Profs, un peu de nerf! (Vous en aurez besoin)
Le coup de pied au cul collégial du Père Duchesne
On fait circuler ces temps-ci, chez les collègues enseignants, un article ridicule du Journal de Montréal où il est question de la “liberté académique” qui serait mise à mal dans les établissements d’enseignement de la colonie. On cite pour exemple un étudiant qui se serait plaint de devoir lire un roman de Michel Jean en classe. Il est aussi question, dans l’article, d’un enseignant qui aurait été accusé de racisme par un étudiant après avoir affirmé en classe « que certains pays d’Afrique sont plus pauvres que ceux de l’Amérique du Nord »… Ces cas, cités dans le Journal, sont pourtant le pain et le beurre des profs depuis la nuit des temps. Je pourrais, d’ailleurs, vous donner douze exemples.
Il n’y a pas si longtemps, un étudiant est sorti de ma classe quand je présentais Macbeth parce que c’était trop violent. J’ai eu un étudiant qui s’est mis à me crier dessus parce que Rabelais “se moquait des Turcs”. Une étudiante a fait une crise à cause d’un extrait des Enfants du Sabbat d’Anne Hébert (classique). Un autre s’est exclamé que Querelle de Roberval de Kev Lambert était un “livre dégueulasse” et qu’il refusait de le lire pour des motifs religieux. Un étudiant, pas plus tard que cette semaine, me disait avoir déchiré L’Amélanchier de Jacques Ferron. J’en ai d’autres qui ont brûlé Notre-Dame-des-Fleurs de Jean Genet. Ça, ce sont juste les exemples auxquels je pense au coin d’une table, mais vous savez quoi ? Ces expériences font partie de ce qu’il y a de plus utile dans l’enseignement.
Le Père Duchesne est une infolettre de combat qui a toujours pourfendu l’obscurantisme et les crétins qui cherchent à tuer la beauté du monde mais, chers collègues qui se plaignent, je me dois de vous avertir, ça fera peut-être un peu mal : vous êtes des lavettes. Le métier d’enseignant est soumis à bien des vexations, par les temps qui courent, qui nous viennent des délires administratifs du complexe pédago-industriel et de la technocratie ambiante, qui règne en maître sur nos existences à coups de réunions, de “réussite”, de “compétences” et de “parcours de l’apprenant”, mais les étudiants qui rechignent parce qu’un livre leur déplaît, de grâce, n’en faites pas une affaire d’État. Vous avez un travail à faire, c’est d’enseigner, et je ne sais pas par quelle intervention du Saint-Esprit vous voudriez que ça se passe toujours sans friction.
Dans les dernières années j’ai enseigné Nègres Blancs d’Amérique de Pierre Vallières, le SCUM manifesto, le manifeste d’Unabomber… J’ai décortiqué des paroles antisémites de Freeze Corleone, j’ai parlé du conflit israélo-palestinien en classe, montré un film où Depardieu jouait, j’ai fait lire Jean Genet, des extraits de tout un tas de trucs à controverse et je suis toujours vivant pour en parler. Je sais aussi que je ne suis pas le seul, que plusieurs collègues n’hésitent pas à enseigner ou à analyser ce qui peut créer des résistances. Y a-t-il, parfois, des réticences et des conflits ? Bien sûr! C’est le principe. L’enseignement sans heurts n’existe pas, sauf s’il n’y a aucun enseignement. Vous devez contrôler ces heurts pour que personne ne se fasse trop mal, mais c’est justement tout ce travail d’explosions contrôlées qui permet l’apprentissage. Vous êtes une figure d’autorité à laquelle les étudiants peuvent parfois s’identifier ou avec laquelle ils peuvent entrer en conflit. On vous demande de jouer votre rôle. Notre société a une sale difficulté avec ces rôles. Nous vivons dans le règne du patron-ami, du parent-ami et du prof-ami, mais vous mettez souvent des notes à vos amis ? Un peu de nerf, citoyens!
Ne vous méprenez pas : je ne prends pas à la légère la question de la liberté académique. La censure administrative existe d’autant plus qu’on approche l’éducation aujourd’hui comme une marchandise qu’on offre à des clients et, si ça continue, cette censure deviendra un grave problème. J’ai vu circuler cette semaine une liste de mots bannis par les communications de l’Université du Texas à Austin. Des mots comme “diversité”, “équité”, “décoloniser”, “anti-raciste”, “LGBT” sont désormais à éviter sur le site web de l’institution — y compris dans les descriptifs de cours —, pour répondre à la demande de l’État du Texas d’en finir avec les politiques d’ÉDI. Regardez rapidement du côté de X et vous verrez des comptes comme Libs Of TikTok qui accusent certains profs de faire du “grooming” en enseignant “la théorie du genre”, vidéos à l’appui. Donald Trump promet, de son côté, des purges du système d’éducation pour en finir avec le “wokisme”. Vous auriez tort de vous croire à l’abri.
Il y a quelques années, j’enseignais un des Poèmes à Lou d’Apollinaire dans une classe de francisation quand une étudiante syrienne s’est mise à pleurer. Vu le contexte, c’était peut-être un mauvais choix de poème. “Si je mourais là-bas, sur le front de l'armée / Tu pleurerais un jour ô Lou ma bien-aimée”. Pour elle, la guerre n’était pas qu’une figure poétique. Pour Apollinaire non plus, ai-je dû lui expliquer. L’étudiante est venue me voir ensuite pour m’expliquer comment l’État Islamique était entré dans sa ville et avait forcé les profs à fermer l’école de sa fille.
La mère d’une amie me parlait lors d’un dîner, il n’y a pas si longtemps, de son enfance à Valparaiso au Chili et des scènes qu’elle avait vues au temps du coup d’État de Pinochet. Je crois que le sujet était la mort de Kissinger. Elle racontait avoir vu ces bateaux qu’on remplissait de profs, de syndicalistes, d’étudiants… Tout ce qui pouvait sembler de gauche était embarqué pour une ballade en mer. Puis, le bateau rentrait vide au port. Il faudrait faire attention à ne pas se croire “trop civilisés” pour ce genre de débordements. Je vous assure que nous sommes sur la ligne de tir, pris entre les deux mâchoires de la marchandisation des “compétences” et du fascisme ambiant. Alors, honnêtement, qu’un étudiant, quelque part, se soit plaint qu’on lui fasse lire du Michel Jean, pas besoin de citer Rabelais pour vous dire qu’on s’en torche.
L’autocensure est l’arme des démissionnaires, surtout quand personne encore ne vous menace. Avoir un peu de sang dans le corps ne vous ferait pas de mal. Enseigner était peut-être plus facile dans une société apaisée où vous ne risquiez pas du jour au lendemain de devenir, d’un bord comme de l’autre, l’ennemi de la nation. L’histoire finit tôt ou tard par reprendre sa marche et par rouvrir ses champs de bataille. Mauvaise nouvelle : vos classes en font partie. Hauts-les-cœurs, camarades, il faudra tenir bon.