En 2020, d’heureux optimistes nous ont fait la leçon sur la pandémie qui permettrait de retrouver enfin le temps de réfléchir et de communier avec la nature. Bien sûr, rien de tout ça ne s’est avéré, le virus ayant révélé davantage les inégalités, les divisions, l’envie, la petitesse vache et le mépris généralisé des vieux et des faibles dans ce qui reste de nos sociétés.
En 2022, d’incorrigibles enthousiastes en remettent une couche avec la guerre en Ukraine, qui serait l’occasion d’une grande « sobriété » énergétique capable peut-être d’infléchir la pente cataclysmique sur laquelle nous sommes engagés. Le Père Duchesne en est donc venu à la conclusion que, peu importe la catastrophe, un idiot, quelque part, vous dira que rien ne sera plus «comme avant» et que l’humanité en tirera enfin «sa leçon».
Humain, trop humain
S’il est bien une chose que nous pouvons conclure après des millénaires d’histoire, c’est que l’humain, lorsqu’il apprend sa leçon, l’oublie très certainement après une ou deux générations. C’est pour cette raison que la « dernière guerre », quand elle sombre dans l’oubli ou la gloire, laisse sa place à la suivante.
Une chose est donc à peu près certaine : cette guerre, comme les précédentes, laissera dans son sillage un monde assez semblable, en un peu pire. La preuve en est déjà dans la résignation timorée des Européens à la «sobriété» énergétique, tout aussitôt contrebalancée par une armée d’abrutis nord-américains heureux de vendre leur gaz et leur pétrole à prix d’or.
La catastrophe humaine et politique engendrée par le pétrofascisme de Vladimir Poutine devrait nous mettre en garde contre l’économie des combustibles fossiles, mais ce serait sans compter sur la résistance des alliés objectifs du poutinisme dans nos démocraties libérales.
L’atmosphère est un hyperobjet
Le meilleur exemple de ce nihilisme se retrouve dans la présente campagne à la chefferie du Parti Conservateur du Canada, où les aspirants à la gouvernance de la colonie (qui, rappelons-le, représente la troisième réserve de pétrole mondiale après l’Arabie Saoudite et le Vénézuéla) rivalisent d’inventivité pour montrer aux électeurs à quel point les pipelines leur tiennent à cœur. « Il ne faut pas attendre d’avoir soif pour construire le puits », disait d’ailleurs un de ces esprits pratiques.
De voir d’un côté avancer timidement les Européens vers des sources d’énergie sans émission carbone tandis que de l’autre côté de l’Atlantique des tristes sires canadiens sont prêts à ouvrir les vannes, quitte à boire leur propre pétrole, nous rappelle à quel point la petitesse d’esprit est fluide et visqueuse.
Ces vases communicants ne sont pas sans rappeler un concept développé par le philosophe Timothy Morton, celui d’hyperobjet, qui sert à désigner ces vastes espaces d’interaction du vivant qu’il faudrait apprendre à concevoir dans leurs interconnexions, l’atmosphère terrestre étant un exemple-clé de ceux-ci.
L’hyperobjet du poutinisme
S’il est logique de concevoir ainsi l’atmosphère comme un espace qui ne s’arrête ni aux frontières, ni aux mauvaises idées, le Père Duchesne est d’avis qu’il faut aussi considérer la bêtise politique comme un de ces hyperobjets caractérisés, d’après Morton, par leur non localisation et leur capacité de coller aux êtres.
Pour citer Slavoj Žižek dans son discours d’appui au parti de gauche slovène Levica : «[N]ous n’avons pas besoin de la Russie pour nous détruire. Nous y parviendrons bien nous-mêmes.» C’est pour cette raison que les conservateurs canadiens, comme leurs pendants républicains aux États-Unis, les Zemmouriens en France ou les Salvinistes en Italie, les Orbanistes hongrois ou les Bolsonaristes brésiliens, participent tous d’une même internationale nihiliste pour laquelle Poutine est un partenaire.
Le projet des Lumières, bien qu’incomplet, a laissé dans son sillage un éventail de droits et de principes auxquels il a souvent manqué une conscience de la lutte. Nous voyons aujourd’hui le peuple ukrainien en payer le prix, mais l’abandon auquel l’Ukraine fait face tire ses racines dans l’abandon des démocraties libérales au capitalisme apocalyptique.
Les hyperobjets sont par nature difficiles à délimiter, mais une chose est certaine c’est qu’ils ne sauraient se circonscrire à une manifestation locale. Même si les Ukrainiens parvenaient à couper la tête de l’hydre du poutinisme, ce sacrifice restera vain si les profiteurs de guerre outre-atlantique continuent de nourrir la logique qui l’a fait naitre.
Sans cette résolution à combattre activement l’hyperobjet qu’est devenu l’économie pétrolière et l’entropie qu’elle génère, toute résolution du conflit ne sera que partie remise. Il ne sert en rien d’avoir confiance en la nature humaine et en sa capacité de retenir des leçons ou d’épouser la «sobriété» sans se résoudre à raccourcir chez soi tous les semeurs de mort. D’ici-là, le miracle écologique n’aura pas lieu.