J’ai bien ri cette semaine en voyant passer une citation du rappeur J. Cole qui déclarait que l’album Get Rich Or Die Tryin’ de 50 cent était “le meilleur album de tous les temps”. Oubliez Kind Of Blue de Miles Davis, le White Album ou Dark Side Of The Moon, choix habituels des gens sans esprit, la plus grande œuvre depuis l’invention du phonographe serait, d’après Cole, celle d’un certain Curtis James Jackson III, alias 50 cent.
Le Père Duchesne n’a pas l’habitude de se fier aux palmarès, mais je dois dire que cette déclaration a fait ma semaine. Quand, au cœur du désespoir, je croyais perdre le fil de mes idées, il me suffisait de penser que quelqu’un, quelque part, avait déclaré, avec le plus grand sérieux du monde, qu’un album dans lequel les paroles “You fucking with me you fucking with a P.I.M.P.” étaient prononcées pouvait prétendre au titre de plus grand chef d’œuvre enregistré par le genre humain.
Je dois l’admettre, c’est le genre de déclaration à l’emporte-pièce avec laquelle je ne peux faire autrement que d’être d’accord. Pas nécessairement parce qu’il existe une telle chose qu’un “meilleur album de tous les temps”, mais à cause de la beauté du geste. Quelqu’un aurait dit Abbey Road ou n’importe quelle autre connerie similaire, je l’aurais certainement rossé et lancé dans le canal, mais 50 cent ? J’ai donc passé ma semaine à écouter le disque, et je dois dire que Get Rich Or Die Tryin’ est un immense album, même si je le détestais à sa sortie en 2003.
Par un étrange phénomène d’inversion, Get Rich Or Die Tryin’ est devenu excellent à cause de ce qui le rendait moyen à sa sortie. En 2003, le son de 50 cent n’avait rien de révolutionnaire. D’abord, c’était produit par Dr. Dre et Eminem, qui avaient déjà fait leurs marques, et dont on reconnaissait l’imprimatur. La version plus “club” du gangsta rap des années 1990 n’étonnait pas les oreilles du nouveau millénaire, Jackson n’avait pas non plus le meilleur flow en ville…
L’affaire c’est que ce caractère moyen, avec le passage du temps, fait paradoxalement de Get Rich And Die Tryin’ le meilleur condensé d’un genre et d’une époque. Il y a à la fois toutes les années 90 dans l’album, le son de Snoop et Dre comme le côté voyou de Notorious BIG et Tupac, mais aussi l’empreinte de ce qui viendrait ensuite avec le passage du rap de la culture parallèle au grand public. Ce qui pouvait ressembler à une œuvre accrocheuse, mais banale en 2003, est devenu rétrospectivement un disque emblématique.
Surfeurs du dimanche
J’écris ces lignes et le moi de 17 ans fronce les sourcils. À l’époque, j’étais enfin sorti de la phase punk rock de centre commercial qui avait malheureusement frappé une bonne partie des petites villes de l’Amérique. Dans l’Est du Québec, on écoutait les disques de Fat Wreck Chords et d’Epitaph. Il y avait un détaillant Quiksilver en ville, qui nous permettait de nous habiller en surfeurs ou en skateboardeurs toute l’année, au milieu des épinettes.
Même si l’hiver durait dix mois et que les vagues du Saint-Laurent faisaient vingt centimètres de haut, nous nous rêvions Californiens. Quiconque a déjà essayé de faire du skateboard dans une rue où l’on étend du gravier une bonne partie de l’année sait la part d’illusion qu’il y avait dans ce que nous souhaitions être un “mode de vie”.
J’essaye souvent d’expliquer à mes étudiants, dont la culture est plus syncrétique que la nôtre, ce que pouvaient être les sous-cultures du tournant du 20e siècle. À l’école secondaire, il y avait, par exemple, très clairement ceux qui écoutaient du hip-hop et ceux qui écoutaient du punk et, bien sûr, j’avais choisi le mauvais côté de l’Histoire : le punk rock des années 1990-2000 était une pâle copie du mouvement des années 1970-1980, une redite inutile et dévoyée. Oubliez les chansons de The Clash ou le radicalisme de GG Allin, le punk de NOFX, Lagwagon, Wizo ou Propagandhi était une mélasse plus ou moins supportable qui deviendrait bientôt un bras mort de l’histoire musicale, et dont il ne reste à peu près rien aujourd’hui si ce n’est qu’une vague trame sonore de teenage movies.
De notre promontoire, nous contemplions les amateurs de hip-hop comme des aberrations. Certains d’entre eux jouaient aux petits criminels tandis que nous nous contentions de vandalisme occasionnel. Il y avait dans le hip-hop un rapport à l’argent, aux femmes et à la criminalité qui ne passait pas chez les punks néoruraux. Et puis, le monde de ces rappeurs de région était tout aussi inventé. Si nous traînions la Californie dans la neige, eux, de leur côté, s’imaginaient le Bronx et les projects dans les rangs du Bas-du-Fleuve.
Classe
Le caractère largement imaginaire de nos divisions rend difficile une analyse trop catégorique, mais il y avait sans doute une séparation entre classes sociales dans nos choix musicaux. Je me souviens, par exemple, que le premier album de rap que j’aie vraiment écouté c’est Enter The Wu-Tang, chez un ami qui vivait dans une maison mobile.
Mes parents étaient des professionnels et nous ne vivions pas dans une maison mobile. Le rap et son imaginaire de la pauvreté et de la richesse résonnait peut-être moins parce que nous n’avions jamais été humiliés par l’argent. Le punk, lui, proposait de casser des choses. Au hip-hop, nous préférions la destruction cathartique et adolescente, qui s’incarnait dans les films d’ados et une émission comme Jackass.
D’ailleurs nos professeurs avaient une nette préférence pour ce côté rock. Ils mesuraient les pantalons, qui ne devaient pas être trop bas, comme aimaient les porter les “yos”. Dans les médias, le gangsta rap avait mauvaise presse, la guerre East Coast/West Coast encore fraîche dans les mémoires.
Se libérer
Mais j’étais déjà un peu ailleurs en février 2003, quand Get Rich Or Die Tryin’ est sorti. J’avais une copine qui aimait Neil Young, et j’avais eu le temps de me mettre à lire. Dostoïevski, Kafka, Camus, Zola… La musique aussi, c’était autre chose. Je jouais de la guitare. Il y avait le répertoire classique, le baroque, le jazz… J‘étais passé au travers des vinyles de mon père : King Crimson, Jethro Tull, Genesis, Bob Dylan, Leonard Cohen, Charles Mingus, Miles Davis, Chet Baker… J’y repense et il y a quelque chose de prodigieux dans la quantité de culture qu’on est en mesure d’ingérer entre 16 et 20 ans.
La phase punk plutôt derrière, en 2003, ce n’est pas 50 cent qui m’accroche. Il y a bien The Mars Volta, The Strokes, Wilco, les White Stripes en trame de fond, mais l’album qui me marque, en juin de cette année-là, c’est Hail to The Thief de Radiohead. Je n’avais rien écouté de la jungle britannique (l’album Rounds de Four Tet, je l’écouterais plus tard, pas à sa sortie en 2003), et Hail To The Thief sonnait comme rien de ce que je connaissais : mélange d’électro, de rock, de bruits… Rétrospectivement, l’album était beaucoup moins révolutionnaire que je ne le pensais.
À l’après-bal, évidemment, on a dû faire jouer 50 cent, et pas Radiohead, mais je n’ai pas trop porté attention. 50 cent, Beyoncé, Jay Z, Eminem… tout ça c’était la musique de fond, un peu comme les gros hits québécois cette année là étaient “Changer” de la comédie musicale Don Juan et “Ce n’est qu’un début” de l’émission Star Académie.
Enduring freedom
Le 15 mars 2003, nous étions quelques dizaines de milliers devant le consulat américain à Québec pour protester contre la guerre en Irak. À Montréal, ils étaient 200 000. Ce n’était pas ma première manifestation. En avril 2001, mon père m’avait amené avec lui au Sommet des Amériques. J’avais 15 ans, et j’avais goûté pour la première fois aux gaz lacrymogènes.
Il y avait d’ailleurs eu cette chanson sur une des compilations de Fat Wreck Chords, “Seattle Was Riot”, sur le sommet de Seattle. Seattle, Gênes, Davos, Québec… les Sommets s’enchaînaient, les mobilisations devenaient toujours plus grandes. Je repense à cette époque et je me demande souvent si c’était un rêve : José Bové, le Sous-Commandant Marcos, Manu Chao… Tout ça fusionne dans une sorte d’imaginaire altermondialiste général (“Une autre mondialisation est possible!”), et s’effondre brusquement en septembre 2001.
Après, ou bien nous sommes passés dans un autre siècle, ou bien le 20e s’est étiré. Les guerres de Bush étaient ce qu’il y avait de pire dans notre univers, mais elles passaient comme une rumeur au loin : quelque chose que Don Cherry, l’animateur de Hockey Night In Canada, nous rappelait épisodiquement en nous rappelant, avant les matchs, les noms de chaque soldat tombé en Afghanistan.
L’avenir
C’est étrange, l’embranchement qu’a pris le monde en 2003. Musicalement, c’est la montée en puissance du indie rock, surtout à Montréal. Il y a toute cette vague garage avec les Datsuns, Jet, les Strokes… Partout, on entend les White Stripes. En 2004, je me retrouve aux Eurockéennes à Belfort et les têtes d’affiche sont les Pixies et PJ Harvey. Franz Ferdinand fait un tabac. Je ne me souviens pas avoir vu une foule aussi exaltée, mais où est Franz Ferdinand aujourd’hui ? Pas l’archiduc, le band. C’est comme si j’avais pris un chemin, et que le monde en avait pris un autre. Je crois que nous sommes beaucoup à avoir cette impression.
Il y avait une effervescence étrange à atteindre 18 ans, le pic de l’acquisition culturelle, en même temps qu’arrivait l’Internet haute vitesse. Nous avions nos iPods remplis de mp3 à ras-bord. Nous avions l’impression de refaire le monde dans des forums et des blogues. Le succès se comptait en décimales sur Pitchfork. Pendant ce temps, à la radio, dans les clubs, ce qui tournait en boucle c’était les descendants de Get Rich Or Die Tryin’. Avec Jay-Z, Kanye West, Drake, Kendrick Lamar, le hip-hop sortait de son exil gangsta et devenait le genre le plus écouté à travers le monde.
J’imagine que c’est ce que 50 cent avait compris et que nous n’avions pas compris. Nous le trouvions ridicule, sans son chandail, à vouloir jouer les durs à cuir et montrer ses chaînes en or. Tout l’album transpirait cet ethos un peu surfait du criminel non repenti. Tout, chez lui, semblait surfait et ridicule, inauthentique par rapport à ce que nous attendions du monde, mais le monde, lui, prendrait finalement sa direction, et pas la nôtre.
N’hésitez pas à m’écrire si vous avez des anecdotes à propos de l’histoire culturelle du tournant du millénaire. Je reçois vos messages si vous répondez directement à l’infolettre.
Salut,
Je suis ton blog depuis quelques temps et, comme pour une ligne ouverte, je tiens à te remercier pour ton bon programme.
Le rapport que tu décris à la musique est assez similaire au mien. C'est quand même comique de constater à quel point j'ai pu être longtemps convaincu d'avoir un regard original sur le monde alors que je ne suis, en bonne partie, qu'un produit de mon époque (et de ma classe, genre, etc.). J'ai gravité autour du punk rock à partir de 14-15 ans, âge où j'ai acheté ma première guit et où j'ai parti mon premier band. Les compils de Fat Wreck ont participé à mon identité, je suis devenu végétarien après avoir vu Propagandhi (qui, contrairement à ce que tu avances, conserves sa pertinence pour moi) au Spectrum, j'ai passé un nombre incalculable de fins de semaines au Underworld pour voir des shows, découvrir des fanzines et faire mon éducation politique avec des Food not Bombs et autres patentes. C'est cette culture qui m'a amené à porter un masque à gaz à Québec en 2001, me confronter au code Morin dans des assemblées étudiantes puis syndicales, manger des coups, en donner, faire des trucs le fun, d'autres moins glorieux.
J'ai aussi eu un regard méprisant sur la culture hip hop. Drôle de voir que mon plus jeune de 13 ans, en pleine découverte musico-identitaire, ne jure que par le sampling. Grâce à lui, j'apprends tout un pan d'une histoire qui s'est joué dans mon dos. C'est souvent magique, mais ça me permet auss de voir à quel point j'ai pu être bête souvent.
Tout ça pour dire que je suis très sensible à ton propos quand tu présentes le 11 septembre comme un moment de bascule. Vrai que toute une culture de la contestation s'est perdue dans les mois qui ont suivi. Vrai aussi qu'une majorité de jeunes ont opté pour une musique plus RnB, Hip Hop ou juste pop. Dans le mouvement, la lutte des classes s'est diluée au profit des combats qu'on connait aujourd'hui (identités, racisme, sexisme - c'était des thématiques qu'on voyait dans le punk à roulette aussi, cela dit).
Je me perds un peu dans mes phrases, mais je voulais en venir à l'idée que dans le passage du rock au beatmaking, c'est la manière de produire la musique qui s'est complètement transformée. J'ai appris à jouer avec des amis. Du bruit de sous-sol qui condamnait ma maison au complet. Aujourd'hui, mon fils fait des beats tout seul avec son ordi. Il apprend plein de trucs sur youtube, des affaires fascinantes, mais il fait essentiellement ça seul, dans une maison qui garde son rythme normal, parce que le bruit est contrôlé, souvent gardé dans la confidentialité d'un casque d'écoute. Ça me fait penser à Maurice Halbwachs pour qui la mémoire est collective et qui raconte que Beethoven est plus lié que jamais à la communauté quand il est rendu sourd, parce que sa mémoire musicale le rattache aux gens qui lui ont appris. C'est beau quand Halbwachs le dit, mais je me questionne sur le type de rapport au collectif que développent mes enfants quand ils traversent tant d'étapes fondamentales de leur vie en ligne (là aussi, je ressemble aux gens de mon milieu).
Je retourne à mes affaires, je dois justement jouer de la musique avec un ami dans son garage.
Bonne journée!
Sexy!