’il soit nécessaire d’éclairer les lecteurs du Père Duchesne sur ce qu’il y a de crétin dans cette affirmation. Penser n’est pas encore un crime, à moins que nous vivions déjà sous une forme de totalitarisme tenderqueer. Ce qu’il y a d’affligeant dans cette campagne chapeautée par une kyrielle d’organismes subventionnés, c’est qu’elle est symptomatique d’une extension plus générale du domaine de la “violence”, qui contribue au régime de peur dans lequel nous vivons désormais puisqu’il y a en chacun de nous un coupable potentiel.
Schulman encore et toujours
Dans Conflict is not abuse, publié en 2016, Sarah Schulman mettait déjà en garde contre l’extension du domaine de la violence en proposant un modèle dialectique. Le but n’était pas, pour Schulman, de cautionner l’abus, mais plutôt de le ramener à une forme de conflictualité.
Prenons l’exemple d’une autre affiche de la campagne, qui associe le fait d’appeler plusieurs fois quelqu’un par le mauvais pronom à de la “violence sexuelle” : la pente savonneuse sur laquelle se placent les organismes qui cautionnent ce message est évidente. En étendant le registre de la violence à ce qui, du reste, ne pourrait être qu’une erreur, les inquisiteurs éteignent de facto toute possibilité de changement.
Une erreur de pronom à répétition pourrait, en effet, venir d’un comportement abusif ou harcelant, mais le qualifier tout de suite de “violence” de manière intransitive empêche le conflit qui pourrait permettre une prise de conscience ou un changement. La rhétorique de l’affiche pose une logique de condamnation sans équivoque, de chosification et de déshumanisation de la personne qui commet l’offense. Nous sommes devant un cas classique de cancel culture où la personne qui transgresse pourrait être exclue de la discussion par des accusations maximalistes. Comme l’explique Schulman :
Humilier, par conséquent, permet de maintenir une position unilatérale et immuable de supériorité en cooptant le statut de Victime et en s’arrogeant le droit de punir sans limites temporelle ou physique. La conception selon laquelle il faut mériter de manière performative que notre douleur soit prise en compte est prêchée à partir d’un besoin d’identifier un côté comme entièrement juste et immaculé, alors que l’autre devient le Spectre, un objet représentant l’entièreté du Mal à abattre. Si on accompagnait collectivement les gens afin qu’ils comprennent les enjeux relationnels complexes d’un conflit, alors nous pourrions espérer une discussion plutôt que de voir chaque parti camper sur ses positions victimaires avec des accusations toujours amplifiées1.
L’intérêt de Schulman est de poser aussi comme potentiel discours victimaire celui qui qualifierait tout de suite d’abus une critique quant à l’utilisation fautive des pronoms. Un bon exemple serait le professeur canadien Jordan Peterson, qui a fait sa renommée en appelant ses étudiants trans par le mauvais pronom, tout en se présentant comme une victime de la rectitude politique.
Encore une fois, la logique cancellatoire s’exerce en niant l’expérience humaine d’étudiants qui peuvent avoir d’excellentes raisons d’être appelés d’une manière ou d’une autre, en les classant tout de suite du côté de l’innommable. Cette culture d’annulation et de déshumanisation peut par conséquent se jouer des deux côtés. La droite, d’ailleurs, a bien fait sienne cette façon de déshumaniser des groupes entiers de personnes.
Des racines dans l’Inquisition
Il y aurait de quoi balayer du revers de la main cette campagne publicitaire s’il s’agissait d’un cas isolé, mais la tendance actuelle est à la surenchère. Une Université comme l’UQAM, par exemple, s’est dotée, dans les dernières années, d’une politique sur les violences sexuelles et le harcèlement qui emprunte à la tendance maximaliste.
Les histoires de procédures expéditives visant exclusivement à protéger l’Université, de vies détruites des deux côtés de l’accusation, de clauses de confidentialité bâclées jamais maintenues et de présomption de culpabilité commencent déjà à couler… Ce n’est qu’une question de temps avant qu’elles se montrent dans toute leur horreur.
L’extension du domaine de la violence et son imprécision, combinée à une répression de plus en plus effrayée, n’est pas sans rappeler un exemple comme celui de l’accusation d’hérésie durant l’Inquisition espagnole. Nous pensons souvent à l’Inquisition comme à un phénomène émanant de l’absolutisme royal, une sorte d’intervention dictatoriale des puissants pour mater les idées divergentes des plus faibles, mais ce n’est pas tout à fait de cette façon que s’est installée cette forme de répression.
La chasse aux hérétiques était une manière, pour l’Église, d’établir un tribunal parallèle à ceux qu'étaient en train de former les États proto-modernes, et d'ainsi asseoir son pouvoir au moment où il commençait à décliner dans la foulée de la Réforme protestante. L’hérésie était avant tout un “crime social2” dont le champ d’action était vaste, et bien peu d'hérétiques ont été condamnés au bûcher ou à la torture, contrairement à l'image courante. La honte suffisait la plupart du temps. Il convenait de couper l’hérétique du corps social pour éviter sa contamination, de l'humilier plutôt que de le discipliner.
Dans son travail sur le crime d’hérésie dans l’œuvre de Domingo de Soto, le chercheur catalan Sixto Sanchez-Lauro met d’ailleurs en lumière un point important et souvent négligé :
L’imprécision de la définition de l’hérésie inquisitoriale a contribué à affermir le pouvoir discrétionnaire des juges. De plus, l’incertitude légale entourant l’étendue de la juridiction pénale du Saint Office contribuait à l’extension de sa présence au sein de la société3.
Alors que les légistes de l’époque auraient très bien pu statuer sur ce qui constituait ou ne constituait pas un crime d’hérésie, le pouvoir des Inquisiteurs reposait entièrement sur l’imprécision et la potentielle culpabilité de tout un chacun. C’est seulement dans ce régime de culpabilité étendue que pouvaient s’accumuler les dénonciations et les craintes.
Ce qui est aussi intéressant dans le travail de Sanchez-Lauro, c'est qu'il montre à quel point le pouvoir en place a pu récupérer ce climat de terreur :
La relation entre l'hérésie et le pouvoir politique a impliqué un phénomène tragique de contrôle idéologique et de répression de toute hétérodoxie, un phénomène hérité des siècles précédents. Ainsi, les prétendues pureté et unité du catholicisme s'intégreront inexorablement à la pensée ostraciste afin d'établir et de maintenir la structure sociale, politique et économique en vigueur à l'époque4.
La “pensée ostraciste” est aujourd’hui entrée dans nos mœurs, et une des questions qui revient le plus souvent est : à qui sert-elle ? Pourquoi les entreprises qui possèdent les réseaux sociaux et les médias traditionnels se font-ils le relais d’une culture de déshumanisation systématique ? À qui paie le crime ?
Ce n’est certainement ni les victimes d’abus, qu’on déshumanise également, ni la société en général qui en tirent bénéfice. Peut-être est-il temps de voir, dans la pensée ostraciste contemporaine, une méthode avancée de contrôle social. Si quelques individus misérables peuvent jouir du plaisir de tirer la manivelle de la guillotine ou de tenir des listes, qui leur permettent d’assouvir leur soif de pouvoir ou de voyeurisme, c’est sans doute le système en place qui bénéficie davantage du régime de terreur.
Le système médiatique profite du maintient de la population dans un état de peur constante ou d’épanchement spectaculaire pour favoriser l’engagement, bien sûr, mais le pouvoir en place bénéficie plus encore d’un climat où la logique victimaire permet de garder en état de constante surveillance une classe gênante de gens prêts à penser par eux-mêmes. Qu’une campagne distribuée dans les écoles propose de criminaliser des pensées n’est que l’illustration de cette logique qu’il faudra avoir le courage d’abattre avant qu’il ne soit trop tard.
Sarah Schulman, Conflict Is Not Abuse: Overstating Harm, Community Responsibility and the Duty of Repair, Vancouver, Arsenal Pulp Press, 2016.
Sixto Sanchez-Lauro, El crimen de herejía y su represión inquisitorial : Doctrina y praxis en Domingo de Soto, Barcelona, Universidad Pompeu Fabra, p. 181. [https://repositori.upf.edu/bitstream/handle/10230/47732/Sanchez_crim.pdf?sequence=1&isAllowed=y]
Ibid., p. 217.
Ibid., p. 189.
J’avais compris cela. Dans une campagne de sensibilisation, les mots sont importants entre autres parce que leur usage est limité forcément. Le mot « violence » est utilisé et il « force » une conscientisation : « J’admets avoir pensé cela. Suis-je violent.e ? ». Il force à réfléchir à une pensée qu’on a ou qu’on a eu qui est violente : « Ça aussi, c’est de la violence sexuelle ». Ce que je vois là-dedans n’est pas très différent de ce qui se fait dans d’autres sphères du domaine publicitaire, à moins de me tromper. C’est combattre le feu par le feu. Bon dimanche!
Père Ducharme, j’ai vu les mêmes messages au Cégep où je travaille. Je me suis mise à y penser aussi malgré les 40 000 choses qui me traversent l’esprit quand je rentre au travail le matin très tôt. Tous les couloirs affichaient ces messages, je les trouvais au départ nécessaires, ils le sont sans doute toujours. Comme quoi, il est vrai, la conscientisation à ces enjeux du respect de la diversité sexuelle sont nécessaires. J’ai dû m’avouer que malgré mon ouverture d’esprit et le fait que je côtoie de jeunes étudiant.es depuis 20 ans, la complexité des enjeux me sidérait par leur étendue infinie, d’une part, oui, matante est parfois dépassée. D’autre part, ayant été éduquée par des relents de « Penser, c’est déjà péché », oui, je suis si vieille que ça, mon scepticisme et mon malaise se sont réveillés. Je répète que si ces messages ont été placardés partout, c’est qu’ils répondent à un besoin tout aussi essentiel, mais pourquoi autant de judéo-christianisme dans la rhétorique? Je ne sais pas. Pourquoi ce jugement moral prémédité ? Je ne sais pas.