Ce que les montres des politiciens nous apprennent sur la marche du monde
Les enquêtes horlogères du Pères Duchesne
J’ai reçu une montre à Noël, et je me suis mis dans la tête de casser les oreilles de tout le monde avec ça. Le problème, c’est que ça n’intéresse personne. Un ami, à qui je parlais de la prouesse formidable du temps mesuré par des mécanismes et des ressorts, m’a d’ailleurs répondu de façon laconique : “Pourquoi j’aurais besoin d’une montre si j’ai un téléphone ?”
Devant l’incompréhension de mon environnement immédiat, je me suis donc tourné vers Internet, où j’ai découvert une communauté d’amateurs de montres. Si le millénial moyen n’a pas grand-chose à faire de ces bijoux, j’ai pu remarquer que deux types de personnes, au moins, maintenaient en vie l’intérêt pour l’horlogerie : les politiciens et les rappeurs.
En France, les montres d’Emmanuel Macron ont bien fait parler d’elle, mais au Canada peu de gens se sont intéressés à ce que nos politiciens portaient à leur poignet. En grand explorateur, le Père Duchesne a donc plongé dans les images pour essayer de déceler des tendances, question de comprendre ce que pouvait signifier cet intérêt politique pour les montres.
J’ai donc, bien sûr, commencé par Justin Trudeau, et son élégante IWC Portuguese “Régulateur”, une montre qu’il porte depuis longtemps, à en juger par ses photos de jeune éphèbe portant Portugaise au poignet. Cette montre nous en dit long sur l’image qu’essaye de donner Trudeau : celle d’un riche héritier, certes, mais attaché à l’objet émotionnel plus qu’au tape-à-l’œil ou au statut. C’est effectivement la montre d’un enfant qui passait ses week-ends chez la Reine Elizabeth et l’Aga Khan.
Je sais, je sais, ce que vous voulez savoir ce n’est pas le nom des modèles de montres, ni leur symbolique, mais surtout combien ils coûtent. Alors, je vous le dis : une montre du genre se détaille dans les 8000$ sur le marché seconde main, et autour de 15 000$ pour une nouvelle édition.
La gauche Rolex
Les libéraux ont d’ailleurs des goûts raffinés en matière de montres. Pablo Rodriguez, le Ministre des transports, porte, par exemple, un chronographe Breitling Super Avenger. 8000$ environ, pour cette Breitling. Les libéraux ne semblent pas avoir de penchant pour le bling bling, mais plutôt pour des montres de luxe au look “old money” : discrètes, élégantes, pour connaisseurs.
Ce n’est toutefois pas le cas du Ministre de l’environnement Steven Guilbeault. Le SCRS n’a pas trop l’air de s’inquiéter du fait qu’on puisse traquer notre ministre de l’environnement avec son GPS, parce que l’ancien activiste de Green Peace porte un Garmin Fénix 7, qui lui permet de suivre en direct son rythme cardiaque tout en guettant les ravages du temps sur son corps. L’histoire ne dit pas si les Chinois sont au courant de sa saturation en oxygène ou de ses plans pour nous sortir du pétrole (auquel cas, nous aimerions être prévenus).
Étonnamment, pour trouver du bling bling, il faut aller à gauche, du côté du Nouveau Parti Démocratique, où le leader Jagmeet Singh peut être vu avec une Rolex Submariner. Difficile de faire plus tape-à-l’œil que les modèles connus de Rolex. Singh possède également une plus discrète et élégante Oyster Perpetual Datejust, du même horloger. Le prix d’une Submariner peut grimper jusqu’à 50 000$ sur le marché de la revente, mais le modèle de Singh doit chiffrer plus autour de 10 000$.
S/O Jagmeet
Il peut paraître surprenant de voir un homme vaguement de gauche porter une Rolex, mais ce genre de montres est assez populaire chez les rappeurs et il pourrait y avoir un effet d’émulation. Le rappeur Pusha T, par exemple, a nommé un de ses albums “Daytona”, d’après un modèle célèbre de la marque.
Il faut dire que Jagmeet Singh est d’origine sikhe, et que Rolex a mis en place un marketing particulièrement efficace dans les économies émergeantes comme l’Inde. Les plus grands acheteurs de Rolex, aujourd’hui, sont les populations de pays comme la Chine ou l’Inde, où la marque est un symbole de statut moins controversé qu’en Amérique du Nord. Cette préférence locale a sans doute un impact sur les diasporas.
Peut-être serait-il également possible de mettre au point une théorie du fer à cheval horloger, parce que Rolex est surtout une marque populaire à droite. Il y a bien sûr le classique Nicolas Sarkozy, avec ses célèbres Rolex. Au Canada, Maxime Bernier, l’étalon beauceron, porte une Tudor Hydronaut II, petite sœur de la Rolex Submariner. 7000$. De son côté, Éric Duhaime, chevalier du Parti Conservateur du Québec, porte une Datejust. Environ 9000$.
Au Québec
À gauche, au Québec, pas de Rolex. On se tient en forme : Vincent Marissal et Guillaume Cliche-Rivard, de Québec Solidaire, sont tous deux de fiers porteurs d’une AppleWatch qui les relie au Grand Œil d’Internet en permanence. Gabriel Nadeau-Dubois, le co-chef de la formation, porte, quant à lui, ce qui semble être une Hamilton Jazzmaster. On parle d’un modeste 1200$ pour la Hamilton, si c’en est bien une. On voit d’ailleurs environ la même chose en France avec Jean-Luc Mélenchon qui porte parfois une Hamilton Khaki. 750$ environ.
La maison horlogère Hamilton, autrefois située en Pennsylvanie, est connue pour ses modèles “field watch” et ses montres militaires. Fournisseur de l’armée américaine durant la Deuxième Guerre mondiale, Hamilton a gardé une esthétique de terrain. Mélenchon et Nadeau-Dubois essayent donc de montrer leur côté aventurier politique aves ces montres qui cherchent à représenter un imaginaire marqué par l’histoire et la liberté, sans coûter trop cher.
On voit également se dessiner une tendance canadienne, celle du poignet nu antisystème, qu’on retrouve chez Paul Saint-Pierre Plamondon, du Parti Québécois, et chez Pierre Poilièvre, du Parti Conservateur du Canada. Les deux candidats ne portent généralement pas de montre, peut-être pour montrer qu’ils incarnent le proverbial “vrai changement”.
Montres de caquistes
J’ai parlé plus tôt des Rolex Submariner, mais la montre dite “de plongée” est devenue très populaire dans les dernières décennies, principalement dans les milieux d’affaires. L’association de la légendaire Oméga Seamaster avec la franchise James Bond y est sans doute pour quelque chose. Le businessman contemporain aime s’imaginer à la fois sportif et agent secret. À croire que ces drôles aiment s’imaginer sous la mer avec leur montre, prêts à déjouer les plans des ennemis de Sa Majesté Charles III. La montre de plongée a aussi l’avantage d’être très ostentatoire avec sa grosse lunette rotative et ses proportions surdimensionnée (soi-disant pour qu’on puisse bien lire l’heure dans la profondeurs, mais qui plonge avec une montre à 10 000$ ?).
C’est sans doute en hommage à cette tendance que le Premier Ministre du Québec François Legault s’est équipé d’une modeste Tag Heuer Aquaracer. Le coût de cette montre de coursier des eaux, 4 850$, laisse penser que l’ancien PDG d’Air Transat garde peut-être un modèle plus cher à la maison, pour le porter loin des caméras et près de ses amis.
Les Caquistes semblent d’ailleurs s’être donnés le mot pour éviter les Rolex, qui sont, entendons-nous, de mauvaises montres de politiciens parce que trop reconnaissables. Pierre Fitzgibbon, Ministre de l’Économie, de l’Innovation et de l’Énergie (ça ne s’invente pas) et légendaire amateur de chasse au faisan sur île privée, arbore fièrement une Panerai Luminor, qui vous coûterait dans les 10 000$ si vous l’achetiez neuve.
Radium girls
La montre-bracelet, telle que nous la connaissons, a été inventée par Bréguet en 1810. À l’époque, il s’agissait d’une merveilleuse prouesse de miniaturisation qui avait le double avantage de pouvoir se porter ostensiblement. C’était donc un objet de très grand luxe réservé à la haute société, les bourgeois ordinaires utilisant plutôt la montre à gousset.
Il faudra attendre la Première Guerre Mondiale pour que les montres-bracelets se popularisent avec l’avènement de montres de tranchées, d’abord improvisées par les fantassins. Au départ, il s’agit simplement d’une montre à gousset attachée au poignet, plus pratique pour les assauts d’infanterie. Puis, des fabricants comme Oméga, Longines et Elgin vont faire des modèles dédiés, qui serviront principalement aux officiers.
À la guerre industrielle correspond un temps industriel : la montre sert à déterminer à la seconde près le moment des assauts et des bombardements. La guerre moderne est affaire d’exactitude, et la montre est un outil indispensable. En 1914-1918, les chiffres et les aiguilles sont d’ailleurs souvent peints au radium, pour qu’on puisse lire le cadran dans le nuit.
Cette peinture au radium fit l’objet d’un procès légendaire, celui des “radium girls”, qui eut lieu à la fin des années 1920. C’est en effet à des femmes que revenait la tâche de peindre les aiguilles et les chiffres de ces montres pour la compagnie US Radium, qui fournissait l’armée américaine en cadrans luminescents. Pour aller plus vite, on avait dit à ces femmes de lisser les poils de leurs pinceaux avec leur salive.
Le radium, élément radioactif, est confondu par le corps avec du calcium, et s’accumule dans la moelle des os. Lentement, ces femmes se sont empoisonnées jusqu’à ce qu’elles développent des ostéosarcomes et d’horribles nécroses de la mâchoire. Certains diront qu’à l’époque on ne connaissait pas les effets du radium, mais les chimistes de la US Radium, eux, travaillaient derrière des écrans de plomb1.
Montres populaires
Malgré tout, la montre-bracelet devient un objet populaire qui se démocratise à mesure que se développe l’industrie manufacturière. Le nombre de compagnies horlogères se multiplie, les prix diminuent. Bientôt, ce n’est plus seulement le bourgeois qui peut se permettre de posséder une montre. Même l’ouvrier, jadis soumis à la sirène de l’usine, peut désormais entrer en possession d’un outil qui mesure le temps.
Jean-François Nadeau, historien et journaliste au Devoir, dans son dernier livre, Sale Temps, cite cet épisode de la Révolution de Juillet, mentionné par Walter Benjamin, où les ouvriers se seraient mis à tirer sur les horloges. Pour Nadeau, ces ouvriers des Trois Glorieuses de 1830 avaient compris que le temps mécanisé était leur ennemi, une manière de contrôler leurs journées et de les enrégimenter.
Ce contrôle du temps ne date pas du 19e siècle. L’historien Jacques Le Goff, qui s’est intéressé à l’apparition des cloches dans le milieu monastique au 7e siècle, explique que le son de la cloche rythmait la vie des gens qui vivaient autour des monastères. Ce temps religieux, fortement attaché au milieu rural jusqu’à l’apparition, au 13e siècle, de l’horloge mécanique, va progressivement s’urbaniser et s’embourgeoiser.
Les horloges, désormais installées dans les villes, ne scandent plus seulement le temps monastique, mais sonnent les heures des repas. Le milieu religieux n’abandonne pas le son des cloches, mais ce temps religieux sera mis en parallèle avec le temps bourgeois. Les nouvelles horloges des palais, beffrois et hôtels de ville montrent que l’État commence peu à peu à s’arroger le pouvoir sur un temps qui appartenait autrefois à l’Église.
Ce temps étatique, réglementé par des mesures officielles, va se déplacer dans les lieux de travail avec le développement des manufactures. Là, les patrons sont désormais les maîtres des rythmes de travail qui sont mesurés par le temps des horloges. Aux horloges publiques des villes succèdent des horloges privées, grâce aux développements de la métallurgie, de la mécanique et de l’horlogerie.
Démocratiser le temps
Nous avons pour beaucoup ce souvenir de la vieille horloge avec son pendule, du temps marqué par le tic tac tic tac, la demie-heure sonnée, les heures avec leurs coups et leur mélodie. C’est un son qui n’existe presque plus : celui des grands-parents du 20e siècle. Ces horloges grand-pères sont d’abord et avant tout le produit d’une démocratisation qui a permis à chaque foyer d’avoir son marque-temps.
C’était sans doute là le rêve vendu par le capitalisme : transformer chaque famille nucléaire en unité de production sur le modèle de l’usine, son temps marqué par le contremaître patriarcal, qui donnait les heures de sortie et de coucher, de prière et de repas. Le repas sera servi à cinq heures est une précision inconnue par la plupart des êtres humains jusqu’au 19e siècle.
À la cloche de l’Église succède l’horloge de l’État. À l’horloge de l’État succède le sifflet de l’usine. Au sifflet de l’usine succède l’horloge familiale. Cette chaîne qui a permis l’expansion du capitalisme dans les chaumières a atteint sa finalité dans l’arrivée d’un temps portatif, celui des montres-bracelets qui se retrouvent, à l’orée du 20e siècle, au poignet de chaque bourgeois comme de chaque ouvrier.
Calvin
En septembre 1558, Jean Calvin interdit le port d’objets d’orfèvrerie à Genève. Ces ordonnances somptuaires2, qui font suite à d’autres décrets plus ou moins mis en application, donnent paradoxalement naissance à l’industrie horlogère helvétique. Les bijoutiers, devant la perspective de voir leur commerce s’effondrer, se réinventent en horlogers.
La Suisse devient bientôt la principale puissance horlogère d’Europe. Cette spécialisation suisse pour l’horlogerie est donc un produit presque direct du protestantisme. Non pas parce que le temps était une préoccupation spécifiquement protestante, mais bien parce que l’art du temps était plus utile que celui de l’orfèvrerie. Posséder une horloge c’est aussi s’éloigner de la logique médiévale du temps ecclésiastique.
Là où je ne m’entends pas avec Nadeau, c’est qu’il voit dans la mesure du temps un acte de domination, alors que le temps démocratisé est aussi un vecteur de liberté. Avec la montre-bracelet vient l’heure des rendez-vous, du café, du théâtre et du cinéma. Le temps mesuré est aussi un temps qui peut être volé.
Une révolution commence d’ailleurs en 1969, quand l’entreprise japonaise Seiko lance la Quartz Astron. Cette première montre sur le marché à utiliser un mouvement au quartz coûte à l’époque la coquette somme de 450 000 yens, soit la moitié du salaire moyen annuel d’un travailleur japonais. D’autres entreprises emboîtent le pas. Hamilton, par exemple, lance sa Pulsar en 1970, une montre de luxe au design emblématique.
Avec la programme spatial, les Américains ont une longueur d’avance en matière de production de puces électroniques, et leurs entreprises horlogères adoptent plus facilement le quartz, alors que les Suisses demeurent réticents. La production des mécanismes se déplace vers Hong Kong. Rapidement, le coût des mouvements au quartz diminue, si bien qu’à la fin des années 1970 la montre mécanique est sur le point de devenir une relique du passé.
Cette période, qui a été appelée par les amateurs d’horlogerie la “crise du quartz”, signe la fin de plusieurs centaines d’entreprises horlogères. L’industrie américaine est décimée. En Suisse, les quelques survivants se regroupent pour former un consortium qui deviendra plus tard le Swatch Group.
Aujourd’hui, deux groupes possèdent la presque totalité des marques horlogères. Le géant du luxe LVMH est propriétaire de Chaumet, Tag Heuer, Tiffany, Hublot, Bulgari et Zenith. Sinon, le Swatch Group regroupe Swatch, bien sûr, mais aussi Tissot, Hamilton, Rado, Oméga, Bréguet, Blancpain, Longines et plusieurs autres… Autrement dit, toutes ces marques sont produites plus ou moins par les mêmes personnes avec souvent des recoupements de composantes, tout le reste étant surtout affaire de marketing.
Évolution croisée
À partir de la crise du quartz, la montre de grande consommation est un objet résolument accessible. Même les enfants, dans les années 1980 ou 1990, possédaient des Casio ou des Timex Ironman. C’est d’ailleurs un de mes souvenir des classes de cette époque : tous les enfants qui programment l’alarme de leur Timex à une heure précise pour faire paniquer la remplaçante. Pour l’industrie horlogère, cette démocratisation était une catastrophe, mais quelques entreprises arrivèrent à tirer leur épingle du jeu, en optant pour le luxe.
La montre mécanique devient alors un produit de niche, un marqueur de classe. Cette période correspond aussi à l’ouverture des marchés dans les économies émergeantes. Les Chinois, les Russes, les Saoudiens deviennent de grands consommateurs de montres de luxe.
Dans toute cette histoire, le rapport au temps est pourtant distordu. La montre au quartz, qui s’achète quelques dollars, sera toujours plus précise que le plus précieux des chronographes. Aujourd’hui, une Rolex à 25 000$ mesure moins précisément le passage du temps qu’une montre d’enfant à 5$. En moyenne, une montre mécanique exceptionnelle prendra un peu moins d’une minute de retard ou d’avance par mois. Votre téléphone : pas une seconde. La fonction de la montre n’a plus rien à voir avec la maîtrise du temps.
Hip-hop
Pourquoi les rappeurs aiment-ils tant les montres ? Le luxe ostentatoire fait partie de l’ethos du rap depuis longtemps. J’imagine que cela a à voir avec l’imaginaire du pauvre. Le rappeur appelle au désir mimétique de ceux qui espèrent se sortir de la dèche.
Il existe des horlogers indépendants suisses connus seulement de quelques admirateurs, qui passent plusieurs mois à travailler sur une seule montre. Ces orfèvres fabriquent des bijoux qui coûtent plusieurs dizaines de milliers de dollars, parce qu’il y a bien pour des dizaines de milliers de dollars en heures de travail et en matériaux dans leurs montres.
La réelle valeur des montres de grands luxe populaires chez les rappeurs et sur les réseaux sociaux a de quoi laisser dubitatif. Qu’y a-t-il de si exceptionnel dans une Audemars Piguet Royal Oak, mis à part le design et le marketing, pour qu’elle coûte 100 000$ ?
La mode des Richard Mille, ces monstruosités gigantesques populaires chez les footballeurs et les pilotes de Formule 1 qui coûtent parfois dans les millions de dollars, est encore plus ridicule. On voit tantôt Kylian Mbappé ou tantôt Jay Z arborant ces horreurs mécaniques à plusieurs millions. C’est à peine si ces objets donnent l’heure, mais des “riches” (en tout cas, sur les réseaux sociaux), parlent d’“investissements” comme avec les cryptomonnaies.
Vols et faux
“Riches”, c’est vite dit. C’est d’ailleurs devenu un genre en soi. Sur YouTube ou sur Instagram, des amateurs de montres dévoilent les impostures. Tel rappeur, tel artiste porte une fausse Rolex, une fausse Patek Philippe, une fausse Audemars Piguet. Le simulacre est partout.
La montre pouvait être une manière d’exprimer que l’on contrôle le temps. Le temps des montres de grand luxe, aujourd’hui, n’est même pas le bon. Leur valeur tient à leur image, et souvent elles sont fausses. Simulacre du temps, simulacre de montre. On assiste d’ailleurs à l’émergence, sur des plateformes comme AliExpress ou autres, de super-clones, ces copies de contrebande de haute qualité, que les spécialistes ont de la difficulté à reconnaître.
À cela s’ajoutent les vols. À Londres, à Paris, des gangs ciblent spécifiquement les montres de luxe. Les reportages se multiplient. Sur les forums, des utilisateurs écrivent qu’il n’est plus possible de porter sa montre en public sans risquer de se faire tabasser et voler. Les gens se font menacer à la pointe du couteau, des célébrités sont attaquées, victimes de bandes organisées.
Classes moyennes
J’en reviens aux politiciens, mais leur allure actuelle tient, elle aussi, du simulacre. Le complet-cravate, par exemple, est une relique des temps où le chauffage central n’existait pas. Comment bien porter le veston de laine dans un environnement contrôlé à 24 degrés ? Pourquoi avoir au poignet une montre qui donne un temps révolu, alors que nous sommes tous reliés aux horloges atomiques par nos téléphones.
L’histoire de la montre est celle des classes moyennes et du capitalisme. La promesse démocratique de faire de chaque citoyen un gardien du temps s’est retrouvée confrontée, à partir des années 1980, à l’hégémonie croissante d’une caste de possédants d’autant plus arrogante que le contrepoids de l’URSS s’éteignait.
Dans l’entreprise privée, aujourd’hui, nombreux sont les employés qui doivent travailler avec des logiciels de gestion du temps de travail, entrer dans chaque case, chaque jour, chacune de leurs actions pour que les gestionnaires puissent déterminer le pourcentage d’heures facturables au client dans une journée.
Il en va des heures facturables comme des montres de tranchées. Elles annoncent l’heure des gaz et des bombardements, la marche implacable des rouages du Capital. Les montres des politiciens nous parlent d’un rêve moyen, celui d’une classe de citoyens souverains qui posséderaient leur temps. Comme le rappeur, le politicien cherche à attiser notre désir mimétique. Nous voulons être ce citoyen souverain de son temps comme certains veulent la richesse du rappeur.
Les inégalités se creusent, et le rêve d’une classe moyenne commence à ressembler à une mauvaise blague quand l’accès à la propriété est quasiment impossible et que les conditions de travail ne cessent de se dégrader. Nous savons, depuis un moment déjà, que notre rapport au temps s’est brisé quelque part entre l’horaire de trains et la chaîne de montage.
Nos gestionnaires portent des montres de plongée sans jamais mettre la tête sous l’eau tandis que le futur s’imagine pour nous sur nos téléphones. Sur quelles horloges tirerions-nous aujourd’hui ? Elon Musk se vantait, dans une entrevue récente, de ne pas porter de montre. Le véritable pouvoir est là aujourd’hui. Ce n’est plus celui de l’usine, ni celui du gestionnaire, mais celui d’algorithmes qui nous donnent l’heure dans nos poches. Notre hypermodernité est coincée entre un passé qui n’a jamais existé et un futur dépossédé de toute souveraineté. La preuve en est que les montres au poignet des parlementaires, malgré leur prix, ne sont probablement pas à l’heure.
Bonne nouvelle! Le Père Duchesne a désormais dépassé le cap des 400 abonnés et des 60 publications. Je ne pensais pas que ça se rendrait là en démarrant ce projet. Chaque semaine, c’est plusieurs centaines de lecteurs et lectrices qui lisent les billets. La plupart des interactions avec vous ont été riches en réflexions et en suggestions de lecture. Je continue avec le modèle sans paiement pour cette année, même si cette infolettre demande beaucoup de recherches et beaucoup de temps. Je trouve qu’il y a trop d’abonnements payants déjà dans nos vies. Tout de même, j’aurai sans doute un projet à vous annoncer d’ici la fin de la saison. D’ici-là, n’hésitez pas à m’écrire en répondant à ce message, je réponds à tous les messages (parfois lentement, mais je réponds), sauf aux messages d’insultes qui, eux, vont directement dans ma précieuse collection.
Un conseil : si vous possédez une vieille montre à cadran luminescent usinée avant le début des années 1970, il y a de bonnes chances pour qu’elle ait été traitée avec une peinture au radium et au sulfure de zinc. Normalement, le cadran ne devait plus produire de lumière —la structure cristalline du sulfure de zinc ayant été dégradée par la radiation —, mais le radium, quant à lui, possède une demie-vie de 1600 ans. Autant bien dire que votre montre est aussi radioactive que dans sa prime jeunesse. S’il n’est pas endommagé, le boîtier devrait vous protéger de la majorité des rayons gamma et de la presque totalité des radiations alpha et beta. Porter une telle montre n’est donc pas dangereux, mais le radium se dégrade en radon, un gaz radioactif dont les concentrations peuvent rapidement dépasser les limites prescrites dans un endroit clos. Il est donc préférable de garder vos vieilles montres dans un lieu bien aéré pour éviter les risques à votre santé.
Au sujet des lois somptuaires, Montaigne écrit dans ses Essais :
La façon de quoi nos lois essayent à régler les folles et vaines dépenses des tables et vêtements semble être contraire à sa fin. Le vrai moyen, ce serait d’engendrer aux hommes le mépris de l’or et de la soie, comme de choses vaines et inutiles ; et nous leur augmentons l’honneur et le prix, qui est une bien inepte façon pour en dégoûter les hommes ; car dire ainsi qu’il n’y aura que les princes qui mangent du turbot et qui puissent porter du velours et de la tresse d’or, et l’interdire au peuple, qu’est-ce autre chose que mettre en crédit ces choses-là, et faire croître l’envie à chacun d’en user ? Que les rois quittent hardiment ces marques de grandeur, ils en ont assez d’autres ; tels excès sont plus excusables à tout autre qu’à un prince.
Je suis tellement contente que tu l’aies fait ce post
Et Girard en filigrane derrière le cadran de la montre, vraiment pertinent. En passant, j’ai lu Les trois écologies de Guattari hier soir pour un article. Signe des temps peut-être, ce court essai, publié en 1989, sera réédité en avril 2024. Ça demeure étrangement actuel. Il y a matière à réfléchir, j’ai pensé à toi en le lisant.