Vous avez sans doute vu passer la “polémique” de la semaine dernière alors que le romancier Kevin Lambert, en lice pour le Goncourt, s’est fait reprendre par l’écrivain Nicolas Mathieu, pour avoir fait l’éloge des “lecteurs sensibles” dans une réplique, il est vrai, un brin sentencieuse.
Finalement, Lambert s’est repris le lendemain pour dire que cette lecture sensible n’était pas une assurance anti-cancel, mais bien une démarche que les romanciers réalistes font depuis un bail : se documenter. Après tout, Zola est bien descendu dans une mine avant d’écrire Germinal. C’est à croire que l’idiot du village à qui on doit le Goncourt 2018 était de mèche avec le Nouvel Attila pour vendre des livres. On l’a peut-être oublié à force de marcher sur des œufs, mais la polémique paie encore.
Lambert est d’ailleurs en train de devenir expert en la matière, malgré lui. Cet été, c’était la chroniqueuse du Journal de Montréal Sophie Durocher qui était sur son cas parce qu’il avait, selon elle, manqué de respect au père de la patrie, Notre Bon Monsieur Legault. On l’encourage, bien sûr, à continuer.
Vous avez dit “polémique” ?
Parlant polémique, la chroniqueuse du Journal de Montréal avait aussi dans son viseur le rappeur Freeze Corleone, l’hiver dernier, quand elle réclamait l’annulation de son concert à Montréal. Notre Jeanne d’Arc de la Liberté d’expression a bien réussi son coup, le concert a été annulé, et le méchant Corleone ne s’est pas produit. Il faut dire qu’en matière de polémique le rappeur fait passer ces histoires de lecture sensible pour des querelles d’amateurs.
On en veut pour preuve son nouvel album, L’Attaque des Clones, tout juste sorti ce 11 septembre, dont les paroles se situent quelque part entre Karl Lagerfeld après dix verres dans le nez et un collage dadaïste de Tristan Tzara. Corleone est un adepte du “bad art” qui s’ignore, mêlant les interventions du Roi Heenok, les théories du complot, les références aux jeux vidéos, au foot, à l’industrie du luxe et aux dessins animés japonais.
Il en sort une poétique du débris, comme le flow d’un streamer Twitch d’où émergent des lignes controversées comme : “Je baise leur lobby, seul contre tous comme CR7 vs la FIFA”, “Négro j’arrive dans l’rap jeu comme le vol 93 aux Twin Towers” ou “Si ça chauffe trop, j’me coffre au bled comme les nazis en Amérique du Sud”… Le tout est combiné à un beat lourd qui, sans être révolutionnaire, est à la fine pointe de l’eurodrill et de la trap d’outre-Atlantique.
Effrayer le bourgeois
Avant que vous ne lanciez la pierre au Père Duchesne pour sa défense des lignes antisémites de Corleone, je prierais de réfléchir deux minutes à ce qu’est le rap et à l’ethos du rappeur.
Depuis ses origines new yorkaises des années 1970, le rap s’est imposé à travers le monde comme un genre réaliste qui explore les zones sombres des modes de vie urbains et périurbains. Cet art “du dessous” s’est radicalisé une première fois à la fin des années 1980 avec l’apparition du gangsta rap, et une deuxième fois avec la vague trap/drill émanant du “dirty South” à partir des années 2010.
Nous en sommes donc à la version 3.0 d’un art dont les prémisses sont autant de montrer les choses “telles qu’elles sont” que d’“effrayer le bourgeois”. À ce titre, quelqu’un comme Freeze Corleone réussit admirablement ces deux missions.
L’antisémitisme des autres
La bourgeoisie n’a jamais eu trop de problèmes avec les nazis. On en veut pour preuve le succès des rééditions de Louis-Ferdinand Céline, du cinéma de Leni Riefenstahl ou l’omniprésence de théories comme celles de Martin Heidegger en philosophie et du SS-Hauptsturmführer Hans Robert Jauss en études littéraires.
S’il passe comme un “écart de jeunesse” chez les gens instruits, l’antisémitisme fait peur quand il vient des pauvres. Ce n’est pas qu’il n’est pas répandu. En Afrique, du Nord au Sud, nombreux sont les responsables politiques à avoir tiré la sonnette du “complot juif” pour tenter de se faire du capital politique sous le couvert de prendre parti dans le conflit israélo-palestinien.
Les diasporas n’ont pas été imperméables à cet opportunisme, d’autant plus que la théorie du complot est souvent le succédané de politique des déshérités. L’art réaliste d’un Freeze Corleone puise dans le discours social des misérables pour en sortir autre chose que des perles. C’est ce qui effraie, mais devrait-on blâmer le messager ? Le rap ne serait-il pas plutôt le canari dans la mine qui dévoile les conséquences du déficit démocratique qui pèse sur des sociétés de plus en plus inégalitaires ?
Encore, Corleone chante “Négro, dans mon parking, il m’faut des Rolls Royce et des Porsche d’époque”, vendant le rêve d’opulence comme une manière d’accéder à la bonne société. Les références à l’industrie du luxe comme Cartier, VVS, Patek Philippe ou Lamborghini s’élèvent comme les marchandises fétichisées dont parlait Marx dans le Capital, sans pour autant garantir un “statut” au rappeur.
De Germinal aux VVS
J’en reviens à Lambert et à Zola au fond de sa mine, mais l’auteur des Rougon-Macquart s’est lui-même fait reprocher le caractère pornographique de ses romans, à un point tel que les éditions anglaises sont encore à ce jour pour la plupart expurgées et censurées. Quelqu’un comme Freeze Corleone porte aujourd’hui l’odieux du réalisme, mais c’est aussi ce qui blesse chez Lambert quand il fait l’éloge d’une technique qui reviendrait à demander leur avis à ceux qui peuplent sa fiction.
Malgré ses coquetteries, références littéraires et longues phrases-hommages à Marie-Claire Blais, Que notre joie demeure de Kevin Lambert est un roman dont le sujet résonne tant avec les vers de Corleone qu’avec les romans de l’auteur du Ventre de Paris. Lambert montre la vie des hyper-riches à travers son personnage principal, une Rougon au féminin, “bien en vue dans le milieu des affaires montréalais”. Le hasard a voulu que l’intrigue tourne autour d’une polémique à propos de la construction d’un centre commercial. L’ironie a voulu que le scandale, dans le monde réel, ne soit pas la gentrification, l’inflation ou la condescendance des riches, mais qui a bien pu relire Kevin Lambert.
L'angle de réflexion sur le sujet est très pertinent! Merci pour le contenu!!..
Une partie de la polémique autour de Lambert vient de ce que l’éditeur Attila a utilisé le fait que le roman avait été relu par une lectrice sensible comme ARGUMENT DE VENTE dans sa pub. Autrement dit, le livre avait reçu une sorte d’imprimatur et on le faisait savoir haut et fort.