Dans les dernières années, le “woke” est devenu l’épouvantail préféré des populistes. D’Elon Musk partant en guerre contre le “woke mind virus” à la croisade “antiwoke” de Marine Le Pen, la dénonciation de cette nébuleuse est devenue le pain et le beurre d’une part croissante de la classe politique. Chez les commentateurs libéraux, un nouveau genre est né durant la même période : celui de l’article qui vous annonce que les wokes n’existent pas. Nous voilà donc aujourd’hui devant des guerres picrocholines entre conservateurs qui dénoncent à tout vent les périls du “wokisme” et une presse libérale qui s’époumone à défendre des wokes (qui n’existent pas).
Devant ce galimatias, pas facile de retrouver son chemin. Vous êtes plusieurs, comme ce bon vieux Gallieo Gallilei, à vous exclamer “Eppur si muove!” quand vous allez faire un tour sur Instagram. Arrêtons de se la raconter : le woke, s’il n’a peut-être pas la portée que voudraient lui donner ses dénonciateurs, correspond tout de même à un type assez identifiable. Je vous donnerais comme consigne d’improvisation théâtrale de jouer un “woke”, et je suis convaincu que plusieurs d’entre vous y arriveraient très bien. Le stéréotype ne nait pas de nulle part.
Dans The Cancel Culture Panic, publié récemment, le comparatiste Adrian Daub revient sur la diffusion transatlantique des discours sur la cancel culture. Dans son livre, Daub parvient à montrer de manière assez claire comment le discours sur la cancel culture — et par extension sur le woke — a pu circuler entre l’Europe et l’Amérique en désignant un ensemble de pratiques disparates. La “cancel culture” comme le “wokisme” (un barbarisme made in France) sont des catégories élastiques dont la portée varie selon les contextes. Daub cite notamment l’exemple, en Ohio, d’une controverse entourant le sordide banh mi au porc effiloché servi à la cafétéria d’Oberlin College. Ce qui, au départ, était une opposition des étudiants à une recette malheureuse est devenu, dans l’œil des médias de droite, un exemple-type de “cancel culture”, au point de finir dans le livre de Caroline Fourest Génération Offensée, publié en France en 2020. Les exemples du genre sont nombreux.
Wokisme exogène
Les controverses manufacturées par les médias américains comme Fox News ou le New York Post ont servi d’exemple pour dénoncer un phénomène qui viendrait des “campus américains” et qui serait exogène à la culture d’accueil, qu’elle soit française, québécoise ou allemande. Côté américain, c’est plutôt la French Theory qui a été pointée du doigt, avec des auteurs comme Jacques Derrida, Frantz Fanon ou Simone de Beauvoir. Le wokisme, en somme, vient toujours d’ailleurs.
La construction en “isme” suggère également une idéologie construite, dans laquelle s’amalgameraient antiracisme, féminisme, critique du colonialisme et du capitalisme…Comme le montre Daub, ces critiques ne sont pas nouvelles. Dans son livre, le chercheur fait remonter l’invention de l’épouvantail woke aux critiques du Politically Correct dans les années 1990. Plus largement, les mouvements de jeunes, que ce soit les romantiques, les beatniks ou les hippies, servent de repoussoir au lectorat conservateur depuis l’invention de la presse grand tirage au 19e siècle. La construction d’un ennemi intérieur menaçant la culture occidentale est donc portée par la seconde révolution médiatique, mais il est possible de voir apparaître des kabbales tout aussi graves, sinon pires, dès l’avènement de la presse de Gutenberg.
Dialectique médiatique
C’est peut-être dans l’infrastructure médiatico-électronique, d’ailleurs, qu’il faut chercher le woke aujourd’hui. Il existe, comme l’avance Daub, une construction du dessus qui cherche à identifier comme décadent tout ce qui peut ressembler à de la gauche. Ce qui échappe à l’auteur, comme à bien des commentateurs libéraux, c’est que le phénomène woke correspond tout de même à un ensemble de pratiques essentiellement en ligne, qui mènent à la formation de communautés interprétatives ou de chambres d’échos propices à l’emballement et à l’agitation. Ce n’est pas qu’une invention des conservateurs. La circulation rapide de codes et de normes sociales crée ces bulles spéculatives dans l’économie de l’attention, facilitées par les réseaux sociaux. Si on suppose que le woke est une créature essentiellement médiatique, sa filiation intellectuelle est plutôt fuyante. Peu à voir, bien souvent, avec les “campus”, si ce n’est qu’on touche à une catégorie sociodémographique similaire. Le woke est une création médiatique inventée du dessus par le commentariat de droite — qui se cherche un épouvantail — et du dessous par l’infrastructure algorithmique de Silicon Valley.
Empathie pour le woke
Comment devient-on le “woke” de quelqu’un d’autre ? Nos sociétés ont été conçues pour se diviser, avec des villes de plus en plus inabordables dans lesquelles ont été attirées les classes créatives précarisées, tandis que les banlieues et les campagnes sont avalées par la civilisation automobile. En résulte une pandémie de solitude favorisée par la disparition des corps intermédiaires que sont les organisations, syndicats et associations qui autrefois permettaient de garantir des espaces du commun en dehors des espaces du capital. Ce problème n’est pas neuf et il a déjà été représenté de nombreuses fois par la fiction ou la musique. Pensez à toutes ces représentations de l’ennui suburbain que sont des films comme Edward Scissorhands (1990) ou American Beauty (1999). On pourrait citer des centaines d’exemples venus du sombre 20e siècle. Au Québec, un groupe de rock progressif comme Dionysos chantait l’“Âge du chlore” en 1970, sorte d’hymne à l’isolement destructeur des propriétaires de piscines hors-terre.
La participation à des activités en dehors du travail est en chute libre depuis quelques décennies, non pas parce que les gens, comme certains voudraient l’entendre, sont scotchés à leur téléphone, mais bien parce que l’organisation urbaine et économique ne permet pas autre chose que des relations partielles, vécues sur des fils algorithmiques. L’expression métro-boulot-dodo n’a pas été inventée hier. Nous avons construit nos sociétés pour qu’elles s’autodétruisent, et nous nous surprenons maintenant de leur polarisation.
Ceux qu’on identifie comme wokes sont portés, comme tous les êtres humains, par un besoin de liens, mais ne peuvent souvent y parvenir que par le fil ténu des cycles de réaction sur Internet. La victimisation, le spectacle moral et les chambres d’échos servent alors de succédanés à ce désir de connexion et d’intersubjectivité. L’économie pulsionnelle d’Internet est avant tout une économie des pulsions frustrées où le manque de connexion ressurgit dans des kabbales mimétiques. Ni la droite, ni la gauche ne sont étrangères à ce phénomène fondamentalement apolitique qui menace à terme de plonger nos sociétés dans une forme ou une autre de guerre civile.
Droite woke et gauche post-woke
Ce texte est, je le conçois, un peu complexe, mais si on en revient aux conclusions : vous n’avez pas la berlue, le terme woke désigne bien quelque chose, contrairement à ce que voudraient prétendre les commentateurs de la presse libérale. Cependant, woke n’est pas tout à fait le nom d’une idéologie, comme voudraient vous le faire croire les commentateurs conservateurs, encore moins d’une idéologie qui nous viendrait des campus américains. Même si le terme sert surtout à désigner certaines tendances de la gauche libérale sur Internet, Angela Nagle observait bien dans Kill All Normies (2017) comment les mêmes phénomènes se retrouvaient dans le mouvement de la alt-right durant les années 2010. Ce qu’on pourrait qualifier un peu abusivement de “droite woke” est aujourd’hui ultra-présent sur le réseau X d’Elon Musk, et multiplie les campagnes de harcèlement, les anathèmes et les appels à l’annulation. La différence d’échelle est que la droite woke, contrairement aux wokes libéraux, a les moyens de ses ambitions. En effet, que vaut un anathème sans la police pour le faire appliquer ?
L’agenda antiwoke est tout sauf un projet de vie commune. En attaquant le féminisme ou l’antiracisme à travers la figure du woke, les antiwokes mettent de l’avant le projet d’une société inégalitaire fondée sur l’exclusion. Il serait peut-être temps de s’apercevoir que nos modes de consommation de l’information et des relations interpersonnelles en ligne génèrent de l’inhumanité. Le capitalisme technologique est en train de faire subir à nos communautés ce que l’industrialisation a pu faire subir aux écosystèmes en les inscrivant dans un flux toujours accéléré d’extraction et d’éjection. Nous devons sortir des espaces du capital et à se déconnecter pour en arriver à enrayer ce processus monstrueux et à retrouver une vie commune décente. Tout le reste n’est qu’agitation.