Il devait y avoir trois ou quatre cents personnes, lundi dernier, qui attendaient au milieu du terrain de foot, lunettes en main. Un prof de sciences avait monté un télescope qui nous projetait une sorte d’image en négatif du soleil pour ne pas qu’on se brûle les yeux. Pour aider, c’était une journée d’une beauté spectaculaire, un avant-goût de l’été dans le printemps, avec un ciel clair à perte de vue.
Les éclipses solaires totales ne surviennent pas souvent. Les journaux, la télé et les réseaux sociaux n’avaient pas manqué de nous prévenir : la prochaine, à Montréal, serait pour 2205. Autant bien dire que c’était maintenant ou jamais pour tout le monde. Néanmoins, on n’en finissait plus de lire ou d’entendre des mises en garde par-ci, par-là, à propos des dangers de regarder directement le soleil. On avait même pris soin de fermer les écoles pour éviter que les enfants les plus stupides ne finissent aveugles. Autant bien dire que les “consignes de sécurité” avaient pris, pendant un moment, le dessus sur l’événement.
À ce sujet, un entrefilet avait capté mon attention. La nouvelle venait de la Sécurité publique : dans les prisons québécoises, il serait interdit de sortir dans la cour des établissements de détention pour voir l’éclipse. Les services correctionnels n’avaient pas envie de se taper les consignes, la surveillance et la distribution de lunettes. La solution était de demander aux détenus de regarder l’éclipse solaire totale à la télé.
J’ai repensé à cette humiliation au moment où le soleil s’est mis à baisser et que toutes les ombres ont pris une forme et une couleur étranges. La foule, excitée, regardait le soleil derrière ses lunettes. Une collègue, peu convaincue par l’hygiénisme ambiant, regardait par à-coups le soleil à l’œil nu. Après tout, que vaut une rétine sans liberté ? Puis, tout d’un coup, le vent froid s’est levé, il a fait nuit, et tout le monde s’est mis à crier.
Quelqu’un, à la blague, a déclaré : ce serait le moment parfait pour un sacrifice humain. Pour une fois qu’on ferait quelque chose ensemble, aurais-je dû répondre. Il y avait une énergie dans l’air qui puisait sa source dans les racines de l’humanité, une sorte de terreur et d’émerveillement ataviques devant la grandeur céleste. À quelques kilomètres de là à vol d’oiseau, les détenus de la prison de Cartierville devaient se demander ce qu’ils avaient bien pu faire pour mériter d’être privés d’éclipse. La ville, toute frétillante de printemps et d’excitation astronomique, devenait un grand amas de regards plantés vers le ciel. Pendant une minute et un peu plus, nous avions l’impression de faire partie d’une communauté.
Ceux du dessous
Dans une de ses dernières entrevues, l’écrivain Jean Genet, qui a bien connu les prisons, expliquait que la société britannique n’avait jamais été aussi démocratique que lorsqu’elle possédait son Empire colonial. Pour Genet, l’assujettissement de millions d’êtres humains permettait aux bourreaux de se sentir libres. Dans son premier roman, Notre-Dame-des-Fleurs (1944), l’auteur raconte, depuis sa cellule, la communauté des “tantes” de Montmartre. Divine, une trans légendaire de Pigalle, son amant et proxénète Mignon, un bel assassin surnommé Notre-Dame-des-Fleurs… les personnages qui traversent le roman sont des réprouvés de la bonne société.
Genet joue des pronoms avant même que ces questions se posent, mais le pronom le plus marquant de Notre-Dame-des-Fleurs n’est pas le “elles” des folles, mais bien le “vous” à qui s’adresse le roman. Vous les bourgeois, vous les gens biens, vous ceux qui lisent mes livres en voyeurs, comme si la bonne société avait besoin de regarder ceux du dessous pour se sentir libre. Genet pousse la logique plus loin à mesure que sa célébrité augmente. Il est alors de tous les combats, commence par dénoncer la France coloniale dans Les Nègres (1958), prend cause pour les ouvriers et les étudiants, se joint à la cause palestinienne et à celle des Black Panthers… Invité par ces derniers aux États-Unis, il prend d’ailleurs position pour la libération d’Angela Davis, une activiste qui deviendra plus tard la figure de proue du mouvement anti-carcéral. Pour Genet, la communauté du dessous ne connaît pas de frontières.
Dans Are Prisons Obsolete? (2004), Davis revient sur des années de militantisme anti-carcéral pour écrire une synthèse de son opposition à ce qu’elle nomme le “Complexe Carcéro-Industriel”. Pour elle, les prisons américaines n’ont rien à voir avec la logique du crime et du châtiment et adoptent plutôt une structure similaire à celle du complexe militaro-industriel, c’est-à-dire qu’elles ne servent pas simplement à traiter le crime, comme on traiterait un mal social, mais qu’elles génèrent du mal social au nom du profit. Plutôt que de chercher à traiter le crime, donc, le Complexe Carcéro-Industriel crée ses propres criminels pour pouvoir donner des contrats à toute une armée de sous-traitants et d’exploitants qui tirent profit des prisons.
Ce système d’humiliation et de soumission de masse a atteint son apogée avec les crimes des nazis durant l’holocauste. Dans The Zone Of Interest (2023) de Jonathan Glazer, un film qui a beaucoup fait parler de lui ces dernières mois, on entre dans la vie familiale du commandant du camp de concentration d’Auschwitz, Rudolf Höss. The Zone Of Interest montre comment la normalité se construit aux abords d’un des pires crimes contre l’humanité, dans ce que la femme d’Höss appellera son “paradis fleuri”. Les images du jardin seraient d’ailleurs magnifique si la trame sonore oppressante du film ne laissait pas entendre comme une rumeur incessante ce qui se trame de l’autre côté des barbelés.
Votre liberté sent la lavande
Parlant jardinage, une autre nouvelle est tombée plus tôt ce mois-ci, quand le magazine d’investigation israélo-palestinien +972 a publié un long reportage sur l’utilisation de l’intelligence artificielle par l’armée israélienne dans le présent conflit à Gaza. Les journalistes ont notamment révélé l’utilisation d’un logiciel nommé Lavander, qui permet d’automatiser la recherche d’individus ayant des liens avec le Hamas, grâce à différents paramètres déterminés par l’intelligence artificielle.
À la recherche de cibles, l’armée israélienne aurait amoindri le seuil de détection du logiciel jusqu’à ce que le robot en arrive à détecter plus de 35 000 cibles potentielles. L’Intelligence Artificielle aurait alors été couplée à un autre programme, Where’s Daddy?, qui permet de détecter quand un terroriste supposé rentre chez lui. À ce moment, un seuil acceptable de dommages collatéraux aurait été fixé à 10 pour 1 pour les simples soldats et à 100 pour 1 pour les haut-gradés. Autrement dit, le logiciel aurait déterminé comme acceptable de tuer 10 civils pour éliminer un individu vaguement lié au Hamas. Pire encore, le logiciel aurait eu un taux d’erreur de 10%, ce qui voulait dire que l’intelligence artificielle pouvait vous associer au Hamas si vous aviez des habitudes de vie ou des fréquentations similaires à celles d’un “terroriste”.
D’après les sources interviewées par +972, les ordres déterminés par l’intelligence artificielle auraient été approuvés ensuite par des humains, qui auraient passé moins de 30 secondes par dossier avant d’autoriser les frappes. Cette mécanique aurait été jugée plus optimale, plus efficace et surtout moins émotive par l’armée israélienne. De loin, cette solution ressemble à s’y méprendre au jardin de Madame Höss.
Lavander porte alors bien son nom. Après tout, ce qui a fait l’horreur suprême des crimes nazis n’est pas tant l’ampleur du massacre de 6 millions de personnes que le caractère méthodique de la solution finale à la question juive. Des génocides comme ceux du Congo de Léopold II ou de la Conquête des Amériques pourraient prétendre au titre de pires massacres de l’Histoire humaine, mais l’Holocauste occupe encore une place à part dans l’imaginaire à cause du caractère rationnel et méthodique de la planification des camps d’extermination.
Ce qui effraie dans les crimes nazis, c’est leur froide optimisation de la mort de masse. L’utilisation d’un logiciel d’intelligence artificielle qui permet l’optimisation des massacres de Palestiniens montre comment s’autonomise le complexe militaro-industriel israélien. À travers cette mécanique monstrueuse, nous entrevoyons le futur des conflits qui nous guettent. L’existence d’algorithmes qui autorisent le meurtre de familles entières est à comprendre comme une machine infernale qui s’emballe et permet à des sous-traitants et autres marchands d’armes de s’enrichir. Un peu comme l’imaginait Angela Davis avec les prisons, le complexe militaro-industriel génère son propre mal, crée la déshumanisation de masse sans autre horizon que le maintien des structures économiques en place.
Libération commune
C’est là où Jean Genet rejoint aussi The Zone Of Interest et Lavender, le jardinage des nazis est une beauté gagnée sur la mort ambiante, une liberté des bourreaux face à l’humanité éclipsée. La foule qui se pressait lundi dernier à Montréal avait quelque chose de magnifique, dans l’agitation de tous, jeunes et moins jeunes, touristes et locaux : c’était une communauté qui se retrouvait dans la force rituelle d’un événement astronomique, une sorte de moment de paganisme instinctif pour tous les êtres humains.
Sans doute René Girard a-t-il raison quand il explique que les communautés se forment dans le rituel sacrificiel. Peut-être avons-nous besoin qu’une “Sécurité publique” interdise à une partie, même infime, de la population d’assister à la cérémonie pour pouvoir en jouir pleinement. J’imagine que d’autres administrateurs teigneux de CHSLD ou d’hôpitaux psychiatriques auront agi de la sorte, de même que des petits gérants mesquins de commerces de détail ont dû interdire à leurs employés de sortir voir l’ombre de la lune passer devant le soleil. L’humiliation et la soumission des subalternes réconfortent les bourreaux dans leur légitimité.
Pourtant, dans l’État de New York, six détenus ont réussi à faire valoir leur droit de voir l’éclipse devant les tribunaux. D’après leurs avocats, l’interdiction de sortie violait leurs droits religieux en les coupant d’un événement aux résonances spirituelles fortes. Leur victoire a servi à tous les autres détenus, qui ont finalement pu voir l’éclipse dans les prisons de l’État. Cette brève victoire de l’humanité est sans doute une des plus belles de cette journée du 8 avril.
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Pour aller plus loin :
Lisez le scoop de +972 à propos du système Lavender et de l’utilisation de l’Intelligence Artificielle par Tsahal. [lien]
Lisez la lettre que le détenu Cesare Battisti adresse à Lundi AM.Vous trouverez son adresse dans l’article, si vous souhaitez lui écrire. [lien]
Nos amis de chez Jacobin publient un article sur l'industrie de surveillance israélienne et le danger qu’elle pose pour nos démocraties. [lien]
Dans The New Statesman, Gavin Jacobson revient sur The Zone Of Interest et l’horticulture des nazis. [lien]
La longue entrevue de la BBC avec Jean Genet est disponible sur YouTube. [lien]
J'ai eu le malheur de cliquer sur le lien du 972mag et lire...
Je trouve soudainement mes participations aux manifestations pour la Palestine bien dérisoires.
Je vais aller flatter mon chien.