Un lecteur m’écrivait récemment à propos de mon dernier billet sur les montres des politiciens. Dans le billet, j’écrivais que les rappeurs étaient une autre catégorie de personnes pour qui les montres avaient une importance. Je soulignais qu’ils s’en servaient comme d’un signe ostentatoire de richesse et de réussite.
Le lecteur, perspicace, m’a plutôt suggéré qu’une des raisons pour lesquelles les rappeurs exhibaient des biens comme des montres de luxe, des bijoux en or ou des sacs plein d’argent était pour montrer qu’ils ne pouvaient pas être braqués. Ce serait un “venez me chercher” plutôt qu’un “regardez”. Il citait en exemple 50 cent, dont le nom de scène reprend celui d’un voleur connu à Brooklyn et dont le premier single s’intitule “How to Rob”.
Je dois dire que j’aime bien cette idée très hobbesienne du rappeur comme son propre Léviathan, d’autant plus qu’elle permet d’expliquer pourquoi le politicien, protégé par l’État et ses fonctions, peut se permettre de se promener impunément avec plusieurs milliers de dollars au poignet. Je pense qu’on touche ici à un aspect fondamental de la pauvreté.
Mon grand-père paternel, qui venait d’un des quartiers les plus pauvres de la Basse-Ville de Québec, me racontait souvent une histoire que j’adorais. Le récit changeait de fois en fois, mais en substance le scénario restait le même. Ce qui m’amusait à six ou sept ans, c’est que c’était une histoire dont j’étais le héros : ma mère m’envoyait chercher une pinte de lait au dépanneur, mais deux gredins m’arrêtaient en chemin pour voler le lait. Ça se terminait de manière chaque fois un peu différente, mais je finissais toujours par triompher des voleurs, la plupart du temps en leur cassant le nez.
J’adorais cette histoire, même si je ne me rendais pas compte qu’il y avait un fond de vérité dans sa manière de la raconter. Mon grand-père avait grandi durant la crise dans un milieu où il était possible de se faire casser le nez pour une pinte de lait. Le crime et la violence avaient fait partie de sa vie pendant longtemps.
Un autre souvenir que j’ai de mon grand-père, c’est de l’aider à rouler ses cigarettes. Je me souviens surtout de l’odeur du tabac, quelque part entre le cuir et le raisin sec. C’était une feuille blonde, coupée, ni humide ni sèche, qui venait dans de gros pots ornés de la tête du capitaine John Player. Il fallait mettre le papier à filtre au bout d’une petite boîte noire dans laquelle on entassait le tabac, on faisait glisser le couvercle de la boîte noire et clac, on avait une cigarette.
Cigarettes
Je suis tombé récemment sur le compte “Cigarette Aesthetica” sur Twitter. C’est un compte à moitié ironique qui montre des images de fumeurs glorieux. Dans un monde où la morale hygiéniste est hégémonique, il y a quelque chose de libérateur à voir de beaux acteurs et de grands sportifs avec une clope au bec.
Il y a ces paroles dans un des derniers disques de Leonard Cohen : “We were smokers, we were friends”. La boutade montre une socialité du vice, qui détonne quand on craint autant la socialité que le vice. La figure du fumeur a donc encore pour moi cette aura de liberté complexe. Le fumeur invite la mort à l’intérieur de lui, mais il y a quelque chose de l’ordre de la vitalité dans le geste.
Lucrèce, dans son De Rerum Natura, écrivait que “Les hommes se transmettent la vie comme les coureurs se passent le flambeau”. Par là, il voulait dire que tout le monde doit mourir et que la mort est la condition nécessaire à la vie sur terre. Inconsciemment, le fumeur sait qu’il faut savoir mourir pour vivre.
J’ai arrêté de fumer il y a presque deux ans déjà, mais je n’ai jamais pu en vouloir à la cigarette. Il est, dit-on, dangereux de fumer, mais un monde sans danger est un monde sans vie.
Danger
Mon père m’a souvent raconté cette histoire. Mon grand-père avait un bon ami qui avait fait la campagne de Normandie. Ma grand-mère n’aimait pas trop qu’il aille boire avec cet ami parce que ça avait toujours tendance à déraper.
Il faut revenir en arrière mais, à l’époque de la guerre, la bourgeoisie canadienne-française avait pour beaucoup appuyé le Régime de Vichy, quand ce n’était pas carrément Mussolini ou Hitler, et s’était farouchement opposée à la conscription. Les fils de bourgeois avaient donc été peu nombreux à joindre les rangs et c’est aux pauvres qu’avait incombé la tâche de virer les nazis de l’Europe.
C’est dans les quartiers ouvriers et dans les régions comme la Gaspésie ou le Bas-Saint-Laurent que les recruteurs avaient pu ramasser des hommes. L’ami de mon grand-père, bagarreur invétéré, avait réussi à s’enrôler avec le Régiment de la Chaudière. Il avait d’ailleurs été décoré pour avoir vidé un nid de mitrailleurs.
Les nazis avaient installé un poste de tir dans un clocher d’église et il avait réussi à se faufiler à l’intérieur pour les prendre à revers. Ça s’était fini au couteau, et il avait réussi à égorger l’Allemand qui tenait la mitrailleuse. Il racontait la scène à mon père encore jeune quand il buvait. Comme on dit, il n’était pas tout à fait revenu de la guerre.
Casquette
Mon grand-père était donc sorti un soir avec cet ami pour revenir aux petites heures du matin avec la casquette d’un policier sur la tête. Ce vol héroïque n’avait cependant pas duré très longtemps parce que les policiers avaient débarqué quelques heures plus tard pour revenir chercher leur casquette et emmener mon grand-père au poste.
À l’époque, les accusations de voies de faits existaient, mais passer par le juge n’était pas dans les mœurs et coutumes. Les policiers avaient donc passé mon grand-père à tabac pendant quelques heures, et il était revenu chez lui avec beaucoup de bleus, mais rien de plus.
Il faut dire que mon grand-père était déjà un peu dans leur collimateur. Avec l’oncle Mona, ils s’étaient lancés dans de petits commerces illicites. Comme il était interdit de vendre de la bière entre le samedi soir et le lundi matin dans le Québec catholique des années 1950, il avait trouvé une combine avec un épicier qui lui sortait les caisses de bière par derrière lors des livraisons.
Dans un quartier où l’alcoolisme était endémique, c’était un bon fond de commerce. Quand les lois se sont libéralisées et qu’on a autorisé la vente d’alcool le dimanche, l’oncle Mona, qui brassait de plus grosses affaires, lui a donné les paris sportifs. Il est donc devenu “bookie” et prenait les paris pour les courses de chevaux. Comme il restait à deux pas de l’hippodrome, c’était l’endroit idéal pour que les jockeys ou les vétérinaires viennent parier sans éveiller les soupçons. Je n’ai jamais vraiment parié sur les courses de chevaux, mais je sais qu’il faut toujours parier sur le même cheval que le vétérinaire.
Mona
Mona était plus sérieux dans la pègre. C’est lui qui s’occupait des mauvais payeurs. Il avait aussi une bijouterie qui servait à écouler des bijoux “trouvés” par les Italiens à Montréal. Un jour, un voleur brillant avait cru découvrir le cercle de l’argent infini en volant les bijoux à Montréal pour les voler à nouveau à Mona à Québec.
Il s’était fait prendre et avait fini en prison. Malheureusement pour lui, la mafia avait aussi quelques amis en prison. Mon père, qui s’était trouver du travail comme directeur d’une maison de transition, était tombé sur lui par hasard quelques années plus tard. Le type devant lui, en libération conditionnelle, était celui qui avait volé la bijouterie de Mona. Il s’était fait enfoncer une lame dans le rectum en prison et devait désormais porter une couche.
Cette histoire est terrible, je sais, mais la violence de ce milieu n’était pas une métaphore. Mona avait réussi, par exemple, à vendre deux fois sa pizzéria en prêtant l’argent à l’homme qui la lui avait achetée. Il avait bien pris quelques paiements avant d’envoyer ses amis casser la pizzéria et battre les clients. Incapable de le repayer, l’homme avait dû redonner la pizzéria à Mona, qui l’avait aussitôt revendue.
Vendre deux fois
Vendre deux fois les choses était un truc bien pratique quand on était dans la misère. Mon grand-père avait lui-même réussi à vendre deux fois sa maison. C’est là où mon père était né, près du dépotoir qui deviendrait l’autoroute Laurentienne. Ma grand-mère le couchait dans le tiroir de sa chambre parce qu’elle avait peur que les rats le mangent.
Comme ils expropriaient tout le quartier pour construire l’autoroute, mon grand-père avait reçu une compensation. Il avait donc pris une partie de l’argent pour racheter la maison sous la table à l’entrepreneur, la déplacer sur un camion, l’installer sur un nouveau terrain, et la revendre.
Après, le Québec a changé, les quartiers pauvres sont restés pauvres, mais les autoroutes ont ouvert la voie vers de nouvelles banlieues : Cap-Rouge, Charlesbourg, Loretteville… La classe moyenne commençait à exister, mais pas pour les gens de Limoilou. Mon grand-père a trouvé un travail légal à l’usine O’Keefe, et il est resté là jusqu’à sa retraite.
Mona, pour sa part, s’était lancé dans l’import-export, notamment de cannes à pêche coréennes. Mon père me disait qu’il n’avait pas trop l’air d’en avoir vendu parce que tous les enfants du quartier avaient eu une canne à pêche gratuite cette année-là. Même sans vendre les cannes à pêche, il avait dû faire de bonnes affaires parce qu’après il a pu passer tous ses hivers en Floride.
Assomption
Mon grand-père s’appelait Jean-Marie. À la base, il devait s’appeler Jean, mais il était né un 15 août, jour de l’Assomption. Son père, qui travaillait dans l’usine de munitions durant la guerre, était mort à cause d’un accident de travail. Quand la conscription est venue, mon grand-père a pu repousser l’appel deux fois parce qu’il était considéré comme soutien de famille. La troisième fois, il avait dû partir au camp d’entraînement.
Son départ pour le Pacifique était prévu pour l’automne 1945, mais la bombe d’Oppenheimer l’avait sauvé à la dernière minute en incinérant quelques dizaines de milliers de femmes et d’enfants japonais. L’Empereur Hiroito avait signé la reddition un 15 août. Je ne sais pas si c’est pour cette raison, mais il gardait dans sa cour une statue en plâtre de la Vierge, protégée de la pluie dans sa niche en stuc.
Durs
La génération de mes grands-parents était une génération de misère. Ma grand-mère avait perdu son premier fiancé dans un accident de voiture dont elle gardait la cicatrice sur le visage. Elle avait aussi passé quelques années au sanatorium à cause de la tuberculose.
N’empêche qu’il y avait aussi une sorte de misère obstinée. Un de mes oncles, Ti-Ji, n’avait, disait-on, jamais déballé sa carte d’assurance maladie. Je me souviens de Ti-Ji, mais aussi de son berger allemand, Duc, qui était un héros parce qu’il avait un jour réussi à arrêter des voleurs en aboyant.
Chaque fois que nous allions chez Ti-Ji, il était dans son fauteuil où il buvait ses Black Label. Il était alcoolique mais mon père disait que c’était un coureur de fond, pas un sprinter, parce qu’il buvait chaque jour ses douze bières comme une horloge.
Il avait commencé à avoir mal à la gorge, probablement un cancer, mais il n’est jamais allé voir le médecin. Il a tenu sans broncher, et il est mort dans son fauteuil, là où je l’avais toujours vu.
Sortir
Mon père a pu sortir de la misère parce que le Québec a mis en place son système d’éducation public à la fin des années 1960. Ses histoires de jeunesse sont marquées par la pauvreté, mais il a réussi à étudier. Il a rencontré ma mère, une fille de Charlesbourg, la nouvelle banlieue de classe moyenne.
Au bout de la rue où a grandi mon père, aujourd’hui, dans ce qu’on appelait autrefois la Paroisse Saint-Zéphirin-de-Stadacona, ou plutôt Stocanne, il y a le Parc de la Grande-Hermine, qui doit avoir un autre nom. Ça ne m’intéresse pas de le savoir. Je l’ai toujours appelé Parc de la Grande-Hermine parce qu’il y avait une réplique de la caravelle de Jacques Cartier dans un des détours de la rivière Saint-Charles à côté d’un faux village indien.
Ce serait là, où, un peu moins de 400 ans avant la naissance de mon grand-père, Jacques Cartier aurait trouvé le village de Stadaconé. Avant, il y avait une rivière, la rivière Lairet, et mon père me racontait les nuées de rats dans les années où ils ont enterré le cours d’eau. De ce que dit mon père, les enfants jouaient au hockey avec des cadavres de rats.
Cartier hiverne à Stadaconé en 1535-1536. L’accueil que lui réservent les Stadaconiens est mitigé, mais c’est là que les Français ont découvert le tabac pour la première fois. Le texte de la relation de Cartier relate l’événement :
Ils ont aussi une herbe, de quoi ils font grand amas durant l’été pour l’hiver, laquelle ils estiment fort, et les hommes seulement en usent, en la façon qui ensuit : ils la font sécher au soleil, et la portent à leur cou en une petite peau de bête, en lieu de sac, avec un cornet de pierre ou de bois. Puis, à toute heure, font poudre de ladite herbe, et la mettent en l’un des deux bouts dudit cornet. Puis, ils mettent un charbon de feu dessus et sucent par l’autre bout, tant qu’ils s’enflent le corps de fumée, tellement qu’elle leur sort par la bouche et par les narines, comme par un tuyau de cheminée. Ils disent que cela les tient sains et chaudement; ils ne vont jamais sans avoir ces choses. Nous avons expérimenté ladite fumée. Après l’avoir mise dans notre bouche, semble y avoir mis de la poudre de poivre, tant est chaude.
Mon souvenir, fait de l’odeur du tabac John Player, se passe non loin de là, quatre siècles plus tard.
Le tabac était pour les Stadaconiens une herbe sacrée, mais je pense qu’il faut en prendre et en laisser à propos de la nature de ce “sacré”. Ils fumaient aussi comme les fumeurs d’aujourd’hui, pour se réunir et discuter. Le sacré faisait partie de leur vie, mais pas dans sa version new age que nous imaginons aujourd’hui.
Une partie de la famille de mon grand-père venait du village huron et je ne sais pas s’il en a gardé quelque chose mais, quand il est tombé malade, mon père est allé chercher chez un homme-médecine un remède au goût infect concocté à partir de rognons de castor. Comme Ti-Ji, mon grand-père n’était pas trop du genre à se plaindre, et il avait refusé la chimiothérapie. Les rognons de castor ne l’ont pas soigné, mais ils ne l’ont certainement pas tué. Le cancer du poumon s’en est chargé.
Boxe
À côté de chez mon grand-père, il y avait le Parc des Expositions et le Colisée de Québec. C’est là où, chaque été, se tenait Expo Québec, la plus grande foire agricole du Canada français. Une année, des gars du quartier avaient eu la bonne idée de se servir de la cour d’école comme d’un parking privé, en chargeant le gros prix à chacun des conducteurs innocents. Ils avaient ensuite fermé la grille avec une grosse chaîne, et ils avaient volé tous les radios dans les voitures. Toujours vendre deux fois.
C’est là, au Colisée, que mon père avait vu en diffusion sur grand écran le combat de Mohamed Ali contre George Foreman. Les gens de la Basse-Ville de Québec s’identifiaient à Ali. L’imaginaire de la boxe a toujours été lié à celui de la pauvreté. Pas seulement parce qu’aucun fils de bonne famille n’est jamais devenu champion du monde, mais aussi parce que le courage physique est une forme de rédemption.
Je crois qu’il est impossible de savoir ce que représente être écrasé sans l’avoir vécu. La pauvreté est une humiliation constante, et le boxeur est celui qui arrive à briser symboliquement ses chaînes. Le boxeur c’est Ben Hur, c’est le Christ, c’est Louise Michel, c’est la victoire des perdants de l’histoire. Faites l’histoire de la boxe et vous ferez l’histoire des inégalités.
Je comprends la fable de la pinte de lait, mais je n’arrive pas à la ressentir aussi profondément que lorsque mon grand-père me la racontait. Pourquoi quelqu’un volerait-il mon lait ? J’imagine qu’il y avait une leçon à retenir dans cette bataille et ces nez cassés. Un geste de boxeur pour se sortir de la misère, mais aussi un geste de dignité.
Les images de Cigarette Aesthetica sont empreintes de nostalgie. Elles illustrent un siècle révolu, dont les témoins s’éteignent les uns après les autres. Je ne sais pas pourquoi les montres des rappeurs me ramènent au tabac John Player, mais peut-être y a-t-il deux façons similaires d’approcher la mort, comme si le rappeur qui exhibe ses richesses et le fumeur qui montre sa vitalité disaient tous les deux : venez me chercher.
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À lire ce week-end :
Un texte de Jean-Michel Dévésa dans la toute nouvelle revue en ligne Collatéral. Jetez un œil à leur site. [lien]
Le carnet de voyage au Canada de Ralph Elawani sur Pavillons. Le premier texte est gratuit. Il faut s’abonner pour lire le reste, mais ça vaut la peine. [lien]
Le premier numéro de la revue Damage est sorti en format papier. Quelques articles sont en ligne. [lien]
Un entretien avec Félix Tréguet sur sa “Contre-histoire d’internet du XVe siècle à nos jours” chez nos amis de Lundi AM. [lien]
Le texte de Maya Vinekour sur le “lifestyle fascism” dans Jacobin. L’expression devrait faire mouche. [lien]
Parc Cartier-Brébeuf.
Ou, comme me le dit très officiellement Internet, « Lieu historique national Cartier-Brébeuf ».
Par ailleurs, Substack a bien ses algorithmes, à son échelle, comme en témoignent ses recommandations hebdomadaires auxquelles j'étais abonné d'office (c'est quelque part dans les paramètres). Ces recommandations algorithmiques furent déterminantes dans la décision de Platformer de quitter Substack dans la récente polémique concernant la présence de nazis sur la plateforme. https://www.platformer.news/p/why-platformer-is-leaving-substack