La semaine dernière, des photos montrant Emmanuel Macron en train de boxer ont fait le tour des médias français. Les images ont suscité leur lot de réponses et de commentaires. Plusieurs se sont prononcés sur la gentrification de la boxe ou sur le côté très Vladimir Poutine de l’image. D’autres ont pointé le pathétique d’un président qui cherche à se présenter en “homme fort” après les répressions policières des Gilets Jaunes et de la Réforme des retraites.
Du côté du Père Duchesne, c’est plutôt la technique lamentable d’Emmanuel Macron qui fait sourciller. Je n’ai beau pas avoir beaucoup d’expérience, mes quelques heures de pratique au défunt Club de Boxe Champion de la rue Bélanger m’en ont suffisamment appris pour savoir que frapper un sac avec un angle de 90 degrés dans le coude est une bonne façon de se faire crier dessus par l’entraîneur. Tout ça n’est donc que mise en scène.
Si Macron avait voulu frapper un direct au corps, il aurait dû le faire avec une pleine extension. Si c’était un crochet, son coude aurait dû être plus haut. S’il visait véritablement à cette hauteur, l’uppercut était un choix plus décent. Claude, légendaire entraîneur de chez Champion, me disait justement il y a quelques mois : “Je veux pas faire mon philosophe, mais toute notre énergie nous vient du sol”.
Le bras tendu du boxeur n’est donc rien, selon l’entraîneur, sinon un prolongement des forces terrestres, une impulsion chthonienne, venue des profondeurs de la Terre, qui doit trouver son aboutissement sur la cible. Pas toujours philosophe, Claude me disait aussi : “Tourne tes hanches, crisse! T’es un prof, stsi, pis tu comprends rien!” En effet, fouetter des bras comme le Président sur la photo n’est qu’agitation en pure perte : il a beau serrer les dents, ce coup de poing ne vous ferait pas un bleu sur le ventre. Voilà pour l’homme fort.
Gentrification
On assiste depuis quelques années à un sursaut de popularité des sports de combat chez les classes possédantes. Qui a oublié, par exemple, le fameux combat de boxe entre Justin Trudeau et le Sénateur Patrick Brazeau, qui avait bien fait rire tout le monde dans le Dominion de Sa Majesté ? Plus récemment, quelqu’un comme Mark Zuckerberg faisait parler de lui pour ses combats de MMA et une technique plutôt convaincante dans l’octogone.
Côté célébrités, le “podcaster le plus célèbre du monde”, Joe Rogan, s’est d’abord fait connaître comme animateur dans les combats de MMA. Le jingle de son émission est d’ailleurs “train by day, podcast by night”. Rogan ne se gêne pas pour parler de ses entraînements et de son régime de stéroïdes. L’influenceur masculiniste Andrew Tate est aussi connu pour ses combats dans l’octogone, tout comme la nouvelle gimmick des YouTubeurs Jake et Logan Paul est de se battre contre d’anciens boxeurs professionnels comme Floyd Mayweather ou Mike Tyson.
Même si certains, comme Selim Derkaoui, auteur de Rendre les coups: Boxe et lutte des classes (2023), évoquent une tendance générale à la gentrification de la boxe, la réalité est peut-être plus sinistre. Les puissants ont toujours aimé se prévaloir du privilège aristocratique de la violence. Le “noble art” est, avant toute chose, un sport de la gentry. Ce n’est qu’accidentellement qu’il est devenu l’art des déshérités.
Tirer le Diable par la queue
Dans sa biographie de Sonny Liston, The Devil And Sonny Liston (2000), Nick Tosches montre comment la carrière de ce grand boxeur est liée à l’histoire de l’esclavage au Mississippi. Comme plusieurs grands du sport, Liston a appris à boxer en prison. Son ascension est intimement liée au racisme et à l’exclusion et à une enfance terrible qui l’a amené à vivre de petits crimes :
Un homme qui connaissait Sonny a un jour dit : “Je pense qu’il est mort le jour de sa naissance.” Personne, même Sonny, ne savait exactement sa date d’anniversaire, ni même où il était né. Seul lui et ceux qui l’ont tué connaîtraient la date de sa mort. Sa vie a commencé et s’est terminée dans le brouillard.
Dans son autobiographie Raging Bull (1970), Jake La Motta explique que ses succès en tant que boxeur ne venaient pas tant du fait qu’il avait un tempérament de tueur que de son indifférence face à la possibilité d’être tué dans le ring. Pour savoir boxer, il faut être déjà mort. Le riche a beau vouloir pratiquer le sport, s’inscrire au gym et s’entraîner, il faut un degré de désœuvrement supérieur pour accepter les conséquences qui viennent avec les combats.
La possibilité de mourir est réelle mais, plus probablement, le boxeur perdra des dents, aura le nez cassé, le visage tuméfié, des commotions… Le corps du boxeur est une matière éprouvée par le monde, le tout pour un sport qui ne rapporte à peu près rien pour la plupart des professionnels, sauf la frange minuscule des grands champions, sans compter toutes les intrigues louches avec le crime organisé, les combats arrangés, les chaînes de télé, les gérants, les promoteurs… Tous ces facteurs ont contribué à faire de la boxe le sport de ceux qui n’ont rien à perdre.
Faites l’histoire de la boxe et vous ferez l’histoire des inégalités. Un temps, aux États-Unis, les boxeurs Juifs, Polonais ou Italiens avaient la cote. Aujourd’hui, les Afro-Américains, les Russes ou les Mexicains sont souvent en haut des palmarès. Un des plus grands poids lourds du moment, Tyson Fury, a grandi dans une famille de gens du voyage en Angleterre. Son père, qui lui a donné le nom de Tyson en l’honneur du boxeur, était lui-même champion de combats à mains nues.
L’oreille d’Holyfield
Une des carrières les plus fulgurantes de l’histoire de la boxe est celle de Mike Tyson. Durant une période de quelques années, personne au monde ne pouvait rivaliser avec ce boxeur. À partir de 1985, ce jeune homme de 18 ans commence à gravir les échelons de la boxe professionnelle en assommant tour à tour ses adversaires dans les premiers rounds.
Tyson avait une force et une rapidité brutes, qui se révélaient cruciales dans le style “peek-a-boo”, privilégié par son entraîneur Cus d’Amato. Les pieds un peu plus perpendiculaires à l’adversaire, les mains surélevées, le style peek-a-boo tient à une contre-attaque fondée sur le concept que d’Amato appelait les “mauvaises intentions”.
La contre-attaque classique se résume bien à la maxime de Mohammed Ali : float like a butterfly, sting like a bee. Elle consiste à éviter les coups, quitte à reculer jusque dans les câbles, à rester léger et mobile pour tenter de planter les pieds (n’oubliez pas le sol) et de piquer l’adversaire au moment opportun. Pour d’Amato, les mauvaises intentions sont un style de contre-attaque où il faut rester constamment à la charge, les pieds sont au sol, c’est le haut du corps qui bouge, et il n’y a qu’un endroit où aller : en avant. C’était le style idéal pour une force brute comme Tyson.
Après son ascension fulgurante, la carrière de Tyson rencontre un écueil majeur quand il est condamné pour viol en 1991. Tyson n’est pas le premier (ni le dernier) boxeur à faire de la prison. La déchéance fait souvent partie du parcours du boxeur, de sa trajectoire tragique. La boxe est un sport dont l’horizon se situe par-delà le bien et le mal, c’est un théâtre des passions autant qu’un espace de rédemption.
Tosches le dit bien, dans sa biographie de Sonny Liston, mais le grand boxeur est d’abord un Nobody qui devient, pour un temps, champion du monde :
Dans le samedi soir enfumé d’une taverne éclairée par l’obscure clarté des néons, Charles Liston, qui ne connaissait pas son âge, n’avait aucun lien de sang sur cette terre, et ne voyait aucun avenir au-delà du verre devant ses yeux, buvait dans le refuge sombre de ce comptoir de bar miteux où il se cachait d’un froid humide à vous casser les os. Il ne savait alors qu’une chose : il n’était personne, mais il ne voyait pas qu’il était possible d’être personne avec un grand “P”. Personne — outis —, c’est le nom que prit Ulysse quand il tua le grand Cyclope.
Comme l’écrit Joyce Carol Oates dans On Boxing (1997) : « Si le ring de boxe est un autel, ce n’est pas seulement l’autel des sacrifices, mais aussi celui de la consécration et de la rédemption ». Tout le monde se souvient des frasques de Tyson, de ses tigres blancs, de ses robinets en or massif, de sa fortune de centaines de millions partie en fumée. La consécration du boxeur est toujours éphémère. Comme chez le héros grec, l’hubris en fait partie.
Le grand retour de Tyson, à sa sortie de prison, eut lieu en 1996 au Grand Garden Arena, dans la ville de Paradise au Nevada. Le combat contre Evander Holyfield devait être un grand moment de boxe, mais il se déroula de manière étrange, avec des coups de tête de la part du nouveau champion du monde qui déstabilisèrent Tyson jusqu’à ce qu’il perde par KO technique au 11e round.
Le match revanche, en 1997, est, quant à lui, entré dans la légende comme The Bite Fight, parce que Mike Tyson, décidé à punir Holyfield pour ses coups de tête, régla ses comptes en mordant l’oreille de son adversaire à deux reprises, ce qui lui valut une disqualification au 3e round. C’en était fait de l’arc de rédemption de Tyson.
Héros et politiciens
Le boxeur a quelque chose du héros grec : sa carrière n’est ni bonne, ni mauvaise, elle est affaire d’élection et de complications. Ce parcours s’adresse bien sûr aux spectateurs, témoins de la rédemption et de la déchéance, des succès et des échecs des pugilistes. La carrière du politicien devrait, dans un monde idéal, se jouer sur un autre plan : celle du service public et du bien commun. On s’attend du politicien à ce qu’il soit généralement “bon”, pas à ce qu’il finisse en prison pour s’extirper ensuite de sa déchéance dans un combat télédiffusé depuis Paradise, Nevada. Avec Trump, nos démocraties ressemblent de plus en plus à ce spectacle, mais elles ne devraient pas.
Ce n’est pas Mike Tyson qui serre des mains, coupe des rubans, fait de grands discours. Mike Tyson n’est le représentant de personne, si ce n’est que plus fondamentalement des travers, des ambitions et des forces contraires qui habitent le genre humain. L’énergie vitale du boxeur lui vient de la terre, mais les forces chthoniennes sont aussi celles de la mort, de la nuit et de la destruction.
C’est ce qui est peut-être le plus ridicule dans le geste de Macron. En comparaison avec le boxeur, qui ne craint ni la mort ni la destruction de son propre corps, le Président est un homme qui a tout à perdre et qui ne voudrait surtout pas prendre un coup sur son beau visage télévisuel. Quelle comédie de le voir frapper mal dans un sac, mais peut-être que ce spectacle va plus loin. Les hommes forts de la boxe sont surtout des figures tragiques, leur sort est rarement enviable, même s’il est parfois glorieux. Macron veut l’image de la force sans endosser ce qu’elle porte de tragédie.
Le Père Duchesne circule sous le manteau grâce à vos partages. N’hésitez pas à répondre à cette infolettre, je réponds à vos messages.