
Je vous ai dit que je vous parlerais d’oiseaux pour changer de l’actualité, mais j’ai quand même pensé à vous il y a un peu plus de dix jours, quand Paul Saint-Pierre Plamondon a fait une sortie pour dénoncer la saleté de Montréal. Le chef du Parti Québécois, en forme ces temps-ci, était de sortie à la Station Honoré-Beaugrand, pour dénoncer l’insécurité ressentie par certains usagers à la vue de toxicomanes ou de personnes sans-abri. Notre chevalier de la propreté et de l’ordre en a profité pour souligner, sur la plateforme X d’Elon Musk, que “l’extérieur de la station était franchement « dégueulasse »” et que “délabrement des lieux et délabrement de la sécurité sont souvent liés”.
De mon côté, je suis allé faire un tour au Jardin Botanique pour vous tenir au courant des migrations, mais il n’y a pas grand-chose de nouveau à rapporter, si ce n’est que les goélands étaient en fête. Montréal est couverte de neige trois ou quatre mois par année. Pendant ce temps, les ordures se perdent sous l’immaculé couvert blanc. Le printemps les décongèle, ce qui fait le bonheur des goélands à bec cerclé et des corneilles, pour qui c’était jour de banquet. Il devait bien y avoir deux centaines de goélands qui criaient sur la pelouse du parc, bien contents du buffet d’ordures. Le “dégueulasse” des uns fait le délice des autres.
Parlant déchets, la mairesse Valérie Plante a, elle aussi, pris acte récemment de la situation dans le métro, et a appuyé la décision de la STM qui consiste à mettre en place une “obligation de circuler” qui revient, de facto, à bannir les sans abris et les toxicomanes des stations. Ne sachant plus comment contenir la crise du fentanyl, les autorités de la métropole semblent avoir choisi d’adopter en partie la solution qui consiste à cacher le problème.
Une amie, qui travaille dans un centre d’injection supervisé, me racontait récemment avoir perdu un des usagers qu’elle aimait bien. Comme souvent, il n’était pas revenu au centre depuis quelques jours, et les intervenants ont appris qu’il était mort d’une overdose. C’est une histoire banale. Mon amie m’a expliqué que les overdoses étaient communes, même au centre d’injection, où au moins il était possible de réanimer les usagers. C’est caché qu’on meurt d’une overdose. Elle me disait aussi à quel point ceux qui s’enfoncent dans la consommation de fentanyl sont des gens blessés. L’usager qu’aimait bien mon amie sortait d’une peine de 25 ans de prison. Il n’y aura pas survécu. Je me souviens d’avoir pensé combien la société, ne sachant que surveiller et punir, avait de la difficulté à rompre le cycle de la violence.
Théologie de l’exil
J’écoutais un entretien avec Juno Zavitz, un jeune théologien de Toronto qui se spécialise dans l’intervention spirituelle auprès d’anciens détenus et de toxicomanes. Dans ce podcast lumineux, Zavitz propose de rompre ce cycle par l’accompagnement spirituel et la justice transformatrice. Il parle, entre autres, de la “blessure morale” chez les criminels qui, plus souvent qu’autrement, les ramène vers des comportements antisociaux.
Le concept de “blessure morale”, développé dans le traitement spirituel des vétérans de la Deuxième Guerre mondiale, sert à désigner les conséquences d’un acte contraire au système moral de la personne qui le commet. Selon Zavitz, chez certains contrevenants, il faut parfois recréer ce système moral absent pour provoquer la blessure et la réparer ensuite. La honte est alors utile dans ce processus de transformation. Chez d’autres, pour qui la honte est intacte, il faut chercher des voies de réparation — directes ou rituelles — pour intégrer ce trauma et permettre le pardon au sens chrétien du terme1. Dans le podcast, Zavitz se prend à rêver à une véritable possibilité, pour certaines communautés, de recréer des liens avec les contrevenants, des liens qui permettent la responsabilisation, la réparation des torts et la transformation. Nos sociétés, par manque de temps, d’espace ou de ressources, ont plutôt choisi de procéder, la plupart du temps, par l’exil, réel ou symbolique.
Collectif Lueurs
L’automne dernier, la revue Possibles publiait un numéro sur l’abolition des prisons dirigé par Ted Rutland et Philippe Néméh-Nombré. Dans ce numéro, Will Bourgeois et Julian Beyer, du Collectif Lueurs, partent de leur expérience de la justice transformatrice pour rêver à une alternative au système de justice pénal :
Nous devons éviter de nous attacher et de nous identifier à notre rage et à notre capacité à exercer la violence. Sans cette vigilance, nous risquons de conserver la violence dans notre culture et de la reproduire au sein de nos communautés. Il est également essentiel de reconnaître et de déconstruire les processus d’altérisation qui créent un « intérieur » de la communauté (qui mériterait le soin) et un « extérieur » (problématique ou nuisible)2.
Même si Bourgeois et Beyer n’adoptent pas une perspective théologique, iels en arrivent à une position étrangement similaire à celle de Zavitz. Pour le théologien, qui s’inspire de la religion cubaine du Santeria, c’est la réconciliation spirituelle qui permet au contrevenant d’aller vers la transformation, pour Bourgeois et Beyer, c’est l’amour tel que l’entend bell hooks. Comme l’écrit cette dernière : « tant que nous refuserons d’aborder pleinement la place de l’amour dans les luttes de libération, nous ne serons pas en mesure de créer une culture où l’on se détourne massivement d’une éthique de la domination3 ». Il peut paraître étrange de voir des théoriciens queer abolitionnistes retourner à des valeurs chrétiennes comme le pardon et l’amour. Après tout, l’imaginaire queer s’est érigé — en partie du moins — contre le cadre religieux. L’époque en appelle peut-être aux solutions extrêmes. La foi — religieuse ou non — en fait partie. Dans ce cas-ci, il s’agit, bien sûr, d’une foi abolitionniste qui permettrait d’imaginer des possibilités de réparation et de reconstruction des individus et des communautés.
Grues d’Ibycus
Parlant exil, j’ai roulé longtemps, samedi dernier, pour aller jusqu’à Saint-Anicet, où l’on rapportait la présence de deux cygnes siffleurs dans un champ inondé. Je m’y suis rendu, j’ai vu les deux cygnes, très loin au bout du champ. Le cygne siffleur est un visiteur très occasionnel qui n’est que brièvement de passage dans nos contrées, en route vers la Baie d’Hudson et les grandes toundras du Nord. Après avoir vu les cygnes, j’ai poussé ma route jusqu’à Dundee, à la Pointe Fraser où l’on observe les grues du Canada. J’ai cherché un peu avant de les voir : treize grues, comme des roseaux, au fond d’un champ. Linné a appelé ce genre d’oiseau “Antigone”, du nom d’une princesse troyenne — pas celle qu’on connaît —, qu’il croyait être à l’origine de la légende. C’était une erreur : cette Antigone a plutôt été transformée en cigogne. Peu importe l’erreur, la grue du Canada a donc pour nom latin Antigone Canadensis. On la retrouve jusqu’au Japon, où elle fait partie intégrante de l’iconographie.
Le mot grue vient du grec Γεράνα, Gerana, lui-même probablement d’origine indo-européenne. Une princesse pygmée du même nom, Gerana, aurait été transformée en l’oiseau par Héra parce qu’elle aurait refusé son culte. La grue est un animal dont la symbolique est complexe. Aristote imaginait de grandes guerres, la Geranomachie, que les Pygmées auraient livré aux grues près des sources du Nil. À cause de leurs danses amoureuses élaborées, les grues ont souvent été associées à l’amour et à la vie. Dans une autre légende, celle du poète Ibycus, les grues sont plutôt des figures de la vengeance, mandatées par les Érinyes pour dévoiler à la foule le meurtrier d’Ibycus. J’ai regardé les grues, ce jour-là, et je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cet autre meurtrier, mort d’une overdose. Au fond du champ, les treize grues avaient froid.
Si vous avez plus de cœur que la STM, vous pouvez fair un don au centre d’injection Cactus.
Vous pouvez suivre les activités du Collectif Lueurs sur leur site ou sur Instagram.
Vous pouvez aussi écouter le podcast avec Juno Zavitz.
Vous pouvez lire le numéro de Possibles sur l’abolition des prisons ici.
Dans les médias, notamment lorsqu’il est question d’arc de rédemption de célébrités, la notion de “pardon” est souvent dévoyée pour signifier l’oubli ou la minimisation. Le pardon chrétien, plus profond et sérieux, implique la réconciliation avec Dieu.
Will V. Bourgeois, Julian Beyer, “La justice transformatrice pour une politique préfigurative de l’abolition”, vol. 48, n°2, automne 2024, p. 54 [lien].
bell hooks, « Love as the Practice of Freedom », Outlaw Culture, Routledge, New York, 2006, p. 243.
Quel merveilleux texte, merci! Je vous lirai plus souvent.