J’ai vu passer, cette semaine, une blague à propos du dernier album de Taylor Swift, qui montrait une photo de la chanteuse affublée des mots “In 1984, I was hospitalized for / approaching perfection / Screwing my way accross Europe, / they had to make a correction”. Cette blague nichée fait référence, pour ceux et celles qui ne seraient pas au courant, aux paroles de la première chanson de l’album-culte American Water (1998) des Silver Jews.
Je n’ai pas grand-chose à vous dire à propos de Taylor Swift. Ses fans font souvent l’éloge de ses paroles, et on dit aussi la même chose de David Berman, le parolier des Silver Jews, qui est devenu une icône de la musique alternative au tournant du millénaire. J’imagine que c’est là l’essence de la blague, mais raconter les blagues n’est jamais une expérience très drôle.
Voir cette image m’a tout de même replongé dans American Water et l’Amérique dépenaillée des textes de Berman. À l’époque, j’étais aussi tombé sur son recueil de poésie, Actual Air, grâce à un article du Believer qui en parlait comme d’un des plus grands livres de poésie de l’histoire récente. Ça avait été, pour moi, une expérience marquante et une révélation, au point où j’avais même contacté David Berman en personne pour traduire ses poèmes en lui envoyant un long mail explicatif. Il m’avait répondu brièvement :
Hi Samuel. That sounds fine with me. What should I do to help?
Au début de la vingtaine, je ne savais pas trop comment m’y prendre pour publier une traduction de poésie. J’avais donc commencé à traduire Air Véritable seul dans mon coin, mais le projet avait fini par tomber à l’eau, faute d’intérêt des éditeurs pour les traductions de poètes américains. J’étais aussi un blanc bec qui n’avait rien publié, un amateur.
L’expérience de traduire Berman m’a quand même transformé. À l’époque j’avais encore des ambitions et, pour moi, l’ambition, c’était d’écrire un roman. C’est à travers les mots d’un autre que j’ai commencé à écrire mes propres poèmes. Pour cette raison, je garde un amour inconditionnel pour sa poésie et ses paroles. Les revoir, même dans une blague sur Taylor Swift, m’amène inévitablement sur le sentier des réminiscences.
David Berman est disparu de la carte peu après que j’aie découvert sa poésie. En 2009, après la sortie de l’album Lookout Mountain, Lookout Sea (2008), il met un terme aux Silver Jews, abandonne la musique et devient une sorte d’ermite. Il consacre alors sa vie à la religion juive et à l’écriture d’un livre contre son père, un lobbyiste connu de Washington. Sa vie, jusque là, avait été marquée par les problèmes de dépendance, la dépression et les tentatives de suicide.
Alors qu’on ne l’attendait plus, Berman revient par surprise à la musique en juillet 2019 avec l’album Purple Mountains. Je me souviens d’avoir découvert l’album et d’avoir sauté sur le clavier pour écrire à des amis. C’était prodigieux, du Berman à son meilleur. J’écoute d’ailleurs encore une chanson comme “Margaritas At The Mall” presque chaque semaine. En plus, Purple Mountains (aussi le nom du nouveau groupe) devait venir à Montréal à l’automne 2019.
Ce n’est jamais arrivé parce que Berman s’est suicidé le 7 août 2019, un mois après la sortie de l’album. Si je laisse ici certaines des traductions que j’avais faites d’Air Véritable (pour peu que les ayant droits ne me tombent pas dessus), c’est que son œuvre n’a pas eu l’attention qu’elle mérite dans le monde francophone. Je la crois d’autant plus pertinente aujourd’hui qu’elle est au croisement de deux mondes en crise : celui de l’Amérique périurbaine et celui du judaïsme.
Pour Berman, l’expérience juive est à comprendre au sens fort comme une recherche du divin dans l’existence humaine, une herméneutique travaillée à partir de signes indéchiffrables. “How long can the World go on under such a subtle God ? / How long can the World go on with no new word from God ?”, chantait-il sur l’album Purple Mountains. C’est cette conscience du vide laissé par Dieu qui permettait à son observation de l’apathie périurbaine de ne pas sombrer dans le moralisme sentencieux. La condescendance envers la vie ordinaire est le propre des intellectuels nord-américains, qui s’imaginent souvent trôner quelque part dans le monde d’en-haut quand ils ne jouissent pas de la culture populaire comme si elle leur appartenait.
Dans le judaïsme, le monde des signes est l’espace du divin. Berman voyait le vide de nos existences sans pour autant les prendre de haut. Sa poésie était une herméneutique de la normalité, une recherche d’un signe quelconque de Dieu à travers des moments de banalité américaine. Air Véritable, Eau Américaine : ses titres jouaient de ce travail d’étiquetage de l’indéfini. Après tout, ce vide, c'était aussi le sien.
La Lune
Un réseau d’égouts, de tuyaux et de fils connecte les maisons l’une à l’autre. Au 206, un chien dort près du four, où une légère fuite de gaz lui donne des visions qui n’ont d’autre origine que le gaz lui-même. À l'adresse suivante, un homme, qui a décidé d'acheter une voiture pièce par pièce, déballe une roue et un cendrier. Il les place dans l’ordre et dans le désordre. Ça commence vraiment à prendre forme. De la fenêtre du garage, il voit un troupeau d’enfants laids qui s’enfonce dans la forêt. Leurs gueules ont l’air de fentes à sous. Un voisin joue du clavier dans un cover band local. Se préparant pour un concert au bal des finissants, il charge son équipement en silence. Hier, son band a joué pour l’Académie de police, et tous les officiers ont dansé lascivement avec les silhouettes du stand de tir. Cette année le thème du bal est le Tétragramme. Une Corsair jaune vogue à travers le parking de la salle de danse tandis que les palmiers remuent dans l’attente des jeunes libertins. Dans la voiture, une jeune fille porte un corsage bordé de fourrures de rongeurs qui ont la taille des balles d’un fusil. Son prétendant, le beau cornerback de l’équipe de football, pose ses pieds sur le volant moisi. Ils se garent et marchent dans le jardin luxuriant derrière la salle, alors que le band entame les premiers accords. Leurs yeux candides scintillent. Les autres couples sont si beaux ce soir. Ils déambulent en écoutant les conversations brillantes, les discours passionnés. Des nuages traversent l’argenterie. Il y a des delphiniums, de l'eucalyptus et de la vigne vierge. Un garçon s’agenouille devant sa cavalière. Et la lune, j’ai oublié de mentionner la lune.
Imaginer la défaite
Elle m'a réveillé dès l’aube. Sa valise se tenait comme un petit chien brun à ses pieds. Je me suis assis pour regarder par la fenêtre la neige qui tombait sur la tale de chênes. Elle avait un ticket de bus dans sa main. Puis elle a porté quelque chose de noir à sa bouche, une prune, ai-je pensé, mais c’était un inhalateur. J’ai plongé ma main sous le lit pour trouver mes menthols et elle m’a demandé s’il m’arrivait de penser au cancer. Oui, lui ai-je répondu, mais toujours comme un arbre au-devant, très loin, là où ça ne compte plus. Et je suppose qu’une âme morte doit regarder cet arbre, si éloigné de son train, là où ça ne compte plus non plus, un peu comme le souvenir de l’eau ou du repos. Mais, pour croire à tout ça, ai-je pensé, il fallait accepter la prémisse qu’elle m’ait véritablement réveillé.
Ils ne reconnaissent pas la lettre C
Il a repensé à la fois où il avait poussé son fils jusqu’à la folie en lui demandant de compter les étoiles. « Ne reviens pas avant d’avoir terminé. » Ce n’était pas ce qu’il avait voulu, avait-il dit alors que l’horloge de la cuisine battait la mesure, toujours connectée qu’elle était au reste de l’univers. J'ai trouvé mon assistant coach de lutte en train de pleurer au milieu des ruines blanches de sa cuisine. Il se souvenait du bon vieux temps où le toit de l’hôpital était bordé de glaçons et où ses amis occupaient encore les gradins du cynodrome. Au lieu de l’aider, je me suis assis et j’ai regardé, désespérément effrayé que quelqu’un ajoute un suffixe à mon nom. Les marques sur ma poitrine, (des bleus faits par les magazines pornos que j’avais cachés sous mon chandail) avaient provoqué des rumeurs à propos d’un alphabet auxiliaire à la maison. « Il y a plus d’ours dans un seul comté du New Hampshire, récitais-je à l’école, que dans toute l’Europe. » C’était bien avant de découvrir le zen de l’hospitalisation, et l’archipel des salles d’attente qui deviendrait tout mon monde. À cette époque, je traversais en rêves des Wyomings médiévaux (une illustration de la distance à mes propres yeux). Pendant longtemps, j’ai rêvé de déménager aux limites de la ville, là où il est encore possible de brûler ses ordures et de voir les étoiles briller comme autant d’erreurs dans le ciel. Il y a un porche où nous pouvons boire sur des chaises longues et nous imaginer l’océan qui recule, avec ses plages sombres qui descendent comme le plancher des salles de cinéma. Un chien d’arrière-cour dont le pelage a pris la teinte de sa nourriture regarde une série d’oiseaux traverser un cercle de noirceur bleutée au-dessus de Richmond. La pluie tombe en angle comme si des Indiens l’abattaient, et nous ne sommes même pas près d’en avoir fini.
Intéressant. La “chute” du premier poème est saisissante. P.S. Vous vous appelez donc Samuel Duchesne.