Penser à Catherine Dorion au temps de la chasse
Haine, frissons, horreur, labeur dur et forcé du Père Duchesne
Ne m’en voulez pas trop si je n’ai pas bien suivi le scandale qui agite la colonie autour du dernier livre de Catherine Dorion. J’étais occupé à regarder un champ de maïs.
À ce qu’il paraît, l’ancienne députée de Québec Solidaire aurait publié un livre critique de ce qu’est devenu le parti de Gabriel Nadeau-Dubois. La réponse est venue de son ancien attaché de circonscription, Louis-Philippe Boulianne, qui l’a accusée de “s’[être] appuyée sur les épaules de notre parti pour se hisser elle-même plus haut” et de n’avoir “jamais porté le moindre intérêt à nos instances, incluant le comité de coordination de son propre comté”. Quoique la critique semble valable, Boulianne avoue lui-même avoir défendu les méthodes de Dorion quand il travaillait pour elle.
Pour ceux qui ne sont pas de la province, expliquons que Catherine Dorion était en quelque sorte la Anna Gabriel québécoise, cette députée catalane de la CUP qui avait fait parler d’elle à l’étranger pour ses t-shirts revendicateurs avant de devoir se réfugier en Suisse après le référendum avorté de 2017. Dorion n’avait peut-être pas l’adversité de la constitution espagnole devant elle, mais elle avait usé d’une esthétique similaire en cherchant à renouveler les formes du débat public, avec un succès plutôt mitigé. Elle a récolté le scandale et pas grand-chose d’autre avant de tirer sa révérence.
J’en ai parlé un peu avec son éditeur (à qui je dois un rapport de lecture depuis au moins quatre semaines), mais il avait l’air frappé par la brutalité avec laquelle le monde politique répondait au livre de Dorion... Si j’avais pu, je vous le dis, je serais resté devant mon champ de maïs.
Samedi matin, deux coyotes sont passés, un des deux s’est arrêté à quelques mètres de ma cache sans me voir. Il avait la taille d’un berger australien et son pelage, qui tirait sur le roux, avait déjà la touffeur de l’hiver. Dès qu’ils entendent les premiers coups de feu de la saison, les coyotes deviennent fous. Ils sortent en plein jour et patrouillent dans l’espoir de trouver les entrailles des chevreuils abandonnés par les chasseurs.
Devenir invisible
J’avais choisi la bordure du champ de maïs parce que les moissonneuses-batteuses s’activaient plus loin. Les deux autres chasseurs qui m’accompagnaient étaient dans la forêt à côté, l’un dans l’érablière, l’autre dans une cédrière. Les mâles se cachent souvent dans les champs durant l’été pour y manger et y dormir et j’avais espoir que la moisson en fasse fuir un jusque devant ma .270.
La chasse au chevreuil est un art de l’invisibilité. Tous les sens du chevreuil sont meilleurs que les nôtres. Il sent mieux, voit mieux le mouvement et entend mieux que nous. Il faut donc laver nos vêtements avec du savon sans odeur, les laisser à l’extérieur pour ne pas les imbiber d’odeur de cuisine, les enfiler dehors, entrer sur une cache soigneusement choisie d’après la direction du vent en pleine nuit sans faire trop craquer les branches ou le sol gelé, puis s’armer de patience.
En novembre, le matin est glacial. Dès que le soleil se lève, la température tombe. Aussi bien habillé qu’on soit, le froid finit par gagner sur nous à cause de l’immobilité. On utilise des chauffe-mains et des chauffe-pieds qu’on essaye de coincer dans ses gants ou dans ses bottes. Il y a quelque chose d’étonnamment prenant dans le devenir-invisible. Chaque craquement de doigt, chaque bruissement d’enveloppe retentit comme une catastrophe.
Saint-Glyphosate
Le territoire sur lequel je chasse est situé à quelques kilomètres du site Droulers-Tsiionhiakwatha, un village iroquoïen redécouvert par les archéologues. Aujourd’hui la région de Saint-Anicet et de Godmanchester est recouverte de champs de maïs. Elle l’était aussi, quoique différemment, avant l’arrivée des colons.
Les champs des Iroquoïens étaient sans doute plus modestes, mais plus beaux que les rangées droites taillées au GPS du maïs-grain moderne. On y cultivait les courges et les pois aussi bien que le blé d’Inde. Chez les Iroquois, qui sont en partie leurs descendants, la tradition était de planter toujours au moins un champ de plus pour nourrir les chevreuils. Les épis que je regardais étaient donc peut-être les descendants de ces nobles plantes, devenues aujourd’hui une variété portant un numéro et modifiée génétiquement pour résister au glyphosate.
Évidemment, on ne plante plus pour nourrir les chevreuils, mais surtout pour nourrir des vaches Holstein ou des cochons enfermés 24/7 dans de grands bâtiments gris. Cette année, on récolte un peu tard à cause des pluies. Il faut imaginer des hectares et des hectares de terres plates, plantées d’épis jaunis par l’automne… un paysage à la Fargo plus qu’à la Days Of Heaven.
Piketty et la logique du glyphosate
Le dernier livre de Thomas Piketty, qu’il publie avec sa femme Julia Cagé, dresse une “histoire du conflit politique” en France. Ce travail peut nous en apprendre sur Québec Solidaire et sur comment ce parti n’arrive pas à avancer dans le vote.
“Le conflit politique n’oppose pas le camp de la raison à celui de la déraison : aujourd'hui comme hier, il oppose des intérêts et des aspirations socio-économiques contradictoires”, écrivent Piketty et Cagé. Leur portrait “géoéconomique” du vote montre que la gauche française a surtout perdu du terrain dans les campagnes. C’est un problème qui existe au moins depuis Marx, mais la vie rurale et des petites villes est le grand absent du discours de gauche, qui s’adresse aujourd’hui principalement à ce que Piketty appelait dans Capital et idéologie la “gauche brahmane”, urbaine, scolarisée, employée dans le secteur public et tertiaire.
Au fond, Piketty et Cagé expliquent pourquoi Québec Solidaire ou LFI plafonnent autour de 15%. Le succès de l’extrême-droite en France, celui de Trump aux États-Unis et des conservateurs au Canada réside dans ces zones dévitalisées à qui l’on ne promet rien, sinon de survivre en recevant en prime le mépris des urbains.
L’agriculteur qui faisait son champ ce jour-là travaillait seul, conduisant lui-même tour à tour la moissonneuse-batteuse et le tracteur dont il remplissait la remorque de grains de maïs pour aller le porter ensuite au séchoir. Être agriculteur c’est travailler 80 heures semaines et devoir son âme à la financière agricole.
Les misérables
La ville la plus proche du lot, Huntingdon, a été frappée par le malheur en 2004 quand ses cinq usines textiles ont fermé le même jour. Depuis, la petite ville, prospère au début du 20e siècle, ne s’est jamais tout à fait remise. Huntingdon est ce qui ressemble le plus à la rust belt du Québec. Au centre-ville, le bâtiment O’Connor, un immeuble patrimonial du début du dernier siècle, gît abandonné. En face, l’ancien moulin textile est une masse grise échouée au bord de la rivière Châteauguay.
La députée de la région est Carole Mallette, de la Coalition Avenir Québec. Quarante pour cent de la population d’Huntingdon est anglophone. Ce ne sont pas les patrons d’usine du folklore québécois, mais les restants de race abandonnés là par les plus riches de leurs congénères, qui eux sont partis en Ontario dans le temps du Parti Québécois et des référendums. Le restaurant grec est placardé. Plus loin, à Sainte-Barbe, le seul magasin de chasse du coin est “fermé pour inventaire” depuis des mois.
Sur mon lot, situé à distance de marche de la frontière américaine, non loin de Trout River, où les miliciens canadiens ont arrêté les Fenians en 1870, j’avais croisé le voisin qui avait essayé de me vendre un de ses lapins, de me le tuer et de me le vider pour trente dollars. Il se promenait sur son terrain avec un téléphone filaire muni d’un très long fil parce qu’il était en prison à domicile et que son agent de probation pouvait l’appeler à tout moment. Il avait été pris, disait-il, pour avoir géré une serre de marijuana. “L’esti de Trudeau a pas eu sa cut”, qu’il m’avait expliqué. Le gars avec qui il faisait affaire pour la revente s’était fait prendre à vendre des amphétamines dans une école, et la police était remontée jusqu’à ses fournisseurs.
Suzanne
Pendant que je ne voyais rien sauf des coyotes, les deux autres chasseurs avaient passé la journée à regarder des biches se promener. Il y a un tirage pour chasser le biche, et je ne l’avais pas gagné. L’abattage du cerf de Virginie fonctionne un peu comme la députation de Québec Solidaire. Il faut idéalement qu’il soit paritaire.
Le deuxième jour, nous n’étions plus que deux, avec F. qui conduit toujours sa Subaru à une main en tenant une cigarette électronique dans l’autre. Il avait passé la veille à regarder une vieille biche que j’avais fini par appeler “Suzanne” parce que c’était un bon nom de boomer. On s’était dit qu’on tirerait sur la vieille Suzanne si aucun mâle ne se pointait. Le problème c’est que F. commençait à s’attacher. J’avais brisé la règle non-écrite qui stipule qu’on ne doit jamais donner un nom à ce qu’on s’apprête à tuer.
Je me souviens, quand je travaillais au CHSLD durant la COVID, qu’une infirmière avait pris soin de me raconter la vie d’une de ses patientes sur le point de mourir. Elle avait quelque chose à déverser, le traumatisme qu’elle était en train de vivre sans doute, de voir la moitié de son étage mourir d’un coup, mais je ne voulais pas savoir que la patiente avait travaillé dans une maison pour personne âgée un jour, ni qu’elle avait une fille quelque part. La patiente est partie dans un sac le lendemain ou le surlendemain, je ne me souviens plus. La cruauté du monde, c’est que la viande a toujours une histoire.
La biche Suzanne est arrivée le dimanche soir pour aller sur les pommes, F. a hésité, mais j’ai entendu le coup de feu claquer depuis mon champ de maïs. Elle est tombée nette dans ses traces. F. était un peu sonné par ce qu’il venait de faire, mais il y aurait du cuissot pour Noël.
Espaces lisses
Je lisais cet article récemment d’un architecte qui explique comment l’armée israélienne appuie sa doctrine militaire sur la French Theory. Entre autres, un officier expliquait comment les soldats utilisaient les concepts d’espace lisse et d’espace strié développés par Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux. Une opération comme celle à Gaza consiste, par exemple, à lisser l’espace.
Le AirBnB que nous avions loué à Ormstown était ce qu’il serait possible d’appeler un espace lisse, dans un quartier où on avait pris soin d’enlever chaque arbre. Le voisin d’en arrière possédait un grand manoir de plastique. Espace lisse. C’était visiblement un des rares riches du coin, mais rien de ce qu’il possédait ne semblait valoir quelque chose.
J’ai accroché dans les articles sur Catherine Dorion sur une phrase de Pierre Falardeau qu’elle citait : “On va toujours trop loin pour les gens qui ne vont nulle part”. Dorion a peut-être un peu de Falardeau en elle, même si on ne comprend pas trop où elle s’en va. Il n’aurait pas fallu non plus que Falardeau soit député. Espace strié.
En montant le chevreuil dans la remorque, j’ai levé les yeux vers le ciel pour voir la grosse croix d’argent d’Orion et Canis Major à son pied. Les étoiles perçaient du haut de leurs millénaires dans la nouvelle lune et j’en oubliais presque le ronronnement constant des séchoirs.
Nous venions de tuer un être vivant. C’était un moment solennel. C’était novembre, aussi, toujours une petite fin du monde, comme dans le “Chant d’automne” de Baudelaire: “Il me semble, bercé par ce choc monotone, / Qu’on cloue en grande hâte un cercueil quelque part”. Dans le ciel, j’ai vu apparaître une lumière, puis une deuxième, puis cinq, puis dix en file. Comme un cercueil, Starlink d’Elon Musk passait au-dessus de nos têtes.
*À noter que vous pouvez toujours directement répondre à cette infolettre. Je réponds à tout le monde.
À St-Étienne de Beauharnois, la nuit, les lumières rouges des éoliennes clignotent et réfléchissent malgré elles les Adirondacks. On dit que c’est bon pour la planète. Faites boucherie avec diligence. Les fesses, c’est vraiment le meilleur pour la fondue ;$
Je vous lis parfois pour pour m'indigner avec vous. Je vous lis aussi pour naviguer dans votre diagramme de Venn entre la politique, l'histoire, la socio et la philo. Je vous lis surtout pour déambuler le long d'un raisonnement qui se déroule en suivant une pensée et non pas une éruption émotive. Et il arrive, comme aujourd'hui, que je vous lise simplement pour le plaisir, comme quand je lis une historiette de Jacques Ferron. Merci.