Petit guide de ce qui est un cancel et de ce qui n'en est pas un
La pédagogie cancellatoire du Père Duchesne
Chaque fois que quelqu’un se ramasse dans les médias pour avoir fait le con, le Père Duchesne se tape une rétrospective. Récemment, par exemple, une pétition circulait pour ne pas que la nouvelle station de métro des Lilas soit nommée “Station Serge Gainsbourg”. Pour s’expliquer, les autrices de la pétition écrivaient :
Les violences envers les femmes et les tendances pédocriminelles voire incestueuses de Serge Gainsbourg (pour ne citer qu’elles) sont pourtant de notoriété publique, et nous sommes révolté.e.s que sa personne soit mise à l’honneur dans le métro de Paris.
Comme de fait, je n’ai pas pu m’empêcher de passer la semaine à réécouter en boucle “La Chanson de Prévert”. Ce morceau est à mon avis le plus grand chef-d’œuvre de Gainsbourg, dans un catalogue déjà bien rempli. Nommez les stations de métro comme vous le voulez, mais celle-là on ne pourra jamais lui enlever.
Cette semaine, par contre, je dois l’admettre, vous me la rendez difficile avec Frédéric Beigbeder. L’abruti s’est ramassé mis en examen pour une affaire de viol impliquant une jeune femme de 17 ans. Beigbeder s’est évidemment défendu des faits, qui auraient eu lieu à Pau. D’ailleurs, à ce sujet, un ami libraire m’écrivait que “[p]arfois c’est même pas l’intention, c’est la géographie”… Ne comptez tout de même pas sur moi pour lancer le club de lecture.
Et puis, bien sûr, Depardieu. Un reportage de l’émission Complément d’enquête diffusé cette semaine nous montrait le personnage dans toute sa splendeur grâce au montage, sur fond de musique sinistre, des images tirées d’un documentaire de Yann Moix en Corée du Nord. Je sais, je sais, l’agencement des mots-clés Yann Moix + Depardieu + Corée du Nord est déjà suffisamment saugrenu en lui-même (qui finance ça ?), mais l’acteur s’est surpassé sur celle-là avec de bonnes blagues bien graveleuses sur les petites écuyères nord-coréennes.
“Tout le monde savait, personne ne disait rien”
La descente aux enfers de Depardieu ne date cependant pas d’hier. Il aurait peut-être fallu allumer à “Vladimir Poutine” ou à la fois où il avait pissé dans une bouteille d’eau sur un vol intercontinental, mais il y a déjà un bail que cet épais a traversé le pont qui mène du “bon vivant” à la déchéance.
N’empêche, ce qui m’a le plus surpris, c’est les réactions des producteurs ou des gens du cinéma qui ont fait l’air surpris en prononçant la sentence urbi et orbi, ces hypocrites déclarant à l’unisson qu’ils ne travailleraient jamais plus avec le gros acteur. Rassurez-vous, la bonne conscience, chez ces gens-là, ne vient jamais quand personne ne regarde.
S’en est suivie une formidable pantalonnade, où les réseaux se sont prononcés sur la diffusion des films de Depardieu. Dans un acte sans précédent, on a même retiré séance tenante l’Ordre du Québec au comédien. Celle-là, mes amis, elle va le hanter, c’est certain. Comptez quand même sur moi pour revoir Le Dernier métro ou Danton. La filmographie Depardieu est tout de même un peu plus fournie que le catalogue Beigbeder.
On se souvient de Michael Jackson
Et puis bon, on se souvient quand tout le monde a fait semblant d’avoir l’air surpris en découvrant dans un documentaire d’HBO que Michael Jackson faisait plus que jouer à Peter Pan avec les enfants qu’il invitait dans son parc d’attractions. Ça a été le retrait immédiat de toutes les chansons des ondes, retrait qui a bien dû durer un bon deux semaines avant que tout le monde se souvienne que Thriller est un des albums pop les plus importants du 20e siècle, et probablement le meilleur interprété par un pédophile à ce jour.
Comme à chaque fois, il a fallu aussi se farcir le concert d’idiots qui vous citaient ces exemples pour dire que la “cancel culture n’existe pas”. Évidemment qu’elle n’existe pas si vous avez composé le plus grand album du 20e siècle ou réalisé Annie Hall, mais c’est se méprendre sur la nature de ce qu’est ou n’est pas la cancel culture.
Cancel et stratégie
À force d’en parler, les histoires tombent toutes seules dans ma boîte, mais les cas de cancellation les plus sordides se passent dans l’ombre. Ils arrivent dans les écoles secondaires, dans les scènes musicales, dans les entreprises… Il y a parfois même des morts.
La distinction n’est tout de même pas facile à faire entre un système de triangulation et d’ostracisme de masse alimenté par les réseaux sociaux et les scandales largement médiatisés parce que la logique existe sur un continuum. Il y a des éléments de cancel culture dans presque toutes les histoires mentionnées ci-haut.
Prenons le cas Gainsbourg où des féministes veulent empêcher qu’une station soit nommée en son honneur. D’un point de vue stratégique et politique, la prise de position a du sens. Je ne sais plus trop qui mentionnait qu’il n’y avait que 7 des 302 stations de métro parisien qui portent le nom de femmes, et qu’encore quelques-unes d’entre elles sont nommées conjointement, comme “Pierre et Marie Curie” ou “Barbès Rochechouart”.
C’est un peu la base de toutes bonnes négociations : si vous demandez la moitié, vous aurez le quart. Il en va de ce genre de demandes comme du slogan “Du fleuve à la mer”. Autant bien y aller maximaliste. Évidemment, elles perdront sur ce point, et il y aura sans aucun doute une station Gainsbourg aux Lilas, mais il y a fort à parier qu’il y aura un peu plus de noms de femmes dans les stations subséquentes. La toponymie a toujours été un champ de bataille. On ne peut “politiser” ce qui l’est déjà.
Cancel, cancel, dis-moi qui est la plus belle
La logique cancellatoire arrive quand la pression est mise sur le milieu pour se dissocier d’un individu, et il est difficile de dissocier l’individu de l’art. Je ne parle pas ici de l’adage idiot “séparer l’homme de l’œuvre”, mais bien de ce qu’il y a d’humain dans l’art.
Le jeu d’un acteur comme Depardieu est sans doute inséparable de ses excès. Depardieu était ce comédien qui n’apprenait pas ses lignes, chamboulait le plateau et mettait sa marque sur tout ce qu’il touchait. Ce type de jeu est symptomatique d’une époque, certes, mais il nait aussi d’une faille humaine. Anouk Grinberg l’expliquait cette semaine sur les ondes de France Inter, mais Bertrand Blier avait beaucoup contribué à encourager Depardieu à jouer le personnage des Valseuses en dehors de la scène.
On ne peut séparer l’acteur Depardieu de ses abus comme on ne peut pas séparer le Gainsbourg de “La chanson de Prévert” de celui, complètement ivre, qui dit “I want to fuck you” à Whitney Huston sur un plateau de télé. Demander de l’art qu’il choisisse l’un ou l’autre c’est nier les conflits internes et externes de l’expérience humaine. Attention, je ne dis pas ici que l’art justifie tout, mais plutôt qu’il est en lui-même ni bon ni mauvais, qu’il porte en lui les contradictions inhérentes au genre humain. Les gens ne sont jamais qu’une seule chose, ils ne se réduisent ni à leurs pires ni à leurs meilleurs moments.
Le cancel comme déshumanisation
Alors que la culture mainstream se met au cancel, on assiste à une évolution du discours féministe. C’était le cas sur un plateau, où une intervenante rappelait que le but était d’empêcher Depardieu de mettre sa main dans la culotte de ses collègues, pas de brûler ses films, mais on le voit aussi dans le discours théorique, de plus en plus opposé au féminisme carcéral.
Un livre comme Cher connard de Virginie Despentes est emblématique de cette tendance. Avant de mettre les féministes sur le billot comme de nouvelles inquisitrices, il faudrait aller lire Despentes. Sauver le monde passe par une reconnaissance commune de l’humanité des bourreaux et des victimes. “We will not cancel us”, écrivait Andrienne Maree Brown dans un élan d’optimisme militant.
Que Depardieu soit l’interprète génial de Cyrano et un violeur ne sont pas deux affirmations mutuellement exclusives. Tout regard n’est pas une célébration. Refuser de reconnaître l’humanité de l’art pour en faire un outil de propagande ne génèrera que de l’inhumain, et nous voyons aujourd’hui de toute façon comment cette logique se retourne contre ses autrices, alors que la droite reprend le dessus et n’hésite pas à canceller à son tour la parole militante.
Le star système génère, lui aussi, de l’inhumain. C’est, par essence, un système d’hypocrisie de masse, qui génère des images dont l’obscénité cache les aspérités. Depardieu, l’homme d’excès, en est un bon exemple. Il faudrait sortir de ce régime médiatique qui prétend à la transparence quand tout est simulacre et artifice, mais peut-être est-ce trop demander d’une culture de masse qui repose sur la logique des foules. Les producteurs et les diffuseurs ont largement profité de l’idole Depardieu. Les foules s’emportent, portent aux nues, fétichisent et sacrifient ensuite. Rien ne passionne autant une foule que de mettre à bas ses idoles.
Ce qu’une féministe comme Despentes arrive à voir, c’est que cette mise à bas qui touche aujourd’hui les “mauvais hommes” se portera tôt ou tard sur les plus faibles. Suivant la logique des foules, la fétichisation de la victime mènera inévitablement à son sacrifice. Voir l’humain à travers le monstrueux ne revient pas à réduire au silence ou à invisibiliser les victimes, au contraire, c’est une manière de défaire une dualité qui ne peut, à terme, que déshumaniser davantage l’un et l’autre.