Ce texte est le troisième de la série. Les deux autres sont disponibles ici et ici.
Je me souviens d’une scène en amont de Wilmington, sur la rivière Ausable dans l’État de New York. C’était la fin de la journée, le vent venait de tomber et l’eau était comme un miroir qui fendait les montagnes.
Les pêcheurs à la mouche cherchent tous à analyser et comprendre les rivières, même si aucun d’entre eux ne saurait être en mesure de l’expliquer exactement. Il y a quelque chose comme des rythmes naturels, un ensemble de variables trop nombreux pour être décrit, que le pêcheur cherche à interpréter.
Dans ce cas, c’était une intensification du chant des oiseaux avant la noirceur, puis un ralentissement du temps presque imperceptible, le soleil qui passe sous la barre des Adirondacks, la fosse étale… La suite logique était que le poisson soit exactement à la sortie de la fosse.
Ensuite, le lancer, la ligne étendue sans prise du courant, la mouche qui lévite un moment sur le miroir du ciel… et le rond d’une truite qui l’attrape. Dans ces instants, la canne, la ligne, la mouche sont comme l’arc herméneutique entre le pêcheur et le monde, un moment où le lien entre le poisson et l’humain devient possible.
Je me souviens d’avoir ramené la truite, d’avoir regardé ses couleurs, points rouges et noirs sur fond cuivré, et de l’avoir laissée repartir vers la fosse. C’était la dernière prise de la journée, mon ami et moi avons repris la voiture vers l’autoroute 87. C’était l’été 2018. Au poste-frontière de Lacolle, les agents avaient installé des tentes pour les réfugiés.
Le 30 mars 2023, la police d’Akwesasne lançait les recherches pour retrouver Casey Oakes, un résidant de la réserve porté disparu après avoir été vu pour la dernière fois à la barre de son embarcation sur le fleuve Saint-Laurent. C’était une journée venteuse, certains témoins parlent de vagues de quatre pieds.
Les jours suivants, les secours ont découvert l’embarcation et huit corps. Deux familles de migrants, l’une indienne, l’autre roumaine, avaient péri dans le naufrage. Il n’en fallait pas plus pour ameuter la presse.
Nombreux sont les commentateurs qui ont dénoncé les passeurs. Akwesasne est une réserve mohawke qui s’est développée autour de la mission jésuite de Saint-Régis. Les dédales de l’histoire en ont fait un lieu frontalier entre l’Ontario, le Québec et l’État de New York. Cette situation liminaire est à la base de tous les trafics qui y ont cours, que ce soit celui des armes, de la drogue ou des migrants.
Dans les derniers jours, Justin Trudeau et Joe Biden ont pris la décision d’étendre l’Entente sur les Tiers Pays Sûrs (ETPS) et de fermer le passage irrégulier du chemin Roxham. D’un côté comme de l’autre, la frontière est devenue plus infranchissable.
D’après le Journal de Montréal, Florin Iordache, un Roumain de 28 ans qui résidait à Scarborough, venait de recevoir l’avis du gouvernement canadien lui refusant le statut de réfugié. D’origine rom, il avait plaidé qu’il subirait de la discrimination s’il retournait en Roumanie. Peine perdue. Avec sa femme Mona Lisa et ses deux filles, Evelyn, 3 ans, et Eylen, 1 an, toutes deux canadiennes, il avait décidé d’aller rejoindre son frère aux États-Unis en passant par Akwesasne.
Fils du Soleil
Willie Dunn était un auteur-compositeur-interprète montréalais qui est mort en 2013. D’origine mi’kmaq, ses chansons ont été composées à une époque où la musique autochtone n’était pas encore à la mode chez les gens bien.
Sa chanson “Son of the sun” est au sommet des compositions de Dunn. La guitare est grattée de manière à donner un rythme de tambour, sorte d’élément hantologique qui rappelle ses origines. Autrement, son message est universel. “Son of the son / Son of the Earth”, dans un défilement, presque une liste qui défile comme un rêve où l’humanité serait une cause commune.
Dans son De Rerum Natura, Lucrèce détaille la théorie de l’atome de Démocrite, que nous avons raffinée aujourd’hui grâce aux avancées de la physique. Nous savons que nos atomes sont éternels et viennent pour la totalité d’étoiles anciennes, que nous sommes en continuité matérielle avec le monde qui nous entoure.
Pour Lucrèce, le non-vivant est une condition nécessaire à la vie. En gros, il faut qu’il y ait une fin du vivant pour qu’il y ait du vivant. Sans cette danse de la vie et de la mort :
Ni terre, alors, ni mer, ni clair temples du ciel
ni race de mortels, ni corps sacré des dieux
ne pourraient subsister serait-ce un seul instant.
La masse de matière, en effet, arrachée
à sa cohésion, se verrait emportée
tout entière, dissoute, à travers le grand vide,
ou mieux, elle n’aurait jamais, en ce cas-là,
par condensation, créé la moindre chose,
faute d’être en état, dispersée, de s’unir.
Peut-être avec Lucrèce pourrions-nous continuer, et penser la limite entre l’humain et l’inhumain. L’inhumain doit exister pour que nous sachions ce que c’est que d’être humain et pour que l’humanité puisse se condenser et s’unir par moments.
Pour Lucrèce, comme pour la science moderne, il n’existe pas d’équilibre de la nature, qu’une fuite en avant de la vie et de la mort, qu’une évolution inéluctable vers la fin du monde. Pour nos contemporains, cette réalité est peut-être trop présente.
Les migrations sont poussées par ces déséquilibres : les inégalités, les guerres, le réchauffement climatique. Tout ce qui désunit pousse des gens à fuir. L’Amérique est une terre qui permet peut-être leur réunion.
Gujarat
Praveenbhai Chaudhary était agriculteur dans l’État du Gujarat en Inde. Il est venu au Canada avec un visa de touristes, accompagné de sa femme et de ses deux enfants adultes. D’après les sources en gujarati que j’ai pu passer dans un outil de traduction, les réseaux de passeurs canadiens sont bien connus dans cette région. Les prix des passages se négocient entre 1500 et 2000$ par personne. Praveenbhai aurait payé 6000$ à un groupe qui opère en Inde et à Toronto pour faire passer toute sa famille aux États-Unis. Akwesasne est un des endroits les plus sécuritaires où traverser et la liste d’attente est longue. Les Chaudhary auraient attendu deux mois à Toronto avant de passer la frontière.
53.29% de la population vit de l’agriculture dans le district de Mahesana et le salaire moyen en région rurale au Gujarat est d’environ 3500$ par année. Un cliché récurrent est de présenter le migrant comme quelqu’un de démuni. Nous nous confortons dans cette idée d’accueillir des gens dans la misère, mais c’est rarement le cas. Pour que Chaudhary ait eu les moyens de payer 6000$, les billets d’avion, le séjour prolongé à Toronto, il devait avoir un certain niveau de vie.
La pomme de terre, le tabac, le ricin, le cumin… le site du ministère de l’agriculture indien énumère les principales récoltes du district de Mahesana. Un agriculteur de la région a récemment fait les nouvelles pour avoir écrit au ministre qu’il s’apprêtait à vendre son rein pour payer ses dettes. Les dernières années ont été difficiles pour l’agriculture avec la montée des prix, les vagues de chaleur, mais cette histoire n’est pas nouvelle. Les raisons qui poussent quelqu’un à partir sont rarement simples.
Agariata
“Les frontières sont ma prison” chantait le Partisan de Leonard Cohen. Avant que la frontière n’existe, l’État de New York était la terre des Haudenosaunee, ceux de la maison longue. La mythologie Iroquoise parle de petits hommes qui rappellent un peu les Djinns des musulmans : les Jogahs, qu’on appelle parfois en anglais les “drum dancers”, sorte de présences discrètes et invisibles. Rarement observés, seuls leurs tambours pourraient être parfois entendus dans les nuits d’été.
Ce peuple du dessous n’est ni bon, ni mauvais, mais il vit en secret du monde des humains, dans lequel il intervient de temps à autre pour y commettre de bonnes ou de mauvaises actions.
En 1667, par exemple, le Hollandais Corlaer apprit à ses dépens qu’il fallait respecter les Jogahs. Navigant en direction de Québec pour recevoir les hommages des Français, il avait oublié de donner l’offrande de tabac nécessaire à la traversée du Lac Champlain, près de cet endroit qui s’appelle aujourd’hui Split Rock. Devant ce manque de respect pour le monde invisible, les Jogahs avaient retourné son canot, le noyant lui et ses hommes.
Certains pensent que les Iroquois auraient tué Corlaer. Après tout, les Français avaient brûlé leurs villages et leurs récoltes l’automne d’avant, tuant près de 400 d’entre eux dans un hiver atroce de famine. Corlaer avait non seulement regardé passer les troupes du régiment de Carignan-Sallières sans aider ses “amis” iroquois, mais il les avait nourries et hébergées. Un si bon ami, qui s’apprêtait de surcroît à recevoir une honteuse distinction, aurait pu avoir un malencontreux accident.
C’est à partir de 1667, et de la paix que devait célébrer Corlaer, que les missionnaires jésuites firent leur entrée dans l’Iroquoisie. Leur présence créa un schisme irréparable entre traditionalistes et nouveaux chrétiens. Au fil des conflits, ce sont les convertis qui rejoindraient les réserves canadiennes comme Saint-Régis, aujourd’hui Akwesasne. La frontière, elle, viendrait plus tard.
Roxham
Ceux qui sont nés du bon côté des frontières n’y pensent pas souvent. En 2018, j’enseignais en francisation, et j’avais, dans ma classe, une étudiante qui était elle-même passée par les tentes de réfugiés que j’avais croisées sur la route de Lacolle.
Son mari, syrien, avait réussi à obtenir un visa pour Dubaï, où il travaillait, jusqu’à ce qu’il soit mis à pied et menacé d’être renvoyé dans son pays. Il avait réussi à prendre un avion jusqu’aux États-Unis, et à traverser, avec sa femme, au Canada, en empruntant le chemin Roxham.
Contrairement aux autres Syriens venus régulièrement, qui sont la plupart du temps chrétiens, cette étudiante était musulmane, comme le sont la plupart des opposants à Bachar el-Assad. Je ne sais pas si cela pouvait causer des tensions avec les autres étudiantes syriennes, mais elle n’est pas restée longtemps en classe.
Pour une raison ou une autre (une grande partie des cours de francisation est axée sur la conversation), j’avais parlé de ma pêche du week-end aux étudiants. Plusieurs m’avaient regardé avec des yeux ronds en me disant qu’ils ne pourraient jamais faire ça. Jamais on ne les laisserait entrer si facilement aux États-Unis, même pour y pêcher la truite.
Forêt
Dans Europe, mes mises à feu, Erri de Luca parle d’un épisode de l’Évangile de Marc où Jésus arrive à Bethsaïdes et guérit un aveugle. Comme il le souligne dans un autre texte (il aime se répéter), c’est le seul moment où le Christ corrige un de ses miracles.
Étant arrivés à Bethsaïde, on lui amena un aveugle, qu’on le pria de toucher.
Et prenant l’aveugle par la main, il le mena hors du bourg, lui mit de la salive sur les yeux ; et lui ayant imposé les mains, il lui demanda s’il voyait quelque chose.
Cet homme regardant, lui dit : Je vois marcher des hommes qui me paraissent comme des arbres.
Jésus lui mit encore une fois les mains sur les yeux, et il commença à mieux voir ; et enfin il fut tellement guéri, qu’il voyait distinctement toutes choses.
Il le renvoya ensuite dans sa maison, et lui dit : Allez-vous-en en votre maison ; et si vous entrez dans le bourg, n’y dites à personne ce qui vous est arrivé.
Pourquoi le Fils de Dieu aurait-il à corriger un de ses miracles ? En principe, il est impossible qu’il se trompe. L’Évangéliste essaye de nous passer un message. Si le Christ en personne a montré à l’aveugle une forêt d’humains, c’est qu’il voulait nous faire voir l’unicité du vivant.
Je vois marcher des hommes qui me paraissent comme des arbres. Peut-être Marc avait-il lu Lucrèce ? Peut-être voulait-il rappeler, comme Épicure, la continuité de toute chose.
Des arbres qui marchent. Peut-être que, comme le pêcheur est un prolongement de la truite au moment du lancer parfait, le migrant existe pour que d’autres s’enracinent.
Iroquoisie
À qui appartient l’Amérique ? Les Mohawks ont de sérieux motifs de ne pas croire à la frontière. Historiquement, ils l’ont subie. Elle a été posée sur eux. Pour plusieurs, dans leurs rêves d’Iroquoisie, ils ne reconnaissent ni Québec, ni Ontario, ni État de New York.
À l’été 1666, un jeune officier français, le neveu du Marquis de Tracy, fut tué au nord de la rivière Au Sable. Quelques mois plus tard, un Iroquois nommé Agariata se retrouve à Québec pour négocier la paix avec le Marquis. Il est invité à sa table à plusieurs reprises. Un soir que Tracy s’épanche un peu trop, il lui raconte à quel point la mort de son neveu, Monsieur de Chacy, lui est pénible. Agariata se lève, s’avance et déclare : voici la main qui a fracassé son crâne.
Il sera pendu haut et court. Les Français oublieront le nom du supplicié, mais une rivière du Nord de l’État de New York porte aujourd’hui le nom de Chazy. Longtemps le Lac Champlain portera le nom de Corlaer. Si nous avons perdu le nom de la rivière, ceux de la maison longue appelaient ce grand lac Caniadari Quaront. Aucune rivière, aucun lac, ni même aucun grain de sable ne porte aujourd’hui le nom d’Agariata. Peut-être l’Amérique est-elle après tout la terre des vainqueurs.
Terra Nostrum
Les Romains appelaient la Méditerranée Mare Nostrum, Notre Mer. C’est de là que bien des histoires médiatisées de migrants sont venues dans les dernières années. Pourtant, la frontière américano-mexicaine, la jungle du Darien et la frontière glacée du Canada portent aujourd’hui leur lot de drames.
Alors que l’Europe s’est construite autour du monde méditerranéen, l’Amérique est un accident de parcours entre l’Atlantique et le Pacifique, un monde en soi. Ce qui aurait dû être un continent pour tous les égarés du monde, une Terra Nostrum, est devenu un privilège que certains ont confisqué.
Dans la nuit du 2 avril 2023, une citoyenne d’Akwesasne, Danielle Oakes (sans lien de parenté immédiat avec Casey Oakes), raconte avoir été témoin de la tragédie. Je cite les propos de la journaliste du Droit Kenza Belhadi :
Elle se préparait pour aller dormir et comme chaque soir, elle disait «bonne nuit au grand fleuve.» C’est à ce moment que Mme Oakes décrit avoir entendu des cris à l’aide, à travers les forts vents qui soufflaient à l’extérieur.
«J’ai entendu le vent souffler fort, l’eau bougeait, il y avait une tempête, il faisait mauvais temps et il faisait noir. Quand j’ai entendu les cris, je suis tombée à terre.»
La résidente d’Akwesasne ajoute s’être rapidement ressaisie et a appelé les policiers pour les informer de ce qu’elle avait entendu. Après avoir raccroché le téléphone, elle est allée chercher son fils qui habite à quelques pas de chez elle. La témoin a raconté être descendue sur le quai de sa résidence avec son fils, lanterne à la main, dans l’espoir de trouver d’où provenaient les cris.
«Je criais ‘‘Hey, hey’’ tellement fort et j’espérais avoir une réponse, mais je n’ai plus entendu les cris, il y en avait plus.»
Racines
L’Amérique est aujourd’hui plus que jamais fermée aux indésirables. Dans une de ses dernières conférences, donnée à l’Université de Montréal avant de mourir subitement d’une embolie pulmonaire, Benedict Anderson était venu présenter ses travaux sur les “cosmopolites enracinés”.
Ceux qui ont entendu parler d’Anderson connaissent son essai Communautés Imaginées sur l’origine des nationalismes. Dans ce livre, il convoque une image frappante, celle du cimetière militaire, dont il fait l’emblème du nationalisme.
C’est la terre et les morts, comme écrivait Barrès : le cimetière militaire est là avec ses tombes blanches égales, presque anonymes, du simple troupier au général, avec au bout des rangs le monument à la nation.
Ce qui m’a toujours frappé des nationalistes, c’est qu’ils connaissent rarement la terre qu’ils clôturent de frontières. Lionel Groulx, dans l’Appel de la race, chante le pays de Dollard des Ormeaux en citant Barrès et l’Alsace-Lorraine comme Mathieu Bock-Côté aujourd’hui s’habille en dandy germanopratin en célébrant De Gaulle et Zemmour. Les sergents des frontières connaissent rarement ce qu’ils emprisonnent.
Je vois marcher des hommes qui me paraissent comme des arbres. Peut-être cherchons-nous tous un lieu où nous enraciner, mais nous sommes loin encore de la Terra Nostrum.
Praveen Chaudhary, 50 ans
Diksha Chaudhary, 45 ans
Vidhi Chaudhary, 23 ans
Mit Chaudhary, 20 ans
Florin Iordache, 28 ans
Cristina “Mona Lisa” Zenaida Iordache, 28 ans
Evelyn Iordache, 2 ans
Elyen Iordache, 1 an
Casey Oakes, 30 ans
Évidemment, je suis séduite par votre texte. (Marry me!).La pêche et la rivière Ashuapmushuan, pour moi. Pour vous, Rosi Braidotti et The Nomadic Theory.
Légendaire pour ses dorés surtout. Je manque de temps pour vous répondre (véritable excuse du XIXe siècle), j’aurais tellement à dire et à entendre. Dites-moi si vous appréciez Braidotti; elle est au cœur de ma thèse et un avis éclairé est toujours bienvenu.