Ce que les Français peuvent nous apprendre avec leur résistance à la réforme des retraites
Les grandes attentes du Père Duchesne
Parlez de la résistance française à la réforme des retraites à un Québécois et vous obtiendrez, au mieux, un sourire gêné si ce n’est pas un “Maudits Français encore en grève”. D’après l’adage, les Français sont toujours aux barricades. C’est chez eux un trait de caractère.
Pourtant, le Canada ne devrait peut-être pas trop rigoler. Il détient le record peu enviable d’avoir un des pires systèmes de retraites de l’OCDE. Dans la colonie de Sa Majesté, le montant maximal d’une retraite à 70 ans est de 1855,33$ par mois avec la Régie des Rentes du Québec. Au top, la pension de vieillesse canadienne vous donnera, quant à elle, un rutilant 756,32$ par mois… si vous la prenez à 75 ans. Autant bien dire qu’en encaissant ces deux seules pensions, vous vous retrouverez près du seuil de la pauvreté pour le restant de vos jours, même en comptant les différentes aides gouvernementales1.
Vu d’Amérique, les conditions de retraite des Français sont donc princières, mais s’il faut blâmer quelqu’un pour cet état de fait, ce n’est sans doute pas les travailleurs qui se sont battus pour que ce soit possible. Peut-être, d’ailleurs, faudrait-il prendre des notes sur ce combat que les Français continuent de mener.
Une intersyndicale
L’opposition à la réforme des retraites proposée par le gouvernement Macron s’est cristallisée dans la formation d’une Intersyndicale, un front commun qui regroupe tant les syndicats plus à gauche, comme la CGT, que les syndicats plus centristes, comme la CFDT.
En plus de cette mobilisation du secteur ouvrier, il faut ajouter une implication plus large de la population. C’est le cas des étudiants, mais aussi d’autres groupes de pression (notamment écologistes), qui ont trouvé une cause commune dans la résistance à la présidence d’Emmanuel Macron.
Le gouvernement a mis le feu aux poudres la semaine dernière en ayant recours l’article 49.3 de la Constitution, qui permet au Président d’imposer une loi au prix d’un vote de confiance, parce que la Première Ministre Elisabeth Borne n’arrivait pas à réunir les voix nécessaires pour faire voter le projet de loi par l’Assemblée.
Ce coup de force démocratique a évidemment été mal perçu par des Français qui protestaient depuis l’automne. D’après les sondages, la loi sur les retraites était plus qu’impopulaire, atteignant des taux d’opposition frisant les 70%. De plus, comme le soulignaient plusieurs, la légitimité d’un Président élu par défaut pour faire entrave à Marine Le Pen était quelque peu douteuse.
Une critique de la Ve république
La révolte permettait d’incarner une critique plus globale du fonctionnement d’une Cinquième République où le président devait à l’origine (du moins en théorie) jouer un rôle d’arbitre, mais où il s’est retrouvé, en pratique, à détenir un pouvoir jupitérien sur l’exécutif et le législatif.
Ce dysfonctionnement a atteint son paroxysme durant la révolte des Gilets Jaunes, marquée par les violences policières2. Non seulement la répression avait-elle entraîné une remise en question de la nature de la démocratie française, mais elle s’était exercée sur des contestataires issus en particulier des milieux ouvriers et provinciaux.
Or, un des problèmes principaux de la toute puissance présidentielle est de laisser peu de place aux élus du parlement qui, pour leur part, représentent toutes les régions de la France. Cette quasi-dictature de l’Île-de-France est, à ce jour, une source de tensions, et une des conséquences indirectes du rôle d’arbitre accordé au président.
De Nuit Debout et la gauche brahmane
Dans son Capital et Idéologie, Thomas Piketty fait une analyse éclairante du développement de ce qu’il nomme la “gauche brahmane” dans la deuxième moitié du 20e siècle. Cette expression vient de la caste hindoue des brahmanes, qui regroupe originellement la classe des prêtres. S’appuyant sur des données électorales, l’économiste arrive à montrer comment les partis de gauche sont devenus peu à peu la chasse-gardée des castes urbaines de la bourgeoisie libérale3.
C’est le même phénomène qu’observe plus succinctement Catherine Liu dans son Virtue Hoarders (traduit en français sous l’excellent titre Le Monopole de la Vertu4). Pour Liu comme pour Piketty, la gauche aurait quitté les intérêts des classes ouvrières pour devenir l’apanage de la Classe Managériale et Professionnelle, dont la distinction repose désormais sur le capital de la vertu. Cette brahmanisation s’est d’ailleurs avérée dans des conflits récents comme Occupy (2011) et Nuit Debout (2016).
Ces soulèvements bourgeois avaient toutes les apparences de conflits de castes, où les brahmanes - profs, journalistes, publicitaires, project managers… -, défavorisés par la précarisation constante de leurs conditions de vie, tentaient de faire valoir leurs intérêts. Ces révoltes se sont toutefois avérées sans lendemain. Comme l’explique Liu, une des caractéristique définitoire de cette caste brahmane est de ne pas posséder les moyens de productions.
Des Gilets jaunes aux Truckers: des conflits de castes
Ceux qui ont suivi des mouvements comme celui des Gilets Jaunes (2018) ou des Truckers (2021) ont bien vu l’importance que pouvait avoir la possession des moyens de production. Jouez du djembé tant que vous le voulez, vous n’arrêterez jamais un camion.
Ces deux révoltes n’en étaient pas moins, elles aussi, des conflits de castes. Le mépris ouvert affiché par les brahmanes pour les “convois de la liberté” est d’ailleurs assez facile à analyser avec la lorgnette de la conscience de classe.
En effet, les gens les plus touchés par les mesures sanitaires comme les ouvriers ou les petits entrepreneurs avaient tendance à se retrouver dans les rangs des opposants aux mesures sanitaires. Pareillement, les brahmanes, qui la plupart du temps pouvaient continuer de gagner leur vie en télétravail, étaient nombreux à écrire “restez chez vous” sur les réseaux sociaux et à traiter comme sous-humain quiconque voulait s’en prendre à leur avantage compétitif (celui de pouvoir travailler à distance).
Il en va de même pour les Gilets Jaunes qui, dans leur opposition à la taxe carbone, incarnaient surtout les préoccupation d’une caste rurale et périurbaine pour qui l’abandon de la voiture n’était pas une option à court terme. Encore une fois, les brahmanes, essentiellement urbains, avaient une facilité à balayer du revers la main leurs revendications.
Des conflits de castes au conflit de classes
La particularité de la résistance à la réforme des retraites, c’est qu’elle permet de mettre de côté les conflits de castes qui ont marqué les dernières décennies pour repositionner la révolte sur l’axe de la pauvreté et de la richesse. Comme l’expliquait un manifestant dans une vidéo, les indices boursiers ont systématiquement battu la croissance du PIB durant les 50 dernières années.
La différence, qui est notamment passée dans les poches des fonds de retraite privés, a été grugée sur le conditions de travail. Les citoyens des démocraties occidentales se retrouvent donc à travailler plus, dans de moins bonnes conditions pour avoir l’impression de posséder plus grâce à un recours immodéré au crédit et à la déflation générale des biens de consommation. Tout est plus “cheap”, des maisons aux vêtements, alors que nous sommes essentiellement devenus les serfs des banquiers (en Amérique, la dette étudiante signe d’ailleurs le début de l’entrée en servage).
Le problème d’un système comme celui du Canada, où les retraites gouvernementales sont plus symboliques qu’autre chose, c’est qu’il repose sur la privatisation des rentes. Un citoyen canadien, s’il veut vivre décemment après sa retraite, doit mettre de côté un montant significatif en REER ou disposer d’un fond de pension. Cette inégalité des rentes, pose, en premier lieu, un risque démocratique.
Comme l’explique aussi Piketty, dans Le Capital au XXIe siècle :
Nos sociétés démocratiques s’appuient en effet sur une vision méritocratique du monde, ou tout du moins sur un espoir méritocratique, c’est-à-dire une croyance en une société où les inégalités seraient davantage fondées sur le mérite et le travail que sur la filiation et la rente5.
Les révoltes d’“édentés” (c’est d’autant plus vrai dans un pays comme le Canada où il n’existe pas d’assurance dentaire universelle) dévoilent une mécanique assez simple : les conditions que les travailleurs ont perdu dans les dernières décennies sont passées dans les profits des plus riches et les fonds de retraite. Mettre la Terreur à l’ordre du jour, même s’il ne s’agit que de brûler des ordures, est une façon de rappeler aux riches qu’à défaut de redistribuer, ils doivent se rendre compte qu’ils sont largement minoritaires et redevables de la communauté.
L’utilisation d’une force policière démesurée pour réprimer cette demande de meilleure redistribution montre à quel point la vérité choque, et à quel point l’enjeu est grave. Les inégalités continuent de se creuser, nous sommes devant une situation qui commence à réunir les ferments d’une révolution : une crise civique où le pouvoir tente de s’affirmer par la tyrannie, doublée d’un conflit de classe.
Dans un article enthousiaste où il ose d’ailleurs écrire tout du long le mot “Révolution”, Frédéric Lordon écrit :
Alors la substance de la lutte des classes se coule dans la forme des « gilets jaunes ». Combinaison inédite, si longtemps attendue. Cette fois renversante6.
Les brahmanes de Nuit Debout se retrouvent aujourd’hui appuyés par les ressources et les compétences des castes de petits entrepreneurs et d’ouvriers spécialisés qui formaient les Gilets Jaunes et qui peuvent, à eux seuls, faire dérailler tout le pays.
Peut-être ne verrons-nous pas la Sixième République de sitôt. Il est bien possible que cette crise se résorbe d’elle-même ou que l’Intersyndicale se désolidarise. Hier, les tactiques de peur de la police semblent avoir eu leur effet. Deux manifestants sont entre la vie et la mort et plusieurs ont été blessés durant les heurts du week-end à Sainte-Soline.
Les manifestations de ce mardi ont été moins achalandées que prévu. Sur BFMTV, une chaîne proche du pouvoir, on applaudissait l’essoufflement, mais c’est peut-être partie remise. Que ce mouvement parvienne à ses fins ou non, le repositionnement des forces qu’il signale est important des deux côtés de l’Atlantique. Après tout, ce monde n’a peut-être pas à être aussi merdique que nous le croyons.
Difficile de dire au juste comment nous en sommes arrivés à ce point, mais l’inexistence du droit de grève au Canada est sans doute pour quelque chose dans l’état calamiteux de nos retraites. En plus d’être édentés, les syndicats du pays ont été organisés sous un principe similaire à celui du syndicalisme vertical de l’Espagne franquiste. Par exemple, la formule Rand (du nom d’un juge ontarien) n’autorise qu’un seul syndicat par unité de négociation.
Cette entrave au droit d’association restreint donc les syndicats à n’utiliser la grève que dans le cadre d’une négociation de convention collective, mais jamais pour appuyer une autre cause ou d’autres secteurs. Ce qui était, au fond, le principal rapport du force du syndicalisme - la menace persistante d’un front commun de la classe ouvrière - n’a pour ainsi dire jamais existé légalement dans le Dominion de Sa Majesté Charles III.
À ce sujet, je recommande le documentaire de David Dufresne, Un pays qui se tient sage (2020).
Thomas Piketty, “Gauche brahmane : les nouveaux clivages euro-américains”, Capital et Idéologie, Paris, Éditions du Seuil, coll. Points, 2019, p. 1233-1311.
Catherine Liu, Le Monopole de la Vertu, Paris, Allia, 2022.
Thomas Piketty, Le Capital au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2013.
https://blog.mondediplo.net/un-pays-qui-se-souleve