J’ai vu, ce samedi, le dernier film de Robin Aubert, Tu ne sauras jamais, un drame sur fond de Covid-19 dans un CHSLD. Pour ceux et celles qui n’auraient pas suivi les épisodes précédents du Père Duchesne, j’ai travaillé comme aide de service durant les trois plus longues semaines de ma vie dans un CHSLD de l’Est de Montréal en 2020, en plein cœur de la vague pandémique. J’ai eu le temps de m’y faire des souvenirs inoubliables, comme on dit, et d’attraper, bien sûr, la Covid.
J’étais donc la personne désignée pour vous faire le compte rendu du film, d’autant plus que je m’étais levé courbaturé de la veille. J’avais pour ainsi dire le bas du dos un peu raide. Pas question, donc, de retourner à la salle d’entraînement, et parfait pour la cinéma. C’est d’ailleurs souvent quand on a mal au cul qu’on prend de grandes décisions, comme celle d’affronter ses plus grandes peurs et de se taper un film sur ce qui habite encore de temps à autre nos cauchemars.
Pas besoin de trigger warnings, donc, je savais dans quoi je m’embarquais en allant voir le film d’Aubert. Je dois dire que l’expérience valait le risque. Le scénario de Julie Roy et Robin Aubert évite de verser dans le pathétique et arrive, en ratant à peu près tous les éléments factuels, à toucher au plus près de la vérité de cette période sombre de l’histoire récente.
Qui a le droit de raconter ? Faut-il l’avoir vécu pour en parler ? Dans les dernières années, les questions de représentation et de représentativité ont contribué à mettre la fiction au banc des accusés. Les crétins des collines d’Hollywood sont d’ailleurs devenus experts en la matière. Toute une industrie du consulting, où des représentants de “communautés” se font payer pour approuver des scénarios, prospère désormais grâce au système de suspicion fictionelle. Raconter quoi et par qui ? Pour combien ?
Raconter
On peut se compter chanceux que Robin Aubert ne se soit pas trop pris les pieds dans les fleurs du tapis pour Tu ne sauras jamais. Le réalisateur, qui s’est visiblement inspiré de faits réels, prend des libertés qui lui permettent de raconter l’histoire de Paul (Martin Naud), un octogénaire en perte d’autonomie qui réside dans un CHSLD du Québec quand la pandémie frappe de plein fouet la colonie.
Il en ressort un film très lent où se multiplient les plans séquences qui parviennent à montrer l’isolement et la douleur de ce vieil homme dont le quotidien monotone n’est entrecoupé que par les plateaux repas servis froid et en retard, ou l’occasionnelle visite d’une improbable jeune bénévole (Sarah Keita). De fil en aiguille, on apprend que Paul est amoureux, et qu’il cherche sa douce dans le désastre pandémique. C’est dans ce petit éclair d’humanité que tient tout le film, et surtout toute sa vérité.
Fact checking
Parce que, si nous parlions vérité, il se passe un phénomène tout à fait étrange dans le film d’Aubert : à force d’imprécisions on arrive à montrer du plus vrai. C’est un adage connu, mais si la fiction rate le réel, sa force est de parfois le rater mieux.
Pour y avoir été, je peux vous pointer du doigt dix ou quinze inexactitudes ou impossibilités dans le film. Des lunettes protectrices au printemps 2020 ? Vous rêvez. Une bénévole du côté Covid ? Oubliez. Sortir les cadavres en plein milieu de la cour ? N’effrayez pas la viande avant qu’elle ne soit froide! Se promener en “zone chaude” sans gants ? J’ai sauté de mon siège… Les approximations sont nombreuses mais, d’approximation en approximation, la fiction arrive à créer sa propre vérité.
C’est là où le film d’Aubert parvient à réaliser quelque chose que je n’aurais pas crû possible. Le regard d’autrui porté sur ce que l’on a vécu a certainement un effet réparateur, c’est une confirmation que nous ne sommes pas fou et, comme il n’y a pas d’événement sans archive, c’est aussi une manière d’attester qu’il y a bel et bien eu événement. Mais nous ne sommes pas non plus dans une séance d’art-thérapie, et il y a plus que ça.
Deux forces
Deux forces s’affrontent dans le film : d’un côté la mort pandémique et tout l’appareil de répression qui l’accompagne, de l’autre l’amour de Paul pour sa compagne et son désir d’échapper au sort qui lui est réservé. Cette force vitale est celle qui a été trop peu nommée dans l’horreur de 2020. C’est comme si nous avions oublié que, pour vivre, il ne suffit pas de ne pas mourir.
Je me souviens, par exemple, de cette patiente encore lucide qui criait “je veux mourir, donnez-la moi, l’hostie de covid!”. Elle était enfermée dans sa chambre depuis presque trois mois. C’est un sort qu’on ne réserve même pas aux détenus des prisons à sécurité maximale. Nous étions ses tortionnaires pour essayer de la sauver d’une maladie qui la tuerait probablement de toute façon. Dans certains de mes cauchemars, je suis gardien de camp de concentration.
C’est ce qu’Aubert et Roy saisissent avec force. Vivre, ce n’est pas simplement ne pas mourir. Il arrive que le contrôle sanitaire crée plus de mal qu’il n’en épargne. L’amour de Paul cherche à lui échapper ou plutôt à exister malgré le mal.
Photos
Une des images fortes du film, ce sont les effets personnels qu’on met au bord de la route. C’est une liberté cinématographique. Quand quelqu’un mourait de la COVID, la chambre était condamnée et nous ne vidions pas tout de suite. Les meubles étaient redistribués si la famille n’en voulait pas. Souvent, il n’y avait pas de famille.
C’était la même chose pour les photos et les souvenirs que nous mettions dans de grands sacs poubelle. Dans le film, le tiroir de Paul est montré, on y voit un marteau, des rameaux, une vie se dessine à travers les babioles. Un archéologue qui s’y perdrait pourrait remonter le fil des artéfacts pour relier les points, reconstruire un parcours, une existence. Ce sont ces traces d’existences que nous devions parfois mettre dans des sacs poubelles.
Artéfact
L’artéfact occupe d’ailleurs une place importante dans le film. À la télé, le bulletin de nouvelles où il est question de la pandémie est vite zappé, s’enchaînent alors les extraits d’un documentaire animalier, d’une danse flamenco, d’un chanson des BBs… autant d’artéfacts d’une industrie culturelle désincarnée. Paul, de son côté, semble avoir une culture enracinée. Il écoute, par exemple, une cassette de chants d’oiseaux. La musique traditionnelle revient aussi à quelques reprises.
Tout se passe comme s’il y avait d’un côté le dispositif de merdification — nourriture dégueulasse, système dégueulasse, émissions dégueulasses — et de l’autre une existence incarnée, avec son territoire et son histoire. D’ailleurs, les photos d’enfants laissent entendre que Paul a aussi une famille, que nous ne voyons nulle part dans le film.
Aubert, qui a la décence de ne pas faire un film politique, touche quand même ici à un des nœuds du problème : notre société se débarrasse de ceux qu’elle juge indésirables. Les vieux, arrivés à la fin de leur vie utile dans l’unité de production qu’est la famille nucléaire, sont éjectés vers la périphérie des vies occupées des plus jeunes. Aucun système de santé, même le plus financé du monde, ne pourra jamais compenser pour ce manque fondamental de durabilité du lien humain.
Dignité
C’est là où l’amour de Paul vient triompher de ce monde de souffrances. Non pas parce qu’il se solde sur une victoire — il n’y en aura jamais vraiment, face à la mort —, mais parce que l’amour rend digne. Parlant dignité, le film s’est terminé sans que je ne bronche une seule fois, sauf quand je me suis levé (à cause des courbatures). Sur le coup, je me suis dit : tiens, c’était étrangement facile. Je suis parti lentement, et évidemment j’ai attendu d’être devant l’urinoir et son odeur de wintergreen pour éclater en sanglots.
Plus tard, j’ai appelé une amie pour lui parler du film. Elle a eu la patience de m’écouter lui parler des subtilités des Équipements de Protection Individuelle et de l’impossibilité de se promener sans gants en zone chaude. Elle ne l’a pas dit exactement comme ça, mais elle a dit quelque chose qui voulait dire : et puis, le film ? Ah, le film... L’horreur, l’horreur… et, à la fin, c’est l’amour qui sauve.
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Les informations sur le film de Robin Aubert sont disponibles ici.