Retour sur la logique d'empire, et quelques lectures du jeudi
La revue de presse du Père Duchesne
Cette deuxième infolettre de la semaine est une brève mise au point. J’ai reçu quelques commentaires à propos de la dernière, et je tenais à préciser ma pensée.
À la fin de la dernière livraison, j’écrivais rapidement :
Qui, dans tout son sérieux, serait prêt à définir l’axe Russie-Iran-Chine comme celui des “dominés”? Quelle débilité de voir une fraternité coloniale entre juifs et américains quand l’enjeu ici est l’Imperium au Moyen-Orient qui trouve une opposition dans un nouveau bloc en voie de se cimenter. C’est une logique d’herbivore de croire que ceux d’en face ont les civils de Gaza en tête quand ils essayent de faire dérailler la domination américaine.
Pour certains, ce recours à la notion d’Imperium pouvait paraître un peu vague, et j’avoue l’avoir peu expliquée. Ce qui me préoccupe est le décalage que nous vivons en ce moment entre les politiques affichées par les gouvernements occidentaux — l’appui indéfectible à Israël — et les opinions moins tranchées qui se retrouvent dans la population. Quand j’écris que l’“ennemi des peuples, c’est la mécanique des empires”, ce qui m’inquiète c’est le déficit démocratique qui nous entraîne, peu à peu, sur la pente d’un conflit global, avec les terrains d’affrontement qui se multiplient désormais en Europe et au Moyen-Orient.
Je ne sais pas pour vous, mais je n’ai pas souvenir qu’on nous ait demandé notre avis. En ce moment, nous sommes plus des administrés que des citoyens. D’où le sentiment d’impuissance et de sidération qui nous habite. La grande marche des affaires internationales est décidée au-dessus de nous par des technocrates qui foncent tête baissée dans la politique des blocs.
Les Palestiniens se trouvent ainsi au confluent de deux blocs : celui qui tente de se matérialiser entre la Chine, la Russie et l’Iran, et celui des Américains, qui a réglé la marche du monde durant les dernières décennies. Mes critiques adressées aux adeptes locaux de la “décolonisation” ne visent donc pas les victimes de cette machine infernale, mais bien un angélisme qui empêche de comprendre les rapports de forces en jeu. Il faut, pour en arriver à une solution, trouver une manière de penser la solidarité entre les peuples.
Séparer le monde entre “colons” et “indigènes”, entre “dominés” et “dominants” n’est rien d’autre qu’une fausse dialectique qui arrive mal à caractériser notre expérience concrète du monde. Ce prêt-à-penser faussement radical réifie le combat dans des catégories indépassables et figées alors que nous avons besoin, plus que jamais, de trouver des principes unificateurs contre le nihilisme cynique des administrateurs de notre extinction.
Je l’expliquais en début de saison, mais le parti pris de cette infolettre demeure celui de l’espérance. Cette approche hope punk peut vaciller par moments devant la nuit qui nous entoure, mais elle reste entière. L’Histoire n’est pas encore arrivée à sa fin, et nous n’avons pas dit notre dernier mot.
En attendant la poursuite de ce programme, j’ai glané quelques textes pertinents pour tenter de jeter un peu de lumière sur le conflit.
Récemment (en anglais) :
Sur Democracy Now!, Judith Butler corrige le tir après son article de la semaine dernière en demandant un cessez-le-feu immédiat. [lien]
Dans Jacobin, Andrew Perez et Lucy Dean Stockton enquêtent sur le recours à des faux spécialistes de défense (qui sont en fait des lobbyistes) dans les grands médias. [lien]
À la foire du livre de Francfort, Slavoj Žižek se met les pieds dans les plats devant un parterre allemand très hostile à tout appui à la Palestine. On n’y apprend pas grand-chose, si ce n’est que l’ambiance n’est pas très bonne en Allemagne, mais c’est le rare moment comique de ces dernières semaines. [lien]
Dans The New Republic, Hussein Ibish réfléchit aux risques de contamination du présent conflit. [lien]
The Drift publie un entretien éclairant avec Rashid Khaladi, titulaire de la chaire “Edward Said” de l’Université Columbia. [lien]
Dans le New Yorker, l’écrivain palestinien Mosab Abu Toha raconte sa vie à Gaza sous les bombes. [lien]
Dans le magazine N+1, une lettre ouverte d’écrivains juifs allemands sur la répression des manifestations pro-palestiniennes. [lien]
Récemment (en français) :
Dans les pages du Monde, l’économiste Thomas Piketty propose le recours à l’arme commerciale pour faire baisser les tensions. [abonnés*]
Dans Libération, Michaël Fœssel aborde le “cosmopolitisme du désastre” et la possibilité de le mettre au service de la paix. [abonnés*]
À écouter dans le Journal de 8h de France Culture, ce reportage sur les voix inaudibles des pacifistes israéliens. [lien]
*À noter que les résidents du Québec peuvent accéder à ces articles grâce à eureka.cc, disponible avec un compte BANQ. [lien]
Dans les archives :
Cet article de l’architecte d’Eyal Weizman explore l’apport intrigant de la théorie, notamment celle de Gilles Deleuze et Felix Guattari, dans l’occupation israélienne, une bonne manière de comprendre comment l’art et la réflexion critique peuvent servir le pouvoir. [lien]
Je ne saurais trop vous suggérer la lecture de La Fin de la modernité juive (2023) d’Enzo Traverso. [lien]
Bravo et merci Père Duchesne.