Il m’arrive souvent de me demander ces temps-ci où est la société. La question peut paraître bizarre, mais je me demande à quel endroit, dans quel lieu, se déroulent les interactions qui créent cet espace commun qu’on nomme “société”. Il n’est pas si simple d’y répondre à l’heure des bulles informationnelles et des hyperespaces.
C’est pour cette raison qu’un cas comme celui d’Oliver Anthony - ce Ouest-Virginien jusqu’alors inconnu dont la chanson “Rich Men North Of Richmond” a atteint les sommets du Billboard cette semaine - m’intrigue. Dans cet hymne folk, le chanteur raconte les difficultés de la pauvreté et la dureté du travail des cols bleus de la Virginie Occidentale. Il met ainsi le doigt sur les souffrances d’un bon paquet d’Américains, qui se sont identifiés à sa musique d’une manière qui échappe à plusieurs commentateurs qui comprennent mal les sources de la musique folk.
Les critiques ont été nombreux à dénoncer le discours d’Anthony qui, plutôt que de s’en prendre au système qui l’exploite, s’attaque aux taxes, aux “obèses”, à l’aide sociale et à l’État-providence tout en dénonçant une société qui frapperait sur les “jeunes hommes” et tolérerait la pédophilie. Dans un article publié dans le New Statesman, Slavoj Žižek n’hésite pas à assimiler à du fascisme cette alliance entre le discours ouvrier et les intérêts de l’élite économique.
La référence à Richmond (capitale de la Confédération), comme celle à Jeffrey Epstein et “pedo island”, tendent en effet à pointer dans cette direction. La chanson d’Anthony verserait dans les théories du complot : des élites corrompues devraient être chassées du pouvoir pour que la vraie nation retrouve ses droits. C’est Make America Great Again, version guerre civile.
Astroturfing
Alors qu’il était accueilli par le mépris des libéraux, le phénomène Anthony a suscité les applaudissements à droite. Sur Fox News, on n’hésite pas à parler d’un “hymne conservateur”, tandis que des influenceurs comme Ben Shapiro ou Matt Walsh ont applaudi le succès.
Ces endossements en ont mené plusieurs à parler d’un phénomène d’“astroturfing”, autrement dit une popularité orchestrée par le haut (par opposition à un mouvement “grassroots”, qui viendrait des masses). Pourtant, les chiffres laissent assez peu de doute sur la popularité véritable d’Anthony. Un article du Rolling Stone faisait d’ailleurs état de foules en liesse dans les deux concerts gratuits offerts par le barde la semaine dernière.
Les accusations méprisantes d’“astroturfing” sont de plus en plus fréquentes, bien qu’elles semblent émaner d’un certain mouvement de panique à gauche. Elles ont été lancées, entre autres, aux convois de la liberté au Canada ou aux Gilets Jaunes en France, alors qu’il s’agissait pourtant réellement de mouvements populaires. Ces accusations cachent surtout l’incapacité d’une certaine pensée à quitter l’orbite d’une petite caste pour atteindre le discours populaire, une situation qui pourrait bientôt devenir catastrophique si rien n’est fait pour percer cette bulle.
L’hinterland appalachien
Le phénomène Anthony n’aurait jamais pu exister sans le travail de Draven Riffe de Radio WV. Loin d’être un fasciste qui chercherait à faire de l’“astroturfing”, Riffe est plutôt une référence en matière de folk. Depuis quelques années, ce mélomane enregistre la musique de chansonniers des Appalaches pour les diffuser sur sa chaîne.
Quiconque connaît un peu l’histoire du folk américain connaît l’importance de la musique appalachienne. Cette région est le terroir originel d’où émergent des monuments comme la Carter Family ou Dock Boggs, mais aussi des genres entiers comme le bluegrass ou le country. C’est là où Alan Lomax (un gars qui venait justement du “Nord de Richmond”) est allé puiser une bonne partie de ses légendaires enregistrements pour le Smithsonian.
Avant lui, des folkloristes comme Loraine Wyman, Howard Brockway, Cecil Sharp et Maud Karpeles ont parcouru cette région pour écouter et noter la musique populaire. Ces transcriptions ont permis de constituer le répertoire qui deviendrait le tronc de la musique traditionnelle des États-Unis.
Le terroir où puise Oliver Anthony est donc plus qu’une région comme les autres, c’est l’hinterland d’où émerge ensuite toute une conception de la “tradition” telle qu’imaginée par la culture populaire américaine.
La gauche et le folklore
Les universitaires qui se sont intéressés au folklore au tournant du 20e siècle n’étaient pas des conservateurs. La plupart entretenaient des idéaux progressistes, voire radicaux pour l’époque. En ce sens, ils étaient les héritiers des premiers folkloristes romantiques, comme les Frères Grimm, qui tentaient de circonscrire une image du peuple à travers ses pratiques culturelles, quitte à les inventer de toutes pièces ou à les réinventer.
Cette “invention” du folklore coïncide avec la révolution industrielle et l’émergence des nationalismes. Au moment où des millions d’hommes et de femmes se déplaçaient des campagnes vers les villes, des savants cherchaient à constituer un pôle commun de références culturelles. Il y a, dans ce mouvement, un intérêt réel pour ces masses et la culture du pauvre, mais aussi un geste prescriptif : celui d’amener des communautés souvent bigarrées à partager une culture commune, et bientôt des ambitions politiques communes.
L’affaire c’est que les masses déplacées vont, elles aussi, s’identifier aux pratiques de l’hinterland. Devant le hachoir de la modernité, qui broie une à une les pratiques et les organisations sociales traditionnelles, le recours à un imaginaire du “Volk” permet de créer une sorte de pôle de substitution, une référence culturelle.
Le malentendu folklorique
Alors que le projet des folkloristes du début du 20e siècle porte souvent à gauche dans l’objectif de constituer le corps de la nation comme un corps politique, la matière sur laquelle le projet repose est parfois beaucoup moins clairement orientée.
Le malentendu vient, à l’époque, d’une tendance un peu naïve qui voit dans le prolétariat une force historique portant en elle le ferment d’une idéologie révolutionnaire. Pourtant, en regardant des favoris des Lomax comme Son House ou Mississippi John Hurt, qui ont donné corps à un autre folklore, celui du Delta Blues, le contenu des chansons est loin d’être aussi marqué politiquement.
Au contraire, on y chante Dieu, la misère, la prison, les amours, l’alcool, des thèmes qui sont aussi très présents chez Oliver Anthony. Pour Alan Lomax, dans les années 1940, ce qui était politique chez les chanteurs de Delta Blues ou chez les musiciens de bluegrass des Appalaches, ce n’était pas leurs idées, mais surtout leur appartenance à une classe sociale.
Les classes malheureuses
La popularité d’une chanson comme “Rich Men North Of Richmond” montre l’existence d’un malaise dont les flammes seront difficiles à éteindre. Pour la gauche libérale contemporaine, le malaise lié aux origines sociales d’Anthony est moins important que la manière dont il l’exprime. En somme, on lui reproche de mal dire ses souffrances. Il faudrait pourtant en arriver à discuter de ce malaise économique, à le représenter si possible autrement que par le vocabulaire de QAnon et des théories du complot, qui sont en train de devenir un nouveau folklore.
La souffrance qui est mal nommée est un feu qui couve sous le corps social. En même temps qu’Anthony atteint le sommet des palmarès, sur les chaînes de nouvelles, on peut voir les images de supporters de Trump qui vont jusqu’à souhaiter ouvertement la guerre civile si leur candidat était emprisonné. Renverser “les hommes riches au Nord de Richmond” prendrait, dans ce cas, une valeur beaucoup moins métaphorique. Je ne vous apprendrai rien en vous disant que tout ça pourrait très mal se finir.
Très intéressant. Pour employer parler dans les termes de la musique country actuelle, on pourrait dire qu'Anthony reprend les codes musicaux de l'americana avec la politique du bro country.
Je ne pensais pas que la division était si profonde et marquée jusqu'à ce que je lise ce papier récent dans the New Yorker, que je recommande : https://www.newyorker.com/magazine/2023/07/24/country-musics-culture-wars-and-the-remaking-of-nashville