Quand Laurent Turcot mange à tous les râteliers... et se prend un râteau
Le "Leave Laurent Alone!" du Père Duchesne
Laurent Turcot est un historien qui s’est fait connaître du public dans les dernières années en pilotant la chaîne L’Histoire nous le dira sur YouTube. Au printemps 2022, le journaliste Antoine Robitaille, du Journal de Montréal, révélait que certains passages de son livre Sports et loisirs : une histoire des origines à nos jours avaient été plagiés d’autres travaux académiques.
À ce moment, Robitaille tenait ses informations d’un processus d’enquête universitaire ayant mystérieusement fuité jusqu’à lui. Laconique, le rapport concluait tout de même :
Toutefois, « à la lumière de l’ensemble des faits », il a été décidé que M. Turcot ne serait pas sanctionné. Il « n’y avait pas d’utilisation délibérée et malveillante » de plagiat, a tranché le comité, dans un rapport auquel le Journal a eu accès (mais dont un passage est caviardé).
Il n’en fallait pas plus pour rassurer ou décevoir (c’est selon, nous le verrons) la communauté des historiens : Turcot avait, comme on dit dans le jargon, “chié ses notes de bas de page”, fin de l’histoire. L’Université avait émis ses réserves : pas de sanction. L’éditeur, Gallimard, avait promis de rectifier les notes. Et voilà! Affaire réglée.
C’était sans compter le tempérament besogneux du citoyen Robitaille, qui est revenu à la charge une fois de plus en décembre 2022 avec un article dans lequel on n’apprenait pour l’essentiel rien de neuf, si ce n’est qu’on l’apprenait plus longtemps. Cette fois, le journaliste ajoutait un document à charge, relevant les “120” occurrences de “plagiat” dans le livre de Turcot.
Difficile de savoir ce qu’il y avait de plus énervant dans ce travail de persistance journalistique entre le fait que l’article soit derrière le paywall doux du Journal de Québec (quoi! payer de ses données pour assister aux exécutions publiques ?) ou que ce soit du réchauffé vendu en grande pompe. Peu importe, le coup bas semble avoir eu son effet puisque Turcot est aussitôt passé “en mode cancel”, réduisant à néant ses apparitions dans les médias ou les réseaux sociaux, mettant en veille sa chaîne YouTube, disparaissant de la vie publique…
Une vendetta ?
On l’imaginait en train de se laisser pousser la barbe quelque part dans un bled du Wisconsin quand, pas plus tard que cette semaine, le brave Turcot a repris du service dans un long message filmé où il redressait la tête et se défendait d’avoir été malveillant dans son incompétence.
La suite, le Père Duchesne vous la donne en mille, c’est que Robitaille a fait rerebelote avec un troisième article. Quelqu’un quelque part doit bien en vouloir à ce pauvre Laurent Turcot parce que, cette fois-ci, on pouvait voir des extraits de la chaîne YouTube calqués mot pour mot de sources secondaires ou d’autres vidéos.
Alors là, plus dur à justifier… Même si toute cette histoire commençait de plus en plus à ressembler à un règlement de comptes, il faut dire que les exemples étaient incriminants. Le seul hic, c’est que Turcot n’était pas l’auteur du texte des vidéos, et que la raison pour laquelle ces derniers avaient été ainsi bâclés tenait plus à un problème structurel qu’à une quelconque malveillance.
Une histoire citoyenne
La science historique fait face, depuis quelques décennies, à une lente révolution. À partir de la deuxième moitié du 20e siècle, en fait, la discipline s’est de plus en plus cantonnée dans le travail spécialisé, ce qui fait que les travaux universitaires ont eu tendance à devenir abscons et illisibles pour les lecteurs non spécialisés.
Cette réalité tenait, bien sûr, à la structure même des universités, mais aussi à une intention plus louable, celle de s’écarter du grand récit, de l’histoire des grands hommes et de produire un portrait plus fidèle de la réalité. Cette réalité kaléidoscopique avait pour défaut cependant de ne pas s’appréhender rapidement, et de laisser le champ de l’histoire-récit aux amateurs, qui ne se sont pas privés pour occuper le terrain.
Au Québec, c’est le cas d’une rognure d’homme comme Gilles Proulx, en France de cette farce qu’est Laurant “bons-souvenirs-des-Intrépides-à-jamais-souillés” Deutsch… Les gnomes d’extrême-droite ont fait leur pain et leur beurre d’un espace laissé vacant par des universitaires peut-être un peu trop confiants du bon jugement de leurs concitoyens.
Dans les dernières années, une certaine conscience qu’il fallait peut-être rattraper le retard s’est fait sentir chez les historiens. C’est d’ailleurs l’intention avouée derrière le projet d’Histoire mondiale de la France de Patrick Boucheron et al., dont la préface énonce clairement le projet de renouer avec l’histoire-récit. Idem chez Gérard Noiriel avec son Histoire populaire de la France ou chez de plus jeunes historiennes et historiens comme Laurence De Cock, Mathilde Larrère et Guillaume Mazeau… L’ensemble de la discipline se redressait les manches et s’accordait pour défendre la nécessité d’une histoire citoyenne.
À hue et à dia
C’est là qu’entrent en jeu des chaînes YouTube comme Histony et Nota Bene, en France, comme Crash Course et Armchair Historian, chez l’ogre américain™… et comme L’Histoire nous le dira dans la colonie canadienne. Ces chaînes devaient agir comme des courroies de transmission entre les enquêtes menées par les universitaires et le grand public.
Pour l’essentiel, elles sont parvenues à le faire, arrivant à cumuler des nombres assez enviables de visionnements. Il faut dire que la trajectoire incertaine de ce bas 21e siècle se prête particulièrement bien à la consultation des oracles historiques. Les questions fusent de toutes parts et nous avons encore du mal à saisir notre époque, que le recours au passé permet parfois de l’éclairer.
Dans ce lot, L’Histoire nous le dira a toutefois ceci de particulier d’être un projet subventionné, mené par un universitaire : Laurent Turcot. Dans le petit marché québécois, c’est un passage obligé, mais le double emploi, pour Turcot, allait être la source de ses problèmes.
Aller trop vite
Dans le milieu, il y en avait plusieurs pour persifler. Je ne donnerai pas d’exemples par décence, mais comment, après tout, trouvait-il le temps pour faire tout ça en plus de son travail ? Il faut dire que la notoriété croissante de Turcot lui attirait aussi certaines inimitiés, tant chez les commentateurs du Journal de Montréal que chez les envieux, qui, comme vous le savez, sont légion.
Plus que des inimitiés, il y avait surtout un décalage entre l’université et la sphère médiatique. En entrant dans le monde de l’information grand public, Turcot se soumettait, lui-même et ses recherchistes, à des contraintes différentes du monde universitaire, notamment en matière de temps et de rythme de production, mais aussi en matière de citation.
Car, en effet, l’art de la citation est quelque peu différent en histoire qu’en journalisme. Si reprendre sciemment mot pour mot sans guillemets est considéré comme malhonnête, il est d’usage courant désormais de rabattre en fin de texte les références, tout en reformulant des informations glanées ailleurs. En cette matière, les oublis de citations ou les mauvaises références sont fréquents, d’où le bénéfice du doute accordé à Turcot par une partie de la communauté universitaire.
Ce faisant, il se trouvait tout de même à faire appel à des historiens de métier pour faire un travail qui était davantage celui de journalistes, avec le régime de citation et le rythme de production que cela implique. C’est peut-être là, pour rendre justice à Robitaille, que les choses ont accroché. Après tout, si Turcot jouait dans son pré carré, n’était-il pas tenu à la même rigueur que n’importe quel autre journaliste ?
Cyniques s’abstenir
Que faire alors de cette histoire ? Laurent Turcot est de ceux qui se font des mocassins en peau d’ours alors que la bête grogne encore, certes, mais faut-il pour autant l’attacher à un ballon chinois pour l’envoyer patrouiller la stratosphère ?
Pour les ultras de l’Histoire avec un grand H, au regard sévère et aux poumons remplis d’amiante après avoir passé les 40 dernières années dans les fonds d’archives, la conduite de l’historien médiatisé est, au mieux, méprisable. Pour les journalistes, qui protègent religieusement leurs sources et se font virer pour beaucoup moins, elle est indigne. Pour quiconque comprend l’enjeu et le vide qu’essaye de combler quelqu’un comme Turcot, elle est fâcheuse, mais explicable.
Malgré ces quelques erreurs gênantes, la chaîne continue de jouer un rôle important de vulgarisation et de transmission des contenus scientifiques. Elle doit poursuivre ce travail. Qu’importe si son créateur aime un peu trop les caméras et pas assez la révision, c’est une œuvre importante de redistribution des savoirs, et un travail citoyen qui mérite de continuer. Qu’on laisse Turcot tranquille… mais qu’on lui paye un réviseur.