“Comment allez-vous ? Je suis fatigué.” Je ne compte plus les trucs, conseils ou astuces pour combattre la fatigue. Rien à faire. C’est un thème récurrent chez nos contemporains. Ce n’est pas vous, c’est le temps qu’il fait : nous vivons une époque fatiguée.
Dans son Histoire de la fatigue (2020), Georges Vigarello s’intéresse aux racines de cette grande fatigue. Il en découvre les traces au 17e siècle, avec la popularité du tabac et l’apparition des cafés à Londres et à Paris. La consommation d’excitants semble alors aller de pair avec une conceptualisation de la fatigue comme mal moral.
C’est chez les mystiques chrétiens qu’apparaît cette idée d’un affrontement de l’âme et de vents contraires, duquel le croyant ressortirait fatigué : c’est la fatigue du prophète et du saint, la moralité qui s’épuise à combattre le mal. Cet affrontement se sécularise progressivement dans l’imaginaire bourgeois et son temps mesuré.
Nietzsche, dans le Gai Savoir, dénonce d’ailleurs cette idéologie de la fatigue dans un 19e siècle déjà “fatigué de l’humanité”. Pour Nietzsche, la bourgeoisie du 19e siècle est coupable de renoncer à l’énergie vitale pour se complaire dans le nihilisme chic, un abattement des corps au profit de la hauteur morale. L’humain fatigué est celui qui refuse de se battre contre la petitesse du monde. La fatigue est le point d’honneur de ceux et celles qui ont renoncé.
Force est d’admettre qu’il y a un certain luxe dans la fatigue. Il est rare de voir un camionneur ou une serveuse “fatiguée”. Les gens qui travaillent de leurs mains et de leurs jambes connaissent, bien sûr, la fatigue, mais cette fatigue est d’une nature différente de celle des classes professionnelles et managériales. À la fatigue des corps s’est substituée une fatigue psychique et morale, la fatigue d’un précariat en mal de reconnaissance. Être fatigué est honorable, l’épuisement des forces est un signe de travail, d’une course constante à l’amélioration de soi. Le fatigué ou la fatiguée est quelqu’un qui, on le suppose, s’est efforcé.
L’origine latine du terme fatiguer, fatigare — faire crever un animal — laisse deviner une notion imprégnée par la médecine humorale. L’être fatigué, crevé, est celui qui se serait vidé de son essence. Pendant longtemps, cet épuisement des humeurs sert à expliquer la fatigue. L’individu exposé aux éléments ou éreinté par le travail est celui qui peut se dire “fatigué”. En ce sens, et pendant longtemps, la fatigue est toujours un travail du corps.
C’est le cas d’Ulysse, par exemple, qui dans L’Odyssée, ressort souvent transis de ses pérégrinations. Athéna le retrouve, comme le prophète Élie dans la Bible, endormi dans un bosquet après de dures épreuves. C’est d’ailleurs souvent le bain qui ravive le héros, les humeurs épuisées doivent alors retrouver leur substance dans l’environnement aqueux. Dans les Évangiles, Jésus de Nazareth n’est pas fatigué après ses 40 jours passés à affronter Satan dans le désert. Il a faim, raconte-t-on, mais il en ressort requinqué, prêt à recruter ses apôtres. Plus tard, le rabbin Jésus est pourtant fatigué quand il traverse la Judée à pied et qu’il rencontre une Samaritaine qui l’abreuve à la fontaine de Jacob. Encore une fois, la fatigue vient de l’épreuve, du voyage, et d’un épuisement des humeurs.
Fatigue et voyage
Les récits de pèlerinages des chrétiens sont nombreux à parler de fatigue à l’époque médiévale. C’est d’ailleurs déguisé en pèlerin que Tristan porte Iseut aux blanches mains, fatiguée de son long voyage. Avoir été éprouvé par la fatigue est alors une question essentiellement corporelle. Au 19e siècle, ces deux imaginaires vont se combiner : celui du voyage éreintant et celui d’une fatigue spirituelle, pour donner lieu à ce que nous connaissons aujourd’hui.
Le voyage n’a cependant plus trop à voir avec le pèlerinage. C’est parfois quelque chose d’initiatique, comme le seront les premiers balbutiements du tourisme ou de l’alpinisme, mais le voyage est aussi lié à l’industrie et au capitalisme. Les bourgeois du 19e siècle ressortent épuisés après un long voyage. Que ce soit un voyage d’affaires ou un voyage d’agrément, la fatigue vient alors d’un temps occupé.
La présence de fatigue est le gage d’un horaire bien rempli, utilisé aux loisirs ou à l’amélioration de soi, mais qui vient confirmer une certaine hauteur de caractère. Le statut du bourgeois, contrairement à l’aristocrate, n’est pas une affaire d’élection. L’imaginaire démocratique et républicain qui commence à se solidifier au fil du siècle impose peu à peu l’idée du mérite dans l’accès aux privilèges. Être riche et avoir du succès sont des activités de gens occupés et, on le suppose, méritants.
Agitation
Avec les évolutions de la science et la fin de la médecine humorale, la notion d’une volonté psychologique indépendante va émerger. Déjà chez le médecin Louis Francisque Lelut, au début du 19e siècle, l’effort est décrit comme “une volonté servie par des organes”. Le dépassement de soi serait donc un acte volontaire de domination organique dont la fatigue serait le corolaire. On serait fatigué, en somme, de s’être trop dépassé.
C’est d’ailleurs ce que dénonce Nietzsche dans son Gai Savoir quand il écrit : “[t]ous les épuisés maudissent le soleil : pour eux la valeur des arbres, c'est l’ombre”. Les épuisés sont ceux qui ont renoncé à l’exaltation dionysiaque du soleil, à la vitalité de l’arbre, pour se contenter de l’obscurité. Leur fatigue est alors une médaille, la preuve qu’il y a eu affrontement avec le monde, même s’il s’est soldé par la défaite.
La psychanalyse, à la fin du siècle, reprendra cette idée dans un modèle dynamique où la volonté n’est pas cette catégorie limpide et immuable des savants du Grand Siècle, mais une énergie libidinale susceptible de s’éparpiller. La fatigue serait alors épuisement des forces vitales, un peu comme Nietzsche voyait l’agitation comme un phénomène parallèle à la fatigue. Pour le philosophe, les gens sont fatigués parce qu’ils s’agitent, pas parce qu’ils s’épuisent. Le monde moderne leur demande de s’agiter, d’être partout à la fois, de tous les combats.
On peut aujourd’hui voir des traces de cette agitation dans des poèmes comme ceux de Rupi Kaur. L’agitation de la vie éternellement en ligne demande des prises de positions constantes dont l’aboutissement est le néant libidinal, une fatigue généralisée comme preuve du combat imaginaire et du renoncement subséquent.
Burnout
La notion de “burnout”, l’épuisement professionnel, est déjà évoquée par les psychiatres allemands comme faisant partie des Berufskrankheiten dans la première moitié du 19e siècle. Ces “maladies du travail” sont, avant toute chose, des maladies d’assureurs où il y a une partie lésée et une partie à qui réclamer dédommagement. C’est sans doute pour cette raison que le burnout ne touche la plupart du temps que les gens qui ont des assurances.
Le neurologue George Beard, en 1869, décrit d’ailleurs la neurasthénie ou “épuisement nerveux” comme une maladie “qui se rencontre fréquemment dans les milieux intellectuels et civilisés”. C’est en effet la maladie par excellence de la classe managériale et professionnelle, constituée des petites mains de la machine capitaliste les plus susceptibles d’être affectées par l’évolution constante des systèmes. Ceux qui travaillent de leurs mains n’ont pas ce luxe, tandis que ceux qui contrôlent les moyens de production ont un degré d’agentivité qui leur permet de ne pas seulement encaisser les bifurcation de l’offre et de la demande.
Une sous-catégorie d’épuisement professionnel appelée “teacher burnout” est d’ailleurs associée au métier d’enseignant, et serait liée, d’après certains travaux, aux demandes rapides d’adaptation de la part des profs. Le “teacher burnout” serait, en quelque sorte, un trouble d’adaptation spécifique aux enseignants qui doivent faire face, en plus du stress de la classe, à des demandes en flux constant : changements aux programmes, de la nature des cohortes étudiantes, des attentes de l’administration et des collègues…
Le système dans lequel nous vivons demande aux êtres humains une adaptation constante, et les métiers intermédiaires sont ceux qui portent le poids de l’articulation de ces changements : informaticiens qui doivent intégrer l’Intelligence Artificielle à leurs pratiques, communicants confrontés à la fin du journalisme et à la mutation des plateformes, infirmières forcées de subir réaménagements et réformes, petits gestionnaires mis sous pression… Les classes fatiguées sont celles qui sont dans l’entre-deux, forcées de subir les contrecoups des changements tout en assumant une part des responsabilités.
Déclassement et fatigue
À cela vient s’ajouter la mobilité descendante généralisée. L’accès à cette fameuse classe professionnelle et managériale est non seulement limité, il n’est plus le gage d’une sécurité ou du “niveau de vie” des décennies précédentes. La perspective du déclassement, toujours présente, rend donc la fatigue attrayante. Avoir perdu sans combattre est plus glorieux que d’être tombé au combat : “Comment allez-vous ? Je suis fatigué.”
Nous nous retrouvons donc avec une tempête parfaite. Les contraintes de l’hypermodernité ont mis nos existences sous la pression des mesures et des évaluations constantes, sous le joug d’un temps postindustriel qui ronge nos horaires jusque dans la nuit. Nous sommes tous au moins des micro-bureaucrates, pris dans l’administration perpétuelle de nos affaires, tandis que le grand œil nous regarde.
Partout on nous renvoie les images du succès : forme impeccable, voyages, luxe calme et volupté… Ce sont aussi les images de nos insuffisance et de nos échecs, d’un système qui nous dit que nous devrions nous améliorer plus pour réussir plus, suivre les “routines matinales” des grands de ce monde pour parvenir au succès éclatant, tandis que nous contemplons devant nous l’abysse du déclassement : propriété inaccessible, épicerie trop chère, merditude généralisée des relations humaines, solitude de la vie moderne essentiellement en ligne, amollissement des chairs et décrépitude inévitable du corps…
La fatigue s’installe donc entre les deux mâchoires de la course et du renoncement à la course. La fatigue est partout parce que le monde nous épuise et que le grand œil nous demande d’être épuisés pour faire partie de ce monde. Il ne faut pas trop dormir pour rester dans la lutte. Nous portons donc sur nous la marque de ce combat et de cette agitation parce que nous sommes des classes fatiguées.
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La lecture de ce texte s’est étrangement synchronisée avec le morceau de dead moon passant dans mes oreilles ce matin …
« Mechanical wires and hidden desires
Gets you so tired, realise you've been fired
Your Ambition, your position is lost
Your the hostage working for the new age
The force of unthinkers, the system dog
The concrete line, the sex-drive unit
The trenches of agony, yeah
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