Nous marchons vers les ténèbres
L'espoir obstiné du Père Duchesne face à la catastrophe ambiante
Ça y est, c’est reparti! Nous revoilà scotchés, ahuris, à regarder le déraillement de train qu’est devenue la politique américaine. Il s’est passé tellement de choses dans les dernières 72 heures que je ne saurais même pas par où commencer : une cérémonie ubuesque où on montrait des extraits de l’entraînement de Full Metal Jacket comme un exemple à suivre de l’armée du bon vieux temps, Trump qui danse avec Village People, des décrets à n’en plus finir, le salut nazi d’Elon Musk… Donnez-nous quatre ans de ce cirque, et je me désabonne de toutes les chaînes de streaming : plus besoin d’écran, le spectacle est désormais dans l’air, avec ce que certains à droite appellent le “vibe shift”, ou pour ainsi dire le “changement d’air”.
Le pire moment des derniers jours a sans doute été la cérémonie d’assermentation, à laquelle ont assisté les milliardaires du numérique, devenus les nouveaux lèche-bottes du régime. Revenez quinze ans en arrière, fin 2009, quand les Iraniens protestaient contre l’élection d’Ahmadinejad et que nous célébrions, les yeux pétillants, la “révolution Twitter”, cette formidable avancée communicationnelle qui permettrait la libération des peuples. Nous étions nombreux, à l’époque, à nous jeter dans les bras de Facebook et Twitter, porte-étendards des mouvements de justice sociale de l’ère Obama. Ça donnerait le “printemps arabe”, Occupy, les révoltes étudiantes au Québec, au Royaume-Uni, en Espagne et au Chili, Nuit Debout, et tutti quanti. 15 ans plus tard, les milliardaires ont changé de bord, et nous voilà bien avancés, isolés dans des bulles périphériques, boudés des algorithmes qui sont les véritables artisans du changement d’air.
Il fallait être bien naïfs pour croire en l’engagement social des milliardaires, vous me direz, mais l’échange semblait profitable à tous : on vous donne le spectacle, vous nous donnez la plateforme. Il fallait écouter Angela Nagle qui, déjà en 2017, nous mettait en garde dans Kill All Normies contre une alt-right qui contrôlait les mêmes codes, armés d’humour et de sens de la répartie. Nous les avons balayés du revers de la main, nous les avons appelés des “trolls”. Mauvaise nouvelle : les trolls, désormais, sont au pouvoir, et ils font le salut hitlérien à la tribune.
L’indignité démocrate
Dans le palmarès honteux des derniers jours, le président Joe Biden, qui nous met en garde contre le fascisme et l’oligarchie pour ensuite se pointer au thé protocolaire avec le nouveau dictateur, n’est pas loin d’avoir la palme. Vous n’appelez pas votre adversaire un “fasciste” pour ensuite prendre le thé avec lui et lui remettre tranquillement les clés de la Maison Blanche. Pire encore, le génocidaire Biden a montré le peu de considération qu’il avait pour la démocratie en signant des pardons présidentiels pour sa famille, à un moment où on accuse, justement, Trump de détourner la fonction présidentielle à des fins personnelles.
La catastrophe qu’est l’élection de Donald Trump ne devrait pas cacher l’état de déréliction morale dans laquelle s’est enfoncé le Parti Démocrate. C’est eux qui ont permis l’ascension des oligarques que sont devenus les Musk et les Zuckerberg, c’est aussi eux qui ont sauvé les banques, cautionné le massacre des habitants de Gaza, et donné les clés du pouvoir aux milliardaires de la tech. Si la démocratie américaine s’effondre aujourd’hui, ce n’est pas que l’œuvre des trumpistes, loin s’en faut.
La destruction des corps intermédiaires
Je l’écrivais dans une infolettre précédente, mais les déboires de la société américaine ne datent pas d’hier. Je citais Bowling Alone (2000) de Robert D. Putnam, et son étude sur le déclin des clubs de bowling aux États-Unis. Nos sociétés sont construites pour s’autodétruire : le temps libre s’étiole, nous avons cédé les espaces du commun au capital. L’Amérique était encore, dans les années 1980, constellée d’associations et de clubs divers, dans lesquels vous pouviez rencontrer un échantillon de la société. Ces corps intermédiaires ont été détruits par l’aménagement urbain déficient, les crises du logement, de la santé et du travail…
Oubliez votre bénévolat chez les scouts ou à la bibliothèque municipale si vous devez passer deux heures par jour dans un bouchon pour travailler 60h par semaine et payer l’hypothèque de votre maison en banlieue loin de tout. L’Amérique est peut-être la plus avancée dans cette destruction des espaces du commun, mais le monde entier est aux prises avec cette aliénation post-industrielle qui menace de devenir d’autant plus grave que la nature du travail se dématérialise pour servir les nouveaux seigneurs du data. Si nous ne faisons rien, le fascisme des nouveaux maîtres s’étendra partout, pas juste aux États-Unis.
Lumière du monde
Le plus beau moment des derniers jours est sans aucun doute l’intervention de l’évêque épiscopalienne de Washington, Mariann Budde. Devant le gratin trumpiste, cette femme courageuse a livré une homélie sur la peur de voir les migrants déportés et la miséricorde. Il faut avoir foi en l’humanité pour tenir tête au tyran devant son regard. C’est peut-être la force du christianisme, quand il n’est pas détourné par des abrutis, que de prendre le parti des opprimés, des laissés-pour-compte et des perdants de l’histoire. Ego sum lux mundi qui sequitur me non ambulat in tenebris. “Je suis la lumière du monde, qui me suit ne marchera point dans les ténèbres.” Nous aurons besoin d’une foi presque religieuse pour traverser la catastrophe qui s’annonce. Appelez-la Dieu, la nature, la providence, le progrès ou l’humanité, peu importe. Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat.
Ne vous laissez pas tromper par le spectacle. Le trumpisme fait tout pour nous garder en état de stupeur. Il faut apprendre à décrocher. Maintenant que nous savons que les technofascistes tiennent les fils de notre attention algorithmique, la résistance commence par respirer un autre air que celui que nous forcent à avaler nos nouveaux maîtres. Il faut sortir, travailler par cercles concentriques autour de nous-mêmes. Faites du ski de fond, du bowling, de la chorale, du yoga, de la boxe, apprenez à tricoter, à cuisiner pour vos amis... Le fascisme se nourrit de notre solitude. Les communautés qui demeurent vivantes seront celles qui pourront résister à l’horreur et à la bêtise.
Si on parle de la grande politique, le Canada peut encore résister démocratiquement à la vague en défaisant le caniche Poilièvre. La France n’est pas encore entièrement tombée à l’extrême-droite, malgré son gouvernement de collabos. Les Ukrainiens résistent encore à Poutine, les Palestiniens survivent à leurs tortionnaires. La justice viendra parce que le mal génère toujours ses propres contradictions. Tous les malheureux à qui l’on a promis la grandeur renouvelée de l’Amérique finiront bien par déchanter. La dystopie post-humaniste que nous prépare Silicon Valley ne peut que s’effondrer d’elle-même. D’ici-là, nous aurons à traverser les ténèbres, mais perdre espoir serait irresponsable. L’histoire n’a pas dit son dernier mot. Le monde a encore besoin de nous.
Comme souvent, super excellent, et encore plus, car le sujet l'exige. Chapeau.