Musée National de l'Ennui et du Désespoir
Le Père Duchesne contre le Musée National de l'Histoire du Québec

Je suis tombé, récemment, sur un influenceur d’extrême-droite connu alors qu’il pique-niquait en famille. C’est drôle parce que j’avais justement passé quelques heures, la semaine précédente, à regarder les vidéos de cet agitateur pour me demander si ça valait bien la peine de vous parler de la faune ethnonationaliste locale et de ses penchants pour l’eugénisme et le racisme biologique. Plus habitué aux archives et aux livres, je me retrouvais cette fois nez à nez avec mon sujet d’étude, ne sachant trop si je devais me présenter et lui passer une carte d’affaires du Père Duchesne. J’avais décidé, ce jour-là, de sortir de la ville avec un ami et nos enfants respectifs pour profiter du soleil printanier. En voyant l’agitateur d’extrême-droite, j’étais bizarrement étonné que les nazis puissent, eux aussi, aimer le beau temps en famille et les parcs riverains.
Comme mon ami n’est pas du pays, je m’étais dit que de longer le fleuve jusqu’à Verchères serait une bonne idée, histoire de profiter des paysages. La route qui borde le Saint-Laurent traverse les anciennes seigneuries concédées à la fin du 17e siècle : Boucherville, Varennes, Verchères… Nous sommes quelque part entre la campagne et la banlieue : les abords du fleuve accueillent encore les vieilles maisons canadiennes entre lesquelles ont été construits des McMansions et des garages pour les SUV. D’ancien village en ancien village malmenés par l’urbanisme nord-américain, on aboutit à un parc où a été érigée une immense statue en l’honneur de Madeleine de Verchères. Cette statue, grandiloquente, disproportionnée et ridicule, montre la jeune Madeleine en train de résister face aux Iroquois. Elle tient un mousquet entre ses mains, son regard est résolument tourné vers le fleuve.
Ce chef d’œuvre de l’art pompier, signé Louis-Philippe Hébert, a été pour un temps le plus grand bronze du Canada. Il l’est peut-être encore. Je ne regarde pas souvent le palmarès des bronzes. Madeleine de Verchères est de ces héroïnes amplifiées par le roman national, une sorte de Jeanne d’Arc du pauvre que les nationalistes du tournant du 20e siècle ont voulu édifier en icône de la résistance du Canada français face à l’envahisseur. L’affaire c’est que Madeleine elle-même avait travaillé très fort à sa propre légende, réécrivant à plusieurs reprises certains passages de sa résistance face aux Iroquois. Je n’y avais pas pensé, mais c’était peut-être l’endroit idéal pour qu’un fasciste vienne y pique-niquer, comme en pèlerinage. Sous la statue, des scouts organisaient un lave-auto, et notre agitateur jouait avec son enfant en imitant un Mohawk enragé qui essayait de le manger.
Alors qu’il criait “Arrrh! Les Mohawks vont te manger!”, j’ai songé à intervenir pour lui signifier que le terme “Mohawk” venait des colonies de Nouvelle-Hollande et de Nouvelle-Angleterre et que son adoption en français était bien postérieure à la résistance de Madeleine, en 1692, mais qui étais-je pour m’immiscer dans ce moment d’amour paternel ? J’avoue aussi qu’il faisait peut-être trop beau pour ironiser à propos d’un épisode d’anthropophagie ordinaire. Dans Notre Maître le Passé (1944), le chanoine Lionel Groulx faisait l’éloge de Madeleine de Verchères en ces mots :
Magdelon — comme on l'appelle dans sa famille — est née de ce sang et dans cette atmosphère exaltante de bataille. Son enfance s'est nourrie de récits et d'exploits servis chauds, vivants, qui ont dû lui paraître aussi beaux que des chansons de geste.
Pas surprenant que les héritiers du chanoine en fassent un lieu de culte. À la descente du quai, des pêcheurs remontaient leur gros bateau. Alors que les enfants s’attroupaient autour du bass boat, un pêcheur a sorti un doré noir du vivier pour leur montrer. À ce moment, l’agitateur ethnonationaliste en a profité pour poursuivre l’éducation de sa progéniture en prenant des airs de dur et en disant à son fils : tu vois, après, tu lui coupes la tête et tu le mets sur le barbecue.
J’avoue avoir été plus choqué par la réplique que par la scène précédente. Je concevais bien qu’on puisse tuer un doré, j’en ai moi-même tué quelques uns dans ma vie, mais je ne concevais pas qu’on puisse imaginer le faire avec une technique aussi bête. Si vous souhaitez cuire le doré entier, mieux vaut le vider et garder la tête avant de le mettre sur le barbecue. La méthode préconisée par la plupart des pêcheurs est toutefois de lever les filets, de les fariner et de les cuire à la poêle.
Ce manque de connaissance des pratiques les plus élémentaires est un grand classique de la pensée conservatrice qui ne sait pas trop ce qu’elle veut conserver. Cette tendance forte consiste à poser plusieurs instances comme le peuple, la culture, la langue, la tradition, la race ou le sol sans jamais pour autant en détailler les pratiques. Ces catégories dévidées de leur contenu signifiant servent donc à projeter un désir de domination et de pureté, un peu comme notre agitateur, dans son délire survivaliste, projetait le fantasme de sa masculinité brutale sur un pauvre poisson. Cette illusion de force et de maîtrise est partout dans le vocabulaire conservateur, quitte à inventer les héros imaginaires de la nation pour qu’ils puissent servir d’écran sur lequel projeter un imaginaire inexistant dans le réel : une rétrotopie.
Conserver rien
Parlant rétrotopie, le Premier Ministre François Legault annonçait en grande pompe, le 26 avril dernier, la création d’un tout nouveau Musée National de l’Histoire du Québec (MNHQ). “Je souhaite que les Québécois, jeunes et moins jeunes, soient encore plus fiers d’être Québécois, qu’ils connaissent encore mieux l’histoire du Québec”, a déclaré le Premier Ministre. Comme vous le savez peut-être, l’étymologie grecque d’histoire, historia, signifie enquête. L’histoire est une méthode d’enquête qu’on peut maîtriser ou non, une manière d’interroger le passé, mais ce n’est certainement pas un objet qu’il est possible de “connaître mieux”, contrairement à la croyance populaire. La plupart des départements d’histoire vous l’apprendront à la première leçon ou à la deuxième (la première étant généralement dédiée à la présentation du plan de cours), ce qui laisse augurer le pire pour le pompeux Musée National de l’Histoire du Québec.
La nomination d’Éric Bédard, un historien plutôt marqué à droite, comme conseiller scientifique a attiré les suspicions de la communauté historienne. Il faut dire que les déclarations du Premier Ministre à l’effet que l’histoire de la nation commençait avec l’arrivée de Champlain en 1608 n’ont pas aidé. Le Bon Monsieur Legault et son sycophante Bédard se retrouvent donc face à une opposition considérable. Quelques lettres dans les journaux ont déjà été signées pour dénoncer le projet. Selon les propres mots de Bédard, qui a tenté de calmer le jeu : “Il s’agira de présenter l'histoire d’un peuple de langue et de culture française mais sans oublier que ce peuple a partagé un territoire avec des peuples autochtones et une minorité nationale”. L’histoire d’un peuple, voyez-vous, mais quel peuple ?
Musées et nationalismes
Le musée est une institution moderne qui tire sa source dans les cabinets de curiosités des 16e et 17e siècles. Ces collections privées des princes et des riches aristocrates sont progressivement devenues des collections nationales à mesure que s’érigeait l’État moderne. C’est le cas, par exemple, du cabinet de peintures du Louvre qui, le 10 août 1793, devient le Muséum central de la République. Cette première collection nationale ouverte au grand public est inaugurée un an jour pour jour après la prise du Palais des Tuileries, qui a précipité la chute de Louis XVI et de la monarchie constitutionnelle. est le premier type de collection à voir le jour. D’intenses débats ont lieu quant à la destruction éventuelle des tapisseries royales et d’autres artéfacts de la monarchie, mais on décide finalement de préserver les objets pour les offrir à la nation.
Comme l’explique l’historien Jürgen Osterhammel, le musée fait partie des institutions qui, à partir du 19e siècle, vont devenir des symboles forts de l’État et des empires à travers le monde. Ces institutions comme les bibliothèques publiques, les archives nationales, les opéras, les jardins botaniques et zoologiques remplacent progressivement les palais royaux dans le cœur des villes. L’architecture néoclassique, qui caractérise souvent ces bâtiments au 19e siècle est d’ailleurs emblématique de leur fonction nationale. Souvent ornés de chapiteaux et de colonnades grecques, les musées et autres institutions d’intérêt public deviennent des temples érigés à la nation, dont la fonction éducative suppose une unité politique du peuple. En effet, s’il ne sert à rien d’éduquer des sujets, il en va différemment de citoyens et de citoyennes. Le corps de la nation, qui n’est plus seulement le corps du roi, doit être, si possible en santé, instruit et cultivé.
Il ne s’agit pas pour autant d’une initiative populaire. Bien teinté de l’esprit des Lumières, le musée se veut tout de même être une vitrine contrôlée par le pouvoir et les experts. Si le peuple y est convié, c’est dans l’intention d’y faire son éducation. À partir de la fin du 18e siècle, on assiste à la naissance de différents types de musées. Le musée d’art est le premier genre de collection à voir le jour : la Galerie des Offices, par exemple, est ouverte au public en 1769 à Florence. Peu à peu commencent à s’ériger des musées d’histoire, le premier exemple de ce genre est le Musée des Monuments Français, ouvert au public en 1791. Comme l’explique Osterhammel :
Le musée d’histoire en tant que tel repose sur une compréhension nouvelle des “objets historiques”. Il ne s’agit pas seulement d’accumuler des vieilles choses, elles doivent avoir une signification qui se communique de manière spontanée à l’œil du public.
Un autre exemple de ce type est le British Museum qui, bien qu’inauguré en 1753, prendra un siècle avant d’incorporer une composante d’histoire nationale dans ses collections. Successivement cabinet de curiosités puis musée de la civilisation, cette institution aux aspirations universelles dépend du regard plénipotentiaire de l’Empire sur ses sujets. Très tôt, l’observation, l’archive et l’étude scientifiques des objets muséaux est liée à l’impérialisme et au colonialisme. Dès la fin du 15e siècle, en fait, les cours européennes font venir à elles des êtres humains, des animaux, des plantes et des trésors venus des colonies. L’organisation de ces collections en musées n’est qu’une étape supplémentaire dans l’implication générale des peuples dans l’entreprise d’expansion, de domination et d’extraction des souverains.
Communautés imaginées
Qu’est-ce qu’une nation ? Pour Ernest Renan, penseur du 19e siècle, c’était le “plébiscite de tous les jours”, mais cette idée va se raffiner avec les travaux historiques du 20e siècle, notamment ceux d’Ernest Gellner, de Benedict Anderson et d’Eric Hobsbawm. Pour Anderson, la nation est une communauté imaginée dont le principe unificateur est un récit porté par des institutions et des dispositifs de représentation comme les œuvres littéraires, les cartes géographiques ou les recensements. La littérature, premier véhicule des langues nationales avec l’invention de l’imprimerie, va ainsi jouer un rôle de premier plan dans la diffusion des imaginaires nationaux.
Les travaux d’Anderson vont permettre de critiquer de manière claire et concise les théories romantiques de l’“éveil national” selon lesquelles la nation serait une entité préexistante et organique qui se découvrirait à elle-même, un peu comme une chenille se transforme en papillon. Au contraire, pour Anderson, le nationalisme précède l’avènement de la nation. C’est un travail conscient d’uniformisation, de domination et de mise en récit des communautés d’un État. C’est d’ailleurs ce qu’avançait son prédécesseur Ernest Gellner quand il expliquait que l’avènement des nationalismes était lié à l’industrialisation et à la nécessité d’uniformiser la main d’œuvre grâce à une langue et à une culture commune. Après tout, une main d’œuvre avec un socle commun peut répondre plus facilement aux nécessités d’adaptation rapide du capitalisme industriel.
Pour un romantique comme Johann Gottfried von Herder, la nation était l’émanation d’un peuple qui s’exprimait par sa culture et sa littérature. Pour la plupart des historiens des 20e et 21e siècles, la nation est une création des nationalismes qui, en s’appuyant sur des institutions comme l’école ou les musées, travaillent à uniformiser le récit commun. Face à ces critiques, la muséologie a essayé de s’adapter en offrant un portrait plus éclaté et moins directif des collections ou en tentant, avec plus ou moins de succès, d’impliquer la population dans ses décisions. Facile, dès lors, de comprendre le désarroi de muséologues, d’historiens et d’historiennes qui ont passé les dernières décennies à critiquer le modèle du haut vers le bas de l’histoire nationale pour le voir revenir en force sous la botte du Bon Monsieur Legault et de son caniche Bédard.
En finir avec Champlain
L’élément le plus insultant, dans cette histoire, demeure la référence à 1608 comme moment de fondation de la nation québécoise. Au-delà de l’anachronisme évident, ce que cela suppose est un retour à la figure du Grand Homme et à l’histoire événementielle : une régression vers l’effacement du peuple sensé être raconté par ce musée. Dans son texte “La mémoire des vainqueurs”, publié dans les pages du Devoir, l’historien Marc-André Cyr dénonçait d’ailleurs à juste titre cette histoire “vue du haut”.
1608, vraiment ? Est-ce l’histoire de Samuel de Champlain, ce kleptocrate de la Compagnie des Cent-Associés, qui vous intéresse ? Le Canada du tournant du 17e siècle est pourtant plus riche avec ses Algonquins, ses Innus, ses Hurons, la chute de l’Iroquoisie Laurentienne, la montée en puissance de la ligue iroquoise… les pêcheurs Basques et Bretons qui traversent au péril de leur vie l’Atlantique pour trafiquer et pêcher sur les Grands Bancs… Qu’avons-nous à faire de Jacques Cartier ? L’histoire des Grands Hommes est une histoire sans peuple, une projection du désir des puissants d’être un jour illustres sur les masses anonymes broyées par la violence historique.
Il ne s’agit pas de verser dans une histoire débile et très canadian des “communautés” qui ont traversé le territoire. Cette dépolitisation sordide de l’histoire libérale présentée comme une succession de droits acquis au fil du temps par des communautés est, elle aussi, dénuée de toute ambition collective. Ce qu’on nous propose n’est cependant rien de moins que le retour à l’histoire groulxienne où s’enchaînent les statues de Champlain et de Madeleine de Verchères : une histoire bourgeoise où le peuple est éduqué par ses administrateurs.
Un musée d’histoire “nationale” devrait avoir le peuple en son centre, non pas le peuple fantasmagorique des conservateurs, objet de leurs désirs politiques et projection d’un état de nature sur une masse à contrôler, mais le peuple comme agent politique fait d’individualités, de communautés et d’intérêts en tension. Alors que les libéraux, avec leur décolonisation potache, vous parlent de communautés sans peuple et que les conservateurs vous parlent de peuple sans communautés, la véritable histoire sociale devrait être en mesure de ne pas effacer la diversité, la mondialité et les individualités tout en ne niant pas l’existence d’une communauté politique historiquement située.
Revenir à l’histoire des Grands Hommes c’est oublier tous ceux qui n’ont pas inscrit leur nom dans les livres. Le processus historique est une succession de gestes mineurs, d’inflexions, de tensions. Oubliez les grandes batailles, la “geste” ou les dates de fondations pompeuses. Nous avons tous et toutes le droit d’être racontés et de faire partie d’un récit qui nous appartient collectivement. C’est ce geste chaotique et hugolien vers l’histoire qui constitue un peuple. Nous ne sommes pas simplement des administrés, ce territoire a été produit par des hommes et des femmes qui sont succédés, l’ont habité, l’ont transformé et l’ont imaginé. Ce territoire a été façonné par des gens, leurs imaginaires et leurs pratiques, pas par des statues. Seule l’histoire qui vient d’en bas est en mesure de créer le commun.
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