Pourquoi François Legault devrait écouter de la drill italienne
Les enquêtes musicales du Père Duchesne
“Wallah” du chanteur italien Ghali est une chanson qui en dit long sur l’état actuel de la culture francophone. Alors que les fossoyeurs linguistiques et autres académiciens de part et d’autre de l’Atlantique s’inquiètent du franglais et du déclin du français, ils ne semblent pas s’être aperçus d’un fait désormais indéniable : le français est devenu une langue africaine.
Avec ses 140 millions de locuteurs, l’Afrique occupe de loin la place la plus importante dans la culture francophone, que ce soit numériquement ou culturellement, et plusieurs osent à peine aujourd’hui en mesurer le formidable impact. Un hit comme “Wallah”, qui entre-mêle français, italien et darija (la variété d’arabe parlée au Maghreb) montre la force d’une langue diasporique qui s’infiltre désormais partout dans l’espace culturel européen.
La trap italienne, dont est issu Ghali, est un des phénomènes musicaux les plus emballants des années vingt et participe de ce mouvement de circulation culturelle. Un peu comme les Italiens ont réussi par le passé à condenser le rock progressif dans les années 1970 et la musique électronique dans les années 1980, ces derniers ont réussi, une fois de plus, à distiller l’essence d’un style pour en faire une version plus radicale.
Ghali arrive à la fin d’une longue évolution pour donner un hit pop, en quelque sorte une version guimauve et accrocheuse, qui vient de la trap sans en être tout à fait. Pourtant, ses racines ancrées dans le réseau migratoire de ce genre musical, dont l’histoire passe d’Atlanta à Chicago, de Londres à New York, de New York à Paris, de Paris à Marrakech et de Marrakech à Milan.
Aujourd’hui, des artistes beaucoup plus radicaux (et beaucoup moins recommandables) comme Simba La Rue, Baby Gang ou Young Slash poussent à l’extrême la drill milanaise dans des œuvres d’art totales imbriquant musique et criminalité. De quoi effrayer le bourgeois, mais accrocher l’oreille de quiconque a la curiosité de découvrir ce style.
Brève histoire de la trap
La dernière décennie musicale a été marquée par la diffusion mondiale de la trap. Dérivée du “Dirty South”, la musique trap a été popularisée autour de 2011 par les succès de rappeurs d’Atlanta comme Gucci Mane ou T.I. avant d’atteindre le mainstream autour de 2015. C’est à ce moment que les producteurs de musique pop verront l’aubaine et incorporeront ce son dans des méga-hits, comme les chansons de Beyoncé, de Miley Cyrus ou de Cardi B. Aujourd’hui, difficile d’aller quelque part sans entendre les rythmes caractéristiques de ce genre, que ce soit à la radio ou dans les publicités.
En parallèle, un sous-genre, la drill, se développait dans le Sud de Chicago, en empruntant des rythmes similaires, à quelques détails près, mais en incorporant des thématiques encore plus violentes. Sorte de fille manquée du gangsta rap, la drill allait plus loin dans le crime que son illustre aïeule.
Les artistes de drill se distinguaient par leurs vidéos reprenant l’imaginaire des gangs de rue, montrant des armes et des rappeurs souvent masqués. À Montréal, les artistes de drill ont d’ailleurs fait l’actualité judiciaire à plusieurs reprises durant les dernières années. En comparaison de la drill, les rappeurs des années 1990 étaient des enfants de choeur. Ils gardaient du gangster surtout l’esthétique, un peu moins la pratique.
Distinguer le drill et le trap: un cours rapide
Les lecteurs du Père Duchesne qui sont au fait des évolutions de la musique contemporaine n’auront sans doute pas besoin de cette section mais, pour les autres, il me semble important de démêler un peu les choses quand il est question de drill et de trap.
L’histoire commence avec une invention plutôt calamiteuse, celle de la Roland TR-808, boîte à rythmes produite en masse entre 1980 et 1983. Cette machine devait, à l’origine, faire compétition à des équivalents plus chers comme la Linn LM-1. Contrairement à ses compétitrices, qui utilisaient des samplings d’instruments réels, la TR-808 se servait de sons entièrement électroniques.
C’est cette particularité qui va signer l’échec de la carrière officielle de la 808. Le son artificiel s’insérait mal dans la musique disco ou électro de l’époque. Seulement 12 000 unités furent vendues, et on brada les autres exemplaires. Après 1983, il était donc possible de trouver une 808 pour aussi peu que 100$ aux États-Unis, ce qui fit le bonheur des premiers artistes hip hop.
Si le rock a sa Fender Stratocaster, le rap a sa 808. Run DMC, LL Cool J, Public Enemy: les premiers grands noms du genre ont composé leurs hits sur cette machine. Au cours des années 1990, le rap East Coast se détournera toutefois en partie de l’utilisation de cet instrument emblématique au profit de samplings plus sophistiqués, plus “intellos”.
Ce n’est pas le cas dans le Sud, notamment à Atlanta, où la 808 continuera d’avoir beaucoup d’adeptes avant que ses sons soient intégrés à certains programmes informatiques. Elle constituera ainsi la base du Dirty South et de ce qui deviendra ensuite la trap.
Le “son” de 808 dans la trap se reconnaît aux basses caractéristiques (boum), aux coups de snare (tak) sur le troisième temps et aux trilles très rapide de hi-hat (le tikitikitikitik rapide de cymbales très aiguës). Ce sont ces trilles qui se reconnaissent en premier dans une chanson trap, comme par exemple dans “Gas And Mud” de Gucci Mane (notez le tikitikitik) :
La musique drill, quant à elle, va s’inspirer de ce son, mais avec des thématiques encore plus sombres. À la base, “trap” vient de “trap house”, un endroit où l’on vend du crack. À Chicago, le terme “drill” est utilisé pour dire qu’on a “percé” quelqu’un, généralement avec un projectile d’arme à feu.
Il y a donc un degré d’intensité supérieur, combiné à une déchéance plus grande dans l’éthos drill. Ces éléments vont se retrouver dans l’image donnée par des rappeurs qui mettent en scène leurs propres crimes (cet aspect autofictif est important, j’y reviendrai), mais aussi dans la rythmique plus trash. Il est possible de voir la différence avec une chanson comme “Love Sosa” de Chief Keef, emblématique du drill :
La thématique des deux vidéos permet de comprendre la différence d’intensité entre les deux genres. La vidéo de Chief Keef sent la misère jusque dans son ambiance enfumée.
Pour le son, c’est plus subtil. Vous remarquez, bien sûr, la basse profonde de la 808 et ses trilles de hi-hat, très similaires à la trap. Pourtant, la trille, ici, est hachurée par la syncope, elle est irrégulière. Le coup de “snare” est aussi irrégulier.
Alors que la trap tend à mettre systématiquement un accent au 3e temps, une chanson comme “Love Sosa” introduit le coup de snare alternativement sur le 3e et le 1er temps, ce qui donne une impression de vacillement. Un peu comme le pentamètre iambique shakespearien et sa jambe de bois, c’est un rythme boiteux, presque alcoolisé.
La mondialisation de la drill
La drill va connaître un succès tout particulier en-dehors des États-Unis après la parution de l’album I don’t like de Chief Keef en 2012. Cette musique va alors trouver une oreille attentive dans la scène Grime music du Royaume-Uni, qui incorporait déjà des rythmes similaires.
La structure musicale de la drill britannique va davantage s’inspirer de la musique électronique et de genres prisés par les locaux comme la jungle, le garage et le dancehall (d’influence jamaïcaine). Le résultat est une musique beaucoup plus complexe d’un point de vue rythmique, qui joue davantage encore des syncopes et des libertés rythmiques que la drill de Chicago. On note aussi l’absence de l’autotune, populaire depuis les origines “dirty south” de la trap. Un single comme “Lets Lurk” (2016) du groupe britannique 67 est symptomatique de ces innovations rythmiques et stylistiques :
Cette liberté va faire des émules aux États-Unis, où la scène New Yorkaise sera largement influencée par les sonorités “grime music” venues d’outre-Atlantique, en suivant les routes migratoires.
En effet, la drill originale naît dans les banlieues à prédominance afro-américaine de Chicago, mais la nouvelle vague, arrivée du Royaume-Uni, emprunte les réseaux mondiaux. C’est dans le terreau des immigrants Antillais, Africains et Sud-Américains de Brixton et des banlieues londoniennes que puisera la UK drill, et ces migrants de première ou deuxième génération ont souvent encore des contacts avec les diasporas, parfois jusqu’aux États-Unis.
Ces réseaux transatlantiques vont permettre à la UK drill de circuler plus rapidement et de devenir une musique proprement diasporique. On peut voir ces influences anglaises dans une chanson de Brooklyn drill comme “Pop Smoke” (2019) de Dior :
Dans cette vidéo, on ne reconnaît presque plus le hi-hat de la 808, qui prend résolument les sonorités spectrales de la jungle anglaise des années 1990-2000. Elle est syncopée, effacée, presque fantomatique. Nous sommes toujours dans la drill, mais la sophistication rythmique et sonore atteint un degré qu’elle n’avait pas à Chicago.
La trap italienne
D’arrivée un peu plus tardive, la drill italienne va bénéficier, elle aussi, des réseaux migratoires. C’est en banlieue de Milan que les premiers artistes de trap italienne vont faire leurs armes.
Le rap italien de la première heure s’inscrit surtout à la traine des tendances américaines et européennes. On peut ainsi voir dans l’album de Guè Pequeno Il ragazzo d’oro (2011) les premières influences trap italiennes, mais cette inspiration est sandwichée entre des styles de hip-hop plus classiques un peu hétéroclites et hors-sol.
Il faut attendre“Cioccolato” (2014) de l’Italo-Marocain Maruego pour avoir un premier hit véritablement trap :
Suivront en 2015 des disques de Sfera Ebbasta, Ghali et Tedua, qui vont incorporer des sonorités trap, mais sans toujours entrer totalement dans l’univers stylistique du genre.
C’est Sfera Ebbasta qui va amener le son italien vers quelque chose de différent, en mélangeant les influences Dirty South et la UK drill pour donner une couleur plus radicalement électronique, des accents latin trap et une voix plus modulée que dans le pendant anglais. La tendance va s’affirmer avec la popularité de ses albums et le pourrissement de la situation politique italienne.
Les aspects esthétiques de la trap italienne, qui se développent à travers les vidéoclips sont aussi particulièrement poussés en termes vestimentaires. Après tout, le cœur battant de cette mouvance est à Milan, capitale sartoriale s’il en est une. Dès 2016, un style vestimentaire plus genderfluid incorporant lunettes de femmes et vêtement griffés s’impose.
Ce genre va s’imposer dans l’espace public, et la trap italienne va devenir le genre le plus populaire de la péninsule. Des artistes comme Madame ou Chadia Rodriguez vont d’ailleurs marquer un pendant féminin (et quelque peu francophone) à un genre autrement très masculin :
En réaction à cette musique qui occupe de plus en plus de place dans l’espace public, une scène plus radicalement marquée par la criminalité va aussi voir le jour. Il faut cependant attendre 2020 pour que la drill italienne décolle vraiment avec “Louboutin” de Vale Pain :
La ligne “Sono italiano : spaghetti, mafia, mandolino” reste dans les annales, mais on remarque surtout la quasi disparition du son typique de la 808, la rytmique plus près de la Grime music et l’utilisation immodérée d’autotune.
Quand aux thèmes, difficile de faire plus crédible. Rondadosa, présent dans le clip, sera arrêté à plusieurs reprises, notamment pour avoir sauté sur le capot d’une voiture de police à San Sirio en 2020. La scène drill milanaise, comme celle du UK, sera sous le coup de multiples interdictions.
Drill contre fascisme
Cette particularité est d’autant plus grave dans une Italie qui glisse vers le fascisme depuis l’élection de Matteo Salvini en 2018. Les autorités vont d’ailleurs multiplier les prétextes pour interdire cette musique. Sfera Ebbasta sera accusé d’encourager la consommation de drogue, Rondadosa d’inciter à l’émeute, Baby Gang sera simplement interdit de concert…
C’est d’ailleurs ce qu’il y a de particulièrement réjouissant dans la drill italienne. Cette maxime devrait s’appliquer à tous les arts, et elle se vérifie à peu près dans tous les cas, mais : si la police n’essaye pas de vous arrêter, c’est que vous ne faites probablement rien d’important.
Il y a quelque chose de formidable dans le fait de voir des artistes totalement infréquentables faire peur aux gens de bonne mœurs tout en disant tout ce qui ne se dit pas à l’époque du “on ne peut plus rien dire”. Le drill est la conscience malheureuse de tous les musiciens ennuyeux qui versent dans le style “CalloutCore” (je ne cite pas de noms, mais vous avez une idée). C’est de la musique qui ne se fait pas, avec des paroles qui ne se disent pas, par des gens qu’il faudrait absolument déplateformer : de l’art.
La peur que suscite la drill dans l’imaginaire collectif est bien sûr liée aux activités criminelles de ses thuriféraires. Un des principes de ce genre musical est qu’il doit s’agir de vrais criminels qui chantent à propos de vrais crimes. Ce pacte autofictif est sujet à caution, mais de là dépend toute la relation du genre aux autorités et à ses fans.
Cette musique est d’autant plus effrayante dans l’Italie de Giorgia Meloni qu’elle vient jouer dans les fantasmes des pires racistes en montrant cette jeunesse immigrante criminalisée. Alors que les réseaux migratoires ont permis l’émergence d’une des tendances musicales les plus intéressantes des dernières décennies, ceux qui voudraient limiter l’immigration s’attaquent à la production culturelle qu’elle a créé.
François Legault et la drill
Une chose qui frappe, en écoutant la trap et la drill italienne, c’est à quel point l’usage du français est généralisé. Que ce soit les exemples plus pop comme Ghali ou Madame, ou les exemples plus radicaux comme Simba LaRue, Marracash ou Baby Gang, les migrants qui produisent cette musique ont, pour beaucoup, des racines francophones.
Un réseau transalpin entre Paris et Milan existe d’ailleurs, mais ce réseau passe surtout par la Méditerranée. On peut le constater avec une chanson comme celle du rappeur français MHL, qui fait une collaboration outre-Manche avec le rappeur anglais Whiz Kid sur fond de musique inspirée par… le coupé décalé ivoirien.
Les anciennes colonies ne viennent pas qu’hanter les métropoles, elles sont en train de donner le ton à la musique actuelle, et c’est ce qu’il y a sans doute d’effrayant pour les conservateurs dans la popularité de la trap et de la drill.
Des rappeurs italiens parlent fritalien et des rappeurs anglais parlent franglais parce que la langue française est devenue, avec l’Afrique, une génératrice culturelle qui va jusqu’à contaminer ses voisines. Jamais, que ce soit au temps de Louis XIV ou de Napoléon, cette langue n’a eu une influence aussi large, mais les déclinistes n’en ont pas fini de craindre pour son avenir.
Au Québec, une même peur habite les autorités. Sans compter les profs, qui tentent à tout prix de réprimer l’inventivité de leurs élèves, qui parfois mêlent anglais, français, arabe et créole haïtien, le gouvernement québécois ne cesse de multiplier les cris de détresse tout en adoptant une approche suicidaire en matière de politiques migratoires et linguistiques.
Alors que l’Ontario accueille le double d’immigrants, les francophones du Québec ne cessent de voir leur poids diminuer dans la fédération canadienne, tout en s’interdisant d’aller puiser dans un des bassins culturels les plus riches et les plus dynamiques du globe. Entre le mélonisme, qui réprime les concerts, et cette approche qui cherche à les empêcher d’exister, il n’y a pas une énorme différence. Il faudrait mettre un peu de hi-hat dans les oreilles de François Legault pour qu’il s’en rende compte, mais c’est sans doute peine perdue. Le déclin n’est pas toujours là où on le pense.
Plus j’y pense et plus je me dis qu’on pourrait écrire un essai à ce sujet Père Chose.
Wow. Juste wow.