Ce premier texte d’une série de trois sur les indésirables est un peu moins comique qu’à l’habitude. Il a aussi été particulièrement difficile à écrire. Il le sera peut-être aussi à lire.

Le système dans lequel nous vivons génère de l’inhumanité. La société industrielle a écarté plusieurs classes d’êtres humains : les criminels, les fous, les pauvres, les malades, les vieux… Ces gens ont été chassés du monde utile, soit parce qu’il était impossible de s’en occuper en travaillant ou parce qu’ils posaient une menace pour l’ordre.
Une même logique habite les campagnes de harcèlement en ligne, les asiles psychiatriques, le contrôle des migrations et ce qui a mené à la mort des milliers de personnes dans les CHSLD de la province : celle selon laquelle des êtres humains doivent disparaître, qu’ils soient trop vieux, trop fous ou chassés pour des raisons morales ou politiques.
C’est l’histoire d’une époque qui fait un spectacle de la maladie mentale, du “care”, tout en étant dans la chosification totale d’une humanité jetable, si ce n’est des plus beaux, des plus forts, des plus riches et des meilleurs. C’est l’histoire du présent, l’histoire de l’hypocrisie.
Le cercle de la bienveillance
Je ne compte plus les fois où ce scénario s’est répété. Je ne me souviens pas du cauchemar, je me réveille au milieu de la nuit en panique et je me précipite vers ma fille. Pour m’assurer qu’elle respire, je mets mes doigts sous son nez. Je prends son bras, elle se réveille. Je me rends compte qu’elle respire. Je reprends conscience et constate ce que je viens de faire. Ça va, je m’excuse, papa faisait un cauchemar. Dors, tout va bien.
18 mai 2020, je viens de finir une formation en ligne de quelques heures. Deux ou trois vidéos YouTube qui montrent comment se laver les mains, enfiler un ÉPI (Équipement de Protection Individuel)… Une dame du CIUSSS de l’Est-de-l’Île nous félicite de participer à Je contribue, l’appel du gouvernement pour prêter main forte dans les CHSLD. Elle nous explique à quel point le CIUSSS est un bel endroit, et que nous devons appliquer “le Cercle de la bienveillance”.
19 mai 2020, première journée, première tâche : enfilez les ÉPI, vous allez en zone chaude. La veste, le masque, les gants, la visière. Comme un idiot j’ai lavé mes cheveux. La visière s’embue. Accompagné d’une préposée, première chambre. Patiente COVID. Je ne vois rien, la buée, tout ce que j’entends c’est la toux. Tout ce que je sens c’est l’odeur de la merde. La patiente a enlevé sa couche, la diarrhée partout, je gèle, je ne sais pas quoi faire. Appliquer le cercle de la bienveillance ?
La famille
Mes premiers morts sont des portes fermées. Une sur l’aile nord, quelques autres sur l’aile sud. Jour deux, l’infirmière demande des volontaires pour aller vider les “chambres des morts”. Il faut être deux, une personne à l’intérieur, qui met tout, les photos de famille, les objets auxquels les êtres humains tiennent dans un sac poubelle, une personne à l’extérieur pour doubler le sac en dehors de la chambre Covid. Les familles passent ou non chercher les sacs. Quand il y a une famille.
J’évite à tout prix cette tâche, je ne me sens pas le cœur accroché assez solidement pour voir des vies réduites à l’état d’artéfacts jetables. À la place, je me colle à un travail que personne ne veut faire. Une patiente, presque immobilisée par la maladie, doit être nourrie pendant un bon deux heures. Elle est maigre, en état d’inanition. Deux préposés sur l’aile, en temps normal, 12 patients. La moitié doit être nourrie, 8h, 12h, 17h, calculez : c’est impossible.
La patiente n’a pas trop de réactions, je vois sa bouche s’ouvrir. Elle n’a pas encore la Covid. Le premier jour, avec la buée, je ne voyais qu’un trou noir où enfoncer la cuillère. Aujourd’hui, je me suis coupé un vieux t-shirt pour me cacher les cheveux, le métier qui entre. Plus de buée, je lui chante des chansons, j’ai l’impression qu’elle réagit.
Je regarde si le système de son dans le coin de la chambre fonctionne. Il ne fonctionne plus. Je demande à la préposée si on peut en trouver un autre. Elle me dit que celui-là vient de la chambre d’un mort. Je lui demande si la famille peut en trouver un autre. “Quelle famille ?”
Communication
Plusieurs ont blâmé le gouvernement pour sa gestion de la pandémie, mais cette gestion est à l’image de notre société. Peu de gens ont le temps ou l’intérêt, aujourd’hui, de s’occuper de leurs proches. Nous ne savons pas, non plus, aborder la mort. Nos cimetières sont des déserts, nos salons funéraires des supermarchés, nos vieux sont rangés dans des tours.
La famille nucléaire est l’unité de production et de reproduction de la civilisation capitaliste. Un papa, une maman, un point soixante-et-un enfant, un animal de compagnie, une garde partagée. L’horizon de toute famille nucléaire est pourtant sa destruction. Une fois la reproduction terminée, les enfants élevés, ils redémarrent à leur tour le cycle, et les vieux disparaissent peu à peu sous les tâches de la vie courante.
La famille élargie des sociétés traditionnelles avait un rôle symbolique à jouer, mais à l’époque productiviste, il n’y a plus de symboles. Qu’une perpétuelle communication. Le téléphone sonne. Un “tulululut tulululut” de téléphone du 20e siècle. Un patient appelle. Ne réponds pas, il ne se souvient pas, il nous appelle aux cinq minutes. “Tulululut tulululut”. Je vais quand même voir le patient. Il hurle j’ai mal, j’ai mal. Il a la covid, il va mourir. J’ai mal, j’ai mal. La morphine ? La médecin n’est pas là. Pas encore de “protocole”. “Tulululut tulululut”.
Mare nostrum
C’est mon premier mort qui n’est pas une porte. Jour 3, le téléphone a cessé de sonner. Le patient a eu sa morphine, il est paisible. Sa famille lui a parlé. Nous le lavons avec la préposée. Je retourne vers sa chambre. Il ne respire plus. Une bonne mort. Propre.
Les patients sont enfermés depuis mars. Les plus conscients supplient la mort de venir les chercher. Dans un cauchemar, plus tard, je me vois gardien de camp nazi. Ce que nous leur faisons subir au nom de la “sécurité” est sans doute pire que la Covid. Normalement, ils sortent, interagissent. En isolement, un être humain devient fou en quelques jours, même quand il est déjà fou.
Une vieille dame, consciente, me parle de la Méditerranée. Comment a-t-elle abouti ici ? Un hasard, le travail, Montréal, la vie dans la colonie, vieillir, se ramasser en CHSLD. Je n’aurais jamais dû finir dans ce mouroir, qu’elle me dit. Elle a raison.
Une patiente, encore consciente, pète les plombs. Elle n’en peut plus du confinement. Je veux la Covid, je veux mourir. “Crissez moi patience! Crisses de négresses. Crisses de singesses.” Je ne bouge plus. La préposée me regarde : c’est toujours les meilleurs qui partent en premier. Elle rit, je ris.
Fenêtres
Rentré chez moi je fais l’erreur de regarder les réseaux sociaux. Les moralistes habituels pontifient : restez chez vous, portez votre masque. Dehors, j’entends des bruits de fête. Les voisins trichent. Ils ne respectent pas le confinement.
Rarement je n’ai aimé autant des inconnus. Leur tricherie était une preuve que la vie continuait en dehors de l’enfer.
Une patiente est très malade. Sa nièce vient chaque jour ou presque. Elle me dit que sa tante est croyante. Je m’assure, avec un préposé, qu’elle ait son chapelet en tout temps. Plus tard, après ma journée, j’appelle le curé pour qu’il vienne la voir par la fenêtre. Il me répond : vous savez, j’ai plus de soixante-dix ans, je n’ai pas le droit de sortir.
Les familles viennent parfois. Il y en a une sur le terrain. Leur mère a la Covid, elle a l’Alzheimer, ne se rend pas compte. Elle les voit par la fenêtre, ne comprend pas trop pourquoi ils ne viennent pas, ne comprend pas trop ce que je fais dans sa chambre, habillé comme un corbeau de peste.
Les ÉPI changent. Au début, nous avions des équipements plutôt corrects. Maintenant, les vestes chinoises qui nous arrivent par avion nous déchirent sur le corps, nous suons, il fait chaud, pas possible de rester longtemps dans la “zone chaude”, qui porte bien son nom. Ils nous ont aussi trouvé des ÉPI lavables, ils sont noirs. Le t-shirt qui me couvre les cheveux est noir. Noir sur noir, pas trop rassurant. La famille est derrière la fenêtre. J’installe le téléphone près de la fenêtre. Ils s’appellent. Je les laisse tranquilles.
La santé publique a décrété que le ciel est vert et que la Covid se transmet par gouttelettes. Pas besoin de masques N95, le papier suffit. La véritable raison c’est que nous n’avons pas le “fit test” qui nous permettrait d’avoir les N95, et qu’il n’y a pas assez de N95 de toute façon. Nous sommes condamnés, nous le savons. Les fenêtres sont ouvertes, il fait chaud. Les portes ne peuvent pas être fermées, ce serait de la contention. Le virus voyage d’une chambre à l’autre, porté par le vent.
La supplication
Je lis Svetlana Alexievitch en m’identifiant aux liquidateurs de Tchernobyl. Je suis radioactif, je ne peux pas voir ma fille. Nous sommes tous radioactifs. Mes interactions avec les préposées, les infirmières et les autres aides de service sont minimales. Une d’entre elles qui est entrée par Je contribue est agente de bord, une autre avocate. Je serais incapable aujourd’hui de les reconnaître. Nous avions des masques.
Je me suis soudain mis à avoir des doutes. Que valait-il mieux : se souvenir ou oublier ? J’ai posé cette question à des amis. Les uns ont oublié, les autres ne veulent pas se souvenir parce qu’on n’y peut rien changer. Nous ne pouvons même pas partir d’ici1...
Depuis mon engagement, je ne vois plus ma fille. Je reste en isolement dès que je sors. Je commande ma nourriture. Comme la famille de ma patiente derrière la fenêtre, je vais la voir, derrière la grille de chez sa mère, de loin.
Hippopotames
La patiente que je nourris est très malade. Elle va mourir. La deuxième journée, alors que je la nourrissais, une infirmière est venue coller l’affiche sur sa porte : Covid+, chambre rouge.
Il fait de plus en plus chaud, la canicule en mai, une fin du monde dans la fin du monde. Les ÉPIs nous fondent sur le corps. Les préposés doivent prendre leur pause. Je reste seul sur l’aile, maintenant que je sais un peu plus quoi faire.
J’entre dans la chambre de la patiente, elle ne respire plus. Je ne sais pas quoi faire. Je mets mes doigts sous son nez. Idiot. J’ai un gant, je ne sens rien. Je regarde l’horloge. Brisée. J’appelle quelqu’un ? D’abord savoir si elle ne respire plus. Je compte : un hippopotame, deux hippopotames… À trente-six hippopotames, elle respire.
Deux heures plus tard, elle meurt. Son corps reste plusieurs heures dans sa chambre avant que les hommes en jaune ne viennent la mettre dans un bodybag et l’emporter. Je regarde l’homme en jaune, il a presque une tenue de scaphandrier, un masque à gaz. Il me regarde, je suis habillé de plastique, avec un masque en papier. Ils emportent le bodybag, je ne sais pas par où. Certains disent que c’est par la porte des poubelles.
Migrants
La moitié des employés réguliers sont des immigrants. Un Algérien et sa femme font le ménage des chambres. Tâche difficile. Une Colombienne, des Haïtiennes… Sous-payées, à ramasser les pots cassés d’une société qui ne veut pas de ses vieux.
Un Malien s’est inscrit par Je contribue. Il n’est pas citoyen, vient d’arriver, mais il s’est dit que s’il faisait quelque chose pour le Québec, le Québec lui rendrait bien. J’évite de briser ce beau sens du devoir citoyen et de lui raconter ce qu’est devenu le Québec, ou plutôt ce qu’il n’a jamais été.
La santé publique est venue nous aider. Deux fonctionnaires. Leurs savantes analyses ont conclu qu’il nous fallait une autre table de décontamination. Les ailes du bâtiment sont impossibles à isoler, son architecture n’est pas faite pour contenir un virus aérien, même si chaque année la grippe fait des ravages.
L’infirmière-chef nous fait des remontrances sur le lavage des cheveux. Un peu trop longues, les remontrances : le retour sur l’aile est catastrophique. Encore une couche enlevée, encore la merde partout.
Les infirmières haïtiennes sont sur l’affaire, elles ramassent la merde des indésirables pendant qu’on en refoule d’autres aux frontières.
Courage
La femme qui vient visiter sa tante est là encore. Il faut l’aider à mettre un deuxième ÉPI parce qu’ils sont trop petits pour elle. Elle n’est pas jeune, elle n’est pas petite, deux facteurs aggravants… Si elle contracte la covid, elle risque de finir sur un respirateur, ou pire.
Le courage fait peur à voir en vrai. Je me souviens d’elle dans le corridor, et je me souviens d’avoir dit : mais Madame, vous pouvez mourir. Elle m’a répondu : “Je m’en fous. C’est ma tante. Elle a été tellement bonne pour nous…”
Je ne sais pas qui tient les comptes, mais il faudrait que le nom de cette dame soit inscrit pour l’éternité dans le livre des justes.
Sa tante est morte le lendemain.
C’est un cliché de le dire, mais l’humanité est à la fois capable du pire et du meilleur. Elle peut laisser des gens dans l’abandon le plus abject, comme elle est capable de braver la mort par amour.
Frissons
Protocole d’hydratation. La canicule empire, il faut porter de l’eau aux patients chaque heure. C’est une course, un plan séquence. Il y a beaucoup de patients, certains ne peuvent boire autre chose que du gel pour ne pas s’étouffer. Donner à boire, noter sur la feuille, donner à boire, noter sur la feuille.
Il fait chaud, mais je sens la fièvre me prendre. J’ai des frissons, même dans la chaleur. Une patiente m’a toussé sous la visière, il y a deux jours. Elle l’a fait exprès. Enfin, relativement exprès. 103 ans, elle me disait que son père viendrait me casser la gueule, elle traitait toutes les préposées de sorcières. Elle a toussé, donc. J’ai vu noir, je suis sorti en panique, j’ai fait ma décontamination en hâte. Peine perdue. Je suis malade, il n’y a plus rien à faire.
Jetables
Il me faudra des mois pour repenser à ce qui est arrivé. Je le sentais dans mon corps, mais pas dans ma tête. J’avais vu l’abandon, la mort, la détresse, la peur, mais je ne voyais toujours pas ce qui m’était tombé dessus.
Alors, pourquoi les gens se souviennent-ils ? Pour rétablir la vérité ? La justice ? Se libérer et oublier ? Parce qu’ils comprennent qu’ils ont participé à un événement hors du commun ? Cherchent-ils à se réfugier dans le passé ? Mais les souvenirs sont fragiles, éphémères, ils ne forment pas un savoir exact, mais plutôt ce que l’homme devine sur lui-même. Ce ne sont pas encore des connaissances, seulement des émotions2.
Je ne connais rien à la justice. Je ne sais pas si, un jour, les familles qui ont eu à voir leurs proches enfermés et abandonnés à la peur seront dédommagées. Je ne sais pas ce que ça changerait. Je ne sais pas ce qui adviendra de ceux qui, comme moi, gardent cette catastrophe en eux, mais l’oubli les guette, le leur comme celui des autres. Après tout, la totalité de la population a vécu de manière intime cette pandémie. Les expériences se confondent.
La catastrophe aura pourtant révélé une faille dans nos sociétés que le complexe géronto-industriel peine à cacher avec ses publicités de résidences pour aînés dynamiques aux dents blanches : le capitalisme tardif et son économie libidinale sont impitoyables envers les indésirables. On vous vend la jeunesse, le succès, le bonheur… tant de choses à désirer que vous contemplez par la fenêtre de votre téléphone, mais il ne faudrait peut-être pas trop croire au jour qui vient. Indésirables, vous êtes toujours sur le point de le devenir.
Svetlana Alexievitch, La Supplication, Tchernobyl, chroniques du monde après l’apocalypse, Paris, JC Lattès, 1998.
Idem
Merci pour ce texte.
Super beau texte. Je l’ai partagé