Tell me about a complicated man. C’est par cette ligne que s’ouvre la traduction de l’Odyssée d’Emily Wilson. Ce choix audacieux a fait couler beaucoup d’encre à sa publication en 2017, ses détracteurs dénonçant une adaptation des classiques au goût du jour, une version “woke” du texte d’Homère.
Ces critiques en ont remis une couche cet automne avec la publication de son travail sur l’Iliade. Dans un article de Compact Mag, Valerie Stivers critiquait, par exemple, un avachissement de l’héroïsme grec au profit d’une adaptation péchant par anachronisme dans sa critique du patriarcat1. Dans The Atlantic, Graeme Wood reprochait à Wilson d’avoir voulu trop rapprocher le texte de nos contemporains, reniant par le fait même son étrangeté et sa barbarie2.
La lisibilité du texte de Wilson devenait donc, pour Wood, son principal défaut en ne parvenant pas à rendre la violence et la dureté du texte homérique. Si ces critiques visent sans doute en partie juste, je n’ai pas pu m’empêcher, en plongeant dans ces textes, d’y voir avant tout un travail prodigieux de rythme et de versification. L’Odyssée et L’Iliade d’Emily Wilson sonnent bien, c’est un exploit en soi. Même un poète que j’admire, Philippe Jaccottet, n’était pas parvenu à donner cette souplesse au texte.
Plus encore, la réflexion sur la masculinité et son rapport à l’héroïsme, qui habite le travail de Wilson, si elle n’était peut-être pas chez les Grecs, nous permet d’éclairer un certain rapport au monde et à ses complications.
Regardons, par exemple, le premier paragraphe de L’Odyssée de Wilson :
Tell me about a complicated man.
Muse, tell me how he wandered and was lost
when he had wrecked the holy town of Troy,
and where he went, and who he met, the pain
he suffered in the storms at sea, and how
he worked to save his life and bring his men
back home. He failed to keep them safe; poor fools,
they ate the Sun God’s cattle, and the god
kept them from home. Now goddess, child of Zeus,
tell the old story for our modern times.
Find the beginning.
J’ai des frissons à reproduire seulement la dernière ligne : “Find the beginning”. Ce début de l’histoire, l’ouverture du récit, se pose comme un retour aux origines, une recherche de l’archè de toute littérature. C’est fort, profond, poétiquement juste. En comparaison, la version Jaccottet ressemble à celle d’un romantique allemand qui aurait trop vu de films de guerre :
Ô Muse, conte-moi l’aventure de l’Inventif :
celui qui pilla Troie, qui pendant des années erra,
voyant beaucoup de villes, découvrant beaucoup d’usages,
souffrant beaucoup d’angoisses dans son âme sur la mer
pour défendre sa vie et le retour de ses marins
sans en pouvoir pourtant sauver un seul, quoi qu’il en eût :
par leur propre fureur ils furent perdus en effet,
ces enfants qui touchèrent aux troupeaux du dieu d’en Haut,
le Soleil qui leur prit le bonheur du retour…
À nous aussi, Fille de Zeus, conte un peu ces exploits!
Remarquez ici le vocabulaire : “erra” plutôt que “was lost”, “défendre sa vie” plutôt que “worked to save his life”, “conte un peu ces exploits” plutôt que “Find the beginning”… Jaccottet place tout de suite son texte sur l’acte du discours guerrier et d’un héroïsme plus classique.
Ma traduction préférée de L’Odyssée, avant celle de Wilson, restait, à ce jour, celle de Leconte de Lisle, publiée en 1868. Poète parnassien, Leconte de Lisle nous a notamment donné une réinvention des odes anacréontiques d’une grande beauté, mais il est plus connu, aujourd’hui, pour ses traductions. Dans sa version de L’Odyssée, le premier paragraphe va comme suit :
Dis-moi, Muse, cet homme subtil qui erra si longtemps,
après qu'il eut renversé la citadelle sacrée de Troie.
Et il vit les cités de peuples nombreux, et il connut leur esprit ;
et, dans son coeur, il endura beaucoup de maux, sur la mer,
pour sa propre vie et le retour de ses compagnons
Mais il ne les sauva point, contre son désir ;
et ils périrent par leur impiété, les insensés !
ayant mangé les boeufs de Hèlios Hypérionade.
Et ce dernier leur ravit l'heure du retour.
Dis-moi une partie de ces choses, Déesse, fille de Zeus.
Quand Jaccottet en appelle à l’inventivité, à l’intellect, Leconte de Lisle reprenait plutôt le thème très 19e siècle de la sensibilité. Ulysse est un “homme subtil”, un gentleman, ni tout à fait guerrier, ni tout à fait aventurier. Non seulement est-elle belle, la traduction du poète parnassien est plus proche de ce qu’est aujourd’hui le travail de Wilson.
Retour au texte grec
Inventif, subtil, compliqué… Qu’en est-il de la version grecque ? Dans le texte original, la phrase se lit comme suit :
ἄνδρα μοι ἔννεπε, μοῦσα, πολύτροπον, ὃς μάλα
Andra moi ennepe, mousa, polytropon, os mala
On pourrait traduire cette phrase littéralement par “Chante pour moi, Muse, l’homme aux mille tours, qui très”. Tout de suite il est possible de voir que la version Leconte de Lisle est la plus fidèle sur le plan de la versification. Plusieurs éléments permettent toutefois de voir comment Wilson ne déroge pas énormément de l’original. D’abord, le premier mot est ἄνδρα, Andra, soit “homme” à la forme accusative : c’est à dire “À propos de l’homme”.
La masculinité est donc un enjeu du texte homérique. Si les Grecs ne partageaient pas nos débats actuels quant à la nature du “patriarcat”, l’épopée met en scène, dès le début, la question du masculin. Qu’est-ce que c’est que d’être un homme ? Le héros grec n’a beau pas être un modèle à suivre au sens que le christianisme donnera au mot “héros”, avec ses vies de saints et autres beaux exemples à suivre, la masculinité est un enjeu placé au commencement du texte.
Vient ensuite le mot “πολύτροπον”, polytropon, de poly-, plusieurs, et -tropos, manières ou façons de vivre. Qu’un homme “polytropon” soit “compliqué” est un choix discutable. Il aurait été possible de voir, dans ce “πολύτροπον”, un homme aux mille façons ou un homme aux mille tours. C’est, après tout, la caractéristique première d’Ulysse dans le texte : il est rusé.
Complications
Mais pourquoi “compliqué” au lieu de “rusé” ? Wilson tombe ici dans une tendance contemporaine à s’interroger sur la nature de l’héroïsme antique. Déjà René Girard, dans La Violence et le Sacré, montrait que le héros homérique était habité par ce qu’il désignait par le terme grec “kudos” :
Quand la rivalité devient si aiguë qu’elle détruit ou disperse tous ses objets concrets, elle se prend elle-même pour objet, et cet objet c’est le kudos. On peut traduire kudos par gloire mais on perd alors, comme le note Benveniste, l’élément magico-religieux qui fait tout le prix de ce vocable. Dans le monde moderne, nous n’avons pas le mot mais nous avons la chose — il n’est personne qui n’ait observé les effets spirituels de la violence triomphante, dans l’érotisme, dans les conflits de toutes sortes, dans les sports, dans les jeux de hasard. La divinité chez les Grecs, n’est rien d’autre que cet effet de violence poussé à l’absolu3.
L’héroïsme antique rapproche donc des dieux, chez Girard, mais pas de façon nécessairement bénéfique. Alors que le saint chrétien s’approche de Dieu par des caractéristiques humaines “hautes”, le héros homérique s’approche des dieux par ses excès, ses épreuves… par ses complications.
Rien à voir donc avec des qualités propres au héros, l’héroïsme est affaire d’élection et de circonstances. Il est amusant de s’imaginer ce que serait le sort d’Ulysse aujourd’hui, face au moralisme d’Internet : le héros grec serait sans doute “déplateformé” pour des comportements “problématiques” comme avoir ghosté Calypso ou crevé l’œil du cyclope.
Blague à part, cette différence parodique montre bien le changement d’horizon d’attente par rapport à l’héroïsme. On attend aujourd’hui des héros qu’ils soient des modèles à suivre, alors qu’il faudrait être profondément idiot pour suivre le modèle d’un héros grec. Ce n’est pas l’enjeu. Les Grecs ne cherchaient pas de modèles humains, ils cherchaient plutôt à montrer comment la grandeur pouvait émerger des circonstances et comment la communauté pouvait s’unir autour de la traversée d’épreuves.
Dans cette logique, la violence ouvrait toujours une plaie dans la communauté. L’Iliade est le récit de cette violence, insensée de part et d’autre. À l’opposé, le héros hollywoodien est celui pour qui la violence est juste. C’est pour cette raison que George Lucas a fameusement corrigé son film pour éviter qu’Han Solo ne tire le premier : seule la violence légitime est héroïque pour nos contemporains quand chez les Grecs la violence ne pouvait qu’ouvrir le cercle des représailles.
C’est parce qu’il crève l’œil du Cyclope que Poséidon en veut à Ulysse. La violence, de part et d’autre, est sans raison. Elle n’a pas à être justifiée : la grandeur héroïque ne vient pas de son usage. Pour les Grecs, l’héroïsme vient de l’humanité qui parvient à traverser les épreuves posées par la colère divine, c’est avant tout, une affaire de complexité.
Le retour aux sources de Wilson, sa recherche du “début” de toute littérature est aussi un appel à ce qui s’est perdu dans le dédale de notre civilisation. Malgré leurs travers, les êtres humains doivent encore faire face aux complications qu’ils ont eux-mêmes engendrées. Loin de la pureté, l’héroïsme vient peut-être de cette façon de savoir traverser la tempête quand elle se présente.
À lire :
La critique de L’Iliade d’Emily Wilson dans Jacobin [lien]
Un entretien entre Emily Wilson et Madeline Miller sur LitHub [lien]
René Girard, La Violence et le Sacré, Paris, Arthème Fayard/Pluriel, 2016 [1972], p. 226.
Le héros grec: celui qui, s'étant égaré par-delà les limites de la socialité (dans la folie ou la violence, dans le monde chtonien ou étranger) relie à la Cité des territoires auparavant interdits. Son chemin (solitaire, dangereux, donc pas accessible au premier venu) passe outre aux limites du sacré (et du sacrifice), c'est pourquoi il est assimilé aux Dieux. Homme compliqué Indeed.
Vous voici encore là où je ne vous attendais pas ! Mon Père, votre éclectisme me surprend une fois de plus. Je n'ai pas relu l'Odyssée depuis 45 ans, et c'était en me tapant la version de Raison et Dufour (1935, chez Garnier) que j'ai découvert le héros "aux mille expédients". Version tellement déclamatoire, alambiquée, tortueuse ! Vous me donnez presque l'envie de m'y remettre avec celle de Leconte de Lisle !
PS : J'imagine que vous avez vu la très poétique série télévisée de Rossi avec Irène Pappas et Bekim Fehmiu ?